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Contributions
#23
Le philosophe, l’architecte et la cité
RÉSUMÉ > Le Rennes de l’enfance de Paul Ricœur apparaît comme une ville idéale où tout est relié. La crise du politique - qui est aussi crise de la ville - nous éloigne de ce modèle. D’où l’importance de l’urbaniste et de l’architecte à qui il revient « de renouer les fils brisés de la vie dans la cité ». Mais il y va aussi de la responsabilité du politique, et plus largement du citoyen. À chacun il incombe de porter attention à la fragilité de la ville pour faire en sorte que le monde soit « habitable ».

     Dans un entretien publié par Le Monde en 1991, Paul Ricœur déclarait: « la cité est fondamentalement périssable ; sa survie dépend de nous » ; et il décrivait la « crise du politique », dont il établissait précisément le diagnostic. Il ne faut pas séparer cependant les deux sens qu’a pour nous le mot cité: d’un côté, la communauté politique avec toutes les institutions qui la fondent et lui donnent la forme d’un État; de l’autre, la ville. Les deux choses se confondaient pour les anciens Grecs, dont les États n’excédaient pas, il est vrai, trente mille ou quarante mille âmes. Aussi le citoyen était-il indistinctement celui qui habitait la ville et celui qui participait aux dé- cisions concernant la vie de l’État. Il en est autrement aujourd’hui. Les frontières de l’État ne sont plus celles de la ville. Mais la ville est restée le lieu par excellence de l’action politique. Elle est aussi le meilleur révélateur des biens et des maux de la cité prise en son sens le plus large. La crise du politique peut donc être mise en rapport avec la crise de la ville, sur laquelle Ricœur avait écrit dans les années soixante un texte prémonitoire.
     Quel contraste entre ce texte et son discours improvisé à l’Hôtel de Ville de Rennes le 23 avril 2004 lorsqu’il fut fait citoyen d’honneur par son maire, Edmond Hervé! Dans un style poétique où l’évocation le disputait à l’analyse, il avait dit alors comment il avait appris ensemble à « marcher dans la ville » et à marcher dans la vie – allant du quartier bourgeois du centre-ville où habitait son grand-père au quartier plus populaire de la rue de l’Alma où résidait la famille de sa femme, s’arrêtant dans le hall du quotidien L’Ouest-Eclair où arrivaient les dépêches venues de tous les coins du monde, prenant enfin parfois le chemin du cimetière du Nord pour enterrer un parent ou un ami4.
     Je m’arrête sur ces trois moments de son évocation car ils correspondent à trois types de rapports que les pointes avancées de l’urbanisation ont rendus plus improbables et qui nous obligeraient à nous demander si nous pouvons aussi facilement, aujourd’hui, marcher dans la ville: le rapport entre le centre et la périphérie, le rapport entre le familier et l’étranger, enfin le rapport entre les générations successives. Ces trois types de rapport ne sont pas sans lien d’ailleurs avec ceux qui constituent la vie dans la cité prise au sens le plus large. Aussi sont-ils impliqués, de deux manières différentes, dans la crise du politique et dans la crise de la ville.

     Il faut commencer par justifier ce masculin: le politique. Ce qu’on désigne ainsi est non, en effet, une science ou un art, mais une forme de vie. Cette forme de vie a un caractère public. Elle s’oppose en ce sens à l’intimité du foyer mais aussi à toutes les communautés où le prochain signifie seulement le proche et que l’on pourrait concevoir d’ailleurs comme de grandes familles. Et elle implique, dans tous les cas, l’ouverture d’un espace de délibération et d’initiative où des individus instituent en commun les règles qui perpétuent leur coexistence. Cette définition permet de comprendre, par contraste, les trois aspects principaux de l’actuelle crise du politique: crise de la participation; crise de l’institution; crise de la transmission.
     Crise de la participation d’abord. Est citoyen, selon Aristote, celui qui participe aux affaires publiques, et qui en témoigne par l’action et la parole. C’est aussi l’avis de Ricoeur, qui insiste moins d’ailleurs, dans l’entretien cité plus haut, sur les taux d’abstention aux consultations électorales que sur l’indifférence à l’égard de la discussion publique, sur laquelle repose pourtant la démocratie telle qu’il l’entend. Car, sur les choix globaux de nos sociétés autant que sur la hiérarchie des biens et sur la plupart des questions qui intéressent le « vivre ensemble », les experts, malgré l’apparence, « n’en savent pas plus que chacun d’entre nous ». La tâche du philosophe est bien plutôt de « remettre constamment dans le courant de la discussion ce qui est monopolisé abusivement par les spécialistes ». Encore faut-il, certes, vouloir vivre ensemble. Ici le philosophe ne peut rien. Il remarquera tout au plus qu’il faut, pour cela, non seulement sortir de soi, mais encore transférer une partie de soi sur des institutions qui ont, par définition, quelque chose d’abstrait et dans lesquelles il n’est pas toujours facile de se reconnaître.
     Le deuxième aspect de la crise du politique est précisément l’impuissance des individus à se mettre à distance d’eux-mêmes et à se reconnaître dans les formes dont dépend leur existence commune. Il faut en effet, pour cela, une capacité d’abstraction qui est l’envers d’un pouvoir plus fondamental de symbolisation dont l’expression privilégiée est le langage – l’institution qui supporte toutes les autres institutions. Or ce pouvoir même, aujourd’hui, vacille. Dans notre société pauvre en symboles, le réel seul compte – le réel, c’est-à-dire ce qui nous est immédiatement présent : le proche à l’exclusion du lointain, l’instant par opposition à la durée, l’éprouvé au lieu de l’hérité ou de l’espéré. La délégitimation des institutions est l’effet de la désymbolisation qui affecte en profondeur, aujourd’hui, la vie humaine.
     D’où le troisième aspect de la crise du politique, qui autorise à en parler comme d’une crise de la culture. Il concerne, justement, la transmission. Par ce mot: « symbole », les anciens Grecs désignaient un objet coupé en deux dont deux personnes conservaient chacune une moitié et qui leur servait ensuite à se rappeler mutuellement leurs devoirs d’hospitalité. Le symbole, ensemble, rappelle et relie. Il raconte à chacun une histoire qui a commencé avant lui, qui continuera après lui et où il est invité lui-même à trouver sa place. Aussi la conscience politique était-elle structurée jusqu’à nos jours par l’heureux contraste d’un « espace d’expérience » fort de multiples héritages et d’un « horizon d’attente » où elle pouvait se projeter. Or elle est devenue aujourd’hui celle d’un individu sans mémoire et sans projet. Il s’agit donc, pour le philosophe, de revivifier ces multiples héritages – de l’hellénisme au socialisme utopique en passant, entre autres, par le judaïsme, le christianisme, l’humanisme et la pensée des Lumières –, dans l’idée qu’ils sont riches encore de potentialités inaccomplies. Car la mémoire seule nous rend capables de projet, et nos meilleures raisons d’espérer sont souvent le trésor caché de nos traditions les plus anciennes.

     C’est à ce point qu’il est possible de relier la crise du politique et la crise de la ville. Les mêmes causes produisent les mêmes effets et appellent les mêmes remèdes. La différence est que le philosophe s’efface alors derrière l’urbaniste et l’architecte, à qui revient le soin de renouer les fils brisés de la vie dans la cité. Mais il n’est pas interdit de penser qu’il les inspire.
     Quand il évoque, en 2004, le Rennes de son enfance et de son adolescence, Ricoeur décrit en quelque sorte la ville idéale: on y passe aisément du centre aux quartiers périphériques; on s’y ouvre à d’autres qu’à ses proches et l’on y accueille les diverses figures de l’universelle humanité; on y fait enfin l’expérience, au cimetière ou devant les monuments chargés de l’héritage des siècles, du lien qui unit les générations successives. Or ce sont là, encore une fois, trois types de rapport que la ville moderne a rendus plus improbables du fait, d’abord, de la coupure entre un centre muséifié et des quartiers dont la situation périphérique est souvent synonyme de rejet ou d’exclusion, ensuite de l’invasion des lieux familiers par le flux continu de la mondialisation marchande, qui réduit à une seule les figures de notre humanité, enfin de la mobilité généralisée.
     Il ne s’agit pas tant de Rennes, où cette évolution a sans doute été moins forte qu’ailleurs et où la volonté politique a pu empêcher jusqu’à présent ses effets les plus délétères, que des grandes mégapoles qui se développent partout dans le monde et nous donnent l’image à la fois d’une ville glorieuse et d’une ville défaite.
     J’ai parlé plus haut, à ce propos, d’un texte prémonitoire – même si l’urbanisation n’en est pas l’unique objet6. Ce texte, publié en 1967, ébauche une phénoménologie de la ville moderne, qui est caractérisée précisément par quatre traits – la communication, la mobilité, la concentration, la représentation de l’énergie humaine – dont chacun est décrit d’abord de manière neutre mais avoue ensuite une « pathologie propre ».
     Commençons par la description neutre. La ville apparaît d’abord, de ce point de vue, comme un « fait de communication » : elle est semblable à un « énorme échangeur » qui institue entre les hommes un réseau dense et ramifié de relations non seulement plus nombreuses mais encore « plus variées, plus spécialisées et plus abstraites ». La multiplication des signaux que chacun est ainsi astreint à décoder augmente son champ d’information et de décision. Certes, il a pour contrepartie « la dépersonnalisation de la plupart de [ses] relations » avec les autres. Mais cette dépersonnalisation a des aspects positifs si elle élargit sa sphère d’existence et si elle réserve en même temps « un domaine de rencontres authentiques ».
     La même remarque peut être faite à propos de la « mobilité accélérée » dont tous les citadins font aujourd’hui l’expérience. Ce phénomène incite à décrire la ville comme « un milieu de migration interne ». S’il se rattache au précédent, il lui ajoute cependant une dimension nouvelle: « pour la plupart des hommes, le lieu de résidence et celui du travail sont fort éloignés ; cette distance géographique signifie une distance psychologique; les différents rôles sont dissociés »  et ils exigent de chacun une grande souplesse d’adaptation. La mobilité opère ainsi une « défamiliarisation » mais cette défamiliarisation, elle aussi, a des effets bénéfiques, si elle détend les liens parfois trop serrés qui attachent chacun à son foyer et donne à sa vie un air d’aventure.
Le phénomène de concentration peut faire à son tour l’objet de la même description neutre. Il a son origine, certes, dans l’organisation moderne du travail, dont le modèle bureaucratique est ainsi rendu visible aux yeux de tous. Mais la concentration des industries, du système bancaire et de l’appareil de distribution laisse en dehors d’elle « le système très différencié de l’équipement scolaire, de l’équipement sanitaire, des divertissements [et] des loisirs ».
     Reste – dernier trait descriptif – « l’image de la ville pour elle-même ». La ville apparaît, dans cette image, comme le témoignage majeur de « l’énergie humaine » – une énergie essentiellement tournée vers le futur: « la ville, c’est l’inverse de la terre »; « c’est l’artifice intégral, le projet humain réalisé », le lieu justement où l’homme se voit faire et où il célèbre sa propre créativité.
     Mais il n’y en a pas moins une « pathologie de la ville ». Elle est « l’expression monstrueuse de la pathologie de la société globale ». Ses principaux symptômes, on l’a dit, se rattachent aux quatre traits qui viennent d’être décrits.
     La communication ? « Nous la ressentons comme un excès de signaux, comme un déluge d’informations qui épuisent, au sens physique et psychique du mot, notre capacité d’intégration et de discernement ». L’embouteillage de nos villes illustre l’engorgement de toutes les relations – des « relations qui ne relient plus » et d’où découle une forme d’anonymat qui a le sens non d’une ouverture à l’espace public mais d’une « subtile destruction du privé lui-même ».
     La mobilité ? « Elle n’est pas seulement fonctionnelle mais aberrante »; c’est ce que montrent « l’accumulation des désintégrés » à la périphérie des grandes villes et le « pourrissement » de celles-ci par le centre: « le néonomadisme de l’homme moderne est aussi déracinement »; il insinue « l’indifférence et le cynisme ».
     La concentration organisée ? Elle aussi a sa pathologie: « nos villes souffrent à la fois de sur-organisation bureaucratique et de sous-administration; […] l’homme y éprouve son destin à la fois comme massif et parcellaire: lieu de la contrainte généralisée […], elle est aussi le lieu de la segmentation de la personnalité ».
     L’image de l’énergie humaine ? « Cette énergie, dans la mesure où elle est dominée par la technique, risque de se perdre dans un futurisme vide, dans un prométhéisme vain » car « l’invention technique se cumule en effaçant son passé » et l’on peut craindre que, dans les villes anciennes, la promotion des quartiers historiques, loin de restaurer un lien vivant entre le passé et l’avenir, masque seulement « l’engrenage des moyens dans l’absence des buts et la perte du sens ».
     Ricoeur conclut à l’« ambivalence de la ville » – ce que j’exprimais moi-même en parlant à la fois d’une ville glorieuse et d’une ville défaite. Cette ville défaite, comment la refaire? Ou, si elle ne l’est pas encore, comment lui redonner un avenir ?

     À cette question répond un article publié en 1998 sous le titre: « Architecture et narrativité » . Ce titre évoque Temps et récit, le livre majeur des années quatre-vingt. Ricoeur montre, dans ce livre, que le temps ne devient « temps humain » que s’il est articulé de manière narrative. Le récit réalise une synthèse du temps ; d’une succession d’instants quelconques, il fait un devenir sensé. Il en est ainsi de l’histoire et de la fiction mais avant cela de la narration quotidienne de nos plus humbles expériences. Aussi l’identité des personnes est-elle fondamentalement – comme celle des peuples et des groupes sociaux – une « identité narrative ».
     L’article propose de mettre en parallèle le temps raconté et l’espace construit. Il suggère que l’architecture est à l’espace ce que le récit est au temps. Ce n’est cependant qu’une première étape. La deuxième consiste à montrer qu’il y a non seulement, entre l’acte de raconter et l’acte de construire, parallélisme, mais encore intrication ou « enchevêtrement ». Car l’architecture, à sa manière, raconte une histoire. Elle traite spatialement des rapports qui sont des rapports temporels. L’exemple le plus flagrant en est la contiguïté de l’ancien et du nouveau, qu’elle concerne un bâtiment particulier ou son inscription dans un quartier dont les autres bâtiments correspondent à des époques différentes. C’est cependant à l’échelle moins du bâtiment que du quartier ou de la ville entière qu’il faut envisager l’opération architecturale. C’est à cette échelle, en effet, qu’elle se montre capable à la fois d’organiser l’espace et d’unir le temps. C’est à cette échelle aussi que s’impose la collaboration de l’architecte et de l’urbaniste – dont il ne faut pas oublier qu’il est né lui-même de la crise de l’urbanisation. La ville n’apparaît plus seulement alors comme la somme des bâtiments qui la composent et où ses habitants s’isolent et trouvent un abri. Elle est encore le réseau des rues où ils se croisent et des places où ils s’attardent et entrent en conversation. Au rapport de l’ancien et du nouveau s’ajoute ainsi celui de l’abri et de l’ouvert.
     Mais il est encore une autre ressemblance entre l’acte de construire et celui de raconter : ni l’un ni l’autre ne trouve sa fin en lui-même. Le récit, en effet, n’achève pas son trajet dans l’enceinte du texte: il ne trouve son sens que « repris et assumé dans l’acte de lire »; et il manifeste ainsi sa capacité de transformer la vie du lecteur. Il en est de même de l’oeuvre architecturale – l’habitant prenant alors la place du lecteur. Comme le récit s’achève dans la lecture, l’architecture s’achève dans l’habitation. Le risque est de l’oublier. C’est celui d’un formalisme architectural qui coupe l’acte de construire de sa visée et fait de l’oeuvre bâtie une fin en soi.
     Or, pas plus qu’un auteur ne connaît ses lecteurs, l’architecte ne connaît ceux qui habiteront les édifices qu’il construit ou restaure. Je ne peux pas ne pas évoquer encore, à ce propos, l’émotion de Ricoeur lors de sa visite au lycée où il avait, je le cite, « marché dans les études » soixante-quinze ans plus tôt: l’actuel lycée Zola. Nous étions dans l’ancienne chapelle, coupée en deux dans le sens de la hauteur et transformée pour partie en salle de conférence et pour partie en centre de documentation. Quelqu’un lui expliqua que cette séparation avait été conçue de telle sorte que les futurs habitants du lieu pussent facilement la supprimer s’ils désiraient jouir à nouveau de l’intégralité de la chapelle. Il trouva exemplaire le travail d’un architecte qui, non content de relier l’ancien et le nouveau, avait confié son oeuvre au choix d’hommes éloignés dont il ne connaîtrait jamais le visage.

     C’est ici, justement, que l’architecture rejoint la politique. C’est ici, pour être plus précis, que l’oeuvre architecturale rejoint l’action politique. Mais quel est exactement leur rapport ?
     L’architecture, on l’a vu, n’est pas une opération isolée; elle ajoute une maille à ce que nous appelons, non sans raison, le « tissu urbain ». C’est ce qui rend à la fois nécessaire et difficile la collaboration de l’architecte et de l’urbaniste. On pourrait, pour illustrer cette difficulté, opposer la solidité du bâtiment et la fragilité du tissu. La ville est un milieu animé: le bâtiment n’est pas en elle comme une chose dans l’espace géométrique mais comme une cellule dans la vie d’un organisme.
     Or cet organisme a son principe non dans la nature – c’est la limite de la métaphore biologique – mais dans la volonté de ses membres. L’oeuvre de l’architecte suit donc l’action de cette volonté. Rappelons-nous Prométhée volant le feu aux dieux et donnant ainsi aux hommes la puissance qui leur manquait pour assurer leur conservation: de cette puissance, dit le mythe, les hommes ne surent quoi faire tant que leur manqua la « science politique ». La politique, sans doute, n’est pas une science; pas même un art : c’est une forme de vie. Mais la transposition du mythe n’en est que plus aisée: pas de construction sans concertation des citoyens et de leurs représentants ; pas de ville sans politique de la ville.
     Il n’est pas inutile de rappeler à ce point que la vie politique est entièrement régie par la parole – une parole qui ne fait qu’un, pour lors, avec l’action. Car la parole est fragile. Parfois errante, d’autres fois captive, elle est toujours menacée par plus forte qu’elle. La solidité du bâtiment n’annule pas la fragilité de la parole, qui n’est autre alors que celle de la ville entendue comme une réalisation politique. Le sens même de l’histoire qu’il raconte, loin d’être inscrit dans la pierre, dépend de la compréhension qu’en ont – et de l’interprétation qu’en donnent – tous ceux qui mêlent leur voix à la discussion publique. La fragilité du politique est essentiellement celle de la parole. C’est pourquoi elle n’est nulle part aussi grande que dans les cités démocratiques. La forme la plus accomplie de la vie politique est aussi celle où apparaît le mieux la fragilité de la vie politique en général.
     Mais elle est encore, pour cette raison même, celle qui en appelle avec la plus grande exigence à la responsabilité des citoyens. Je finirai sur cette idée – profondément ricoeurienne – que notre responsabilité s’exerce d’abord à l’égard ce qui est fragile. « Un enfant naît : du seul fait qu’il est là, il oblige » ; sa vulnérabilité même nous en constitue responsables. Il en va de même de la cité pour ceux qu’elle désigne comme ses « gardiens ». Cette responsabilité, en démocratie, incombe à l’ensemble des citoyens. Mais elle est plus particulièrement celle de leurs élus. S’agissant de ces derniers, je dirai, en songeant de nouveau aux trois aspects de la crise du politique – à ses trois points de fragilité –, que leur responsabilité elle-même est triple et consiste à développer la discussion publique, à veiller sur les institutions qui rendent cette discussion possible, enfin à garder vivante la mémoire des oeuvres dont le sens, transmis de génération en génération, jette un pont entre l’histoire déjà échue et l’histoire encore à faire.
     Se demandera-t-on en effet quel but poursuivent, par des voies différentes, le philosophe, l’architecte et le politique? Au fond, il n’en est qu’un: celui de rendre le monde habitable.
     Il n’y aurait pas de différence, ce but atteint, entre marcher dans la ville et marcher dans la vie. Et nous marcherions tous alors d’un pas assuré.