sur les jeunes
PLACE PUBLIQUE > Patricia Loncle-Moriceau, d’où venez-vous?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Je suis née à Rennes il y a 44 ans, dans une famille modeste, rennaise de longue date. Mon arrière-grand-père, qui était paysagiste, a participé à la conception du jardin des plantes du Thabor! Enfant, j’ai grandi dans le quartier de Villejean, jusqu’à l’âge de dix ans, rue du Bourbonnais. Je n’en ai pas conservé beaucoup de souvenirs, c’était un quartier tout neuf, il n’y avait pas encore beaucoup d’aménagements à cette époque. Je n’y avais pas énormément d’amis, car je fréquentais l’école du boulevard de la Liberté, en centreville. Ah si, tout de même, la crêperie, qui fait face à mon bureau actuel, existait déjà, nous y allions en famille! Je me souviens aussi du marché du vendredi matin. Puis nous avons déménagé à Vignoc. Après mon bac, je suis revenue à Rennes pour poursuivre mes études.
PLACE PUBLIQUE > Comment définiriez-vous votre milieu familial ?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > J’ai grandi dans une famille marquée par l’engagement. J’ai été la première de la famille à faire des études, à avoir le bac. Je suis fille unique, mes parents ont tout misé sur cette réussite scolaire. Mon père rêvait que je sois secrétaire de direction! Après le bac, j’ai déposé deux dossiers, l’un au BTS commerce international du lycée Jean Macé, un autre à hypokhâgne à Chateaubriand. J’ai été refusée au BTS, et acceptée en hypokhâgne (rires !). Je me suis engagée dans des études longues, un peu par défi sans doute. J’ai obtenu une maîtrise de droit public, puis un DEA de Sciences Politiques à la faculté de droit. Ensuite, j’ai soutenu une thèse de sciences politiques à l’IEP de Rennes.
PLACE PUBLIQUE > Vous avez choisi la jeunesse comme thème d’études et de recherches. Pourquoi cet intérêt ?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > J’ai commencé à travailler sur les questions de jeunesse en DEA. En fait, à l’époque, je n’avais pas trop de sous pour payer mes études, et j’ai passé le Bafa (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) avec les Francas, puis j’ai fait de l’animation dans les centres de loisirs de la ville de Rennes. J’ai alors senti qu’il y avait de réelles questions politiques là-dessous! J’ai proposé de réaliser mon mémoire de DEA sur le thème « centres de loisirs et idéologie ». Mon père, Michel Moriceau, travaillait aux allocations familiales. Il était responsable de l’action sociale et il finançait les centres de loisirs. Militant communiste et syndicaliste CGT, il avait de nombreux amis aux Francas, c’est lui qui m’a incitée à les rencontrer. Un jour, il apprend que Françoise Tétard, la grande historienne des mouvements d’éducation populaire, donne une conférence à la MJC du Grand Cordel, et il me dit que cela devrait m’intéresser. Effectivement, ce fut le cas ! J’ai été passionnée par le sujet, et Françoise Tétard m’a encouragée à poursuivre dans cette voie.
PLACE PUBLIQUE > Vous-même, enfant et adolescente, vous faisiez partie de ces mouvements ?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Oui, j’allais l’été au centre aéré de la Massaye, et je travaillais au Cercle Paul Bert durant l’année scolaire. J’encadrais des activités de modélisme, des groupes d’enfants tous les mercredis et durant les petites vacances. C’est comme cela que j’ai commencé. D’ailleurs, aujourd’hui, je suis présidente du conseil scientifique des Francas.
PLACE PUBLIQUE > On peut donc dire que vous êtes aussi une militante?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > J’ai mes convictions politiques, je suis clairement de gauche, mais je ne suis pas encartée!
PLACE PUBLIQUE > Revenons-en à votre parcours universitaire. Après le DEA, vous avez poursuivi avec une thèse…
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Effectivement, j’ai décidé de faire ma thèse sur l’histoire des politiques locales de jeunesse. J’ai notamment travaillé sur les archives de la ville de Rennes, avec le politiste Patrick Le Galès qui travaillait alors à l’IEP de Rennes. Mes travaux, réalisés en 1993 et 1994, ont porté sur la comparaison de trois politiques, celles menées à Mantes-la-Jolie, Lille et Rennes. Il s’agissait de définir et de comprendre la structuration de l’encadrement de la jeunesse de la fin du 19e siècle à nos jours. J’ai été frappée par un point important: l’existence d’une forte tradition de partenariat entre les acteurs, une réelle intelligence du travail collectif, entre la mairie, la Caf, les bailleurs sociaux… Ma thèse a été publiée en 2003, aux éditions L’Harmattan, sous le titre volontairement un peu provocateur : « L’action publique malgré les jeunes ».
PLACE PUBLIQUE > Qu’avez-vous voulu dire par là?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Je voulais montrer qu’il n’y avait pas forcément de concertation avec les associations de jeunesse ni avec les jeunes eux-mêmes dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques de jeunesse. J’ai souligné ainsi l’existence de politiques de jeunesse tenant, finalement, peu compte des besoins et des attentes des jeunes mais plutôt des peurs de la société adulte visà- vis de cette population.
PLACE PUBLIQUE > Mais lorsqu’on parle de la jeunesse, de quel groupe social s’agit-il ?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Cela dépend des projets. La définition sociologique de la jeunesse est très fluctuante, elle dépend du moment historique observé, du pays concerné… Il existe des définitions associées aux politiques publiques, des catégories construites. Personnellement, je travaille plutôt sur les jeunes vulnérables. Il existe, parmi les jeunes, une population plus exposée aux risques psycho-sociaux. Ils rencontrent des difficultés scolaires, ont une faible qualification, ils ont du mal à entrer sur le marché du travail… Ils entretiennent également des rapports souvent compliqués avec leur famille. Or, il est avéré que les jeunes en difficulté avec leur famille ont plus de mal que les autres à construire leur parcours. Il faut aussi intégrer deux autres paramètres essentiels: le rapport au logement et la question de la santé. À partir de cette grille d’analyse, je m’intéresse aux politiques publiques qui s’adressent à la jeunesse, en prenant en compte le lien aux territoires.
PLACE PUBLIQUE > Cette notion de territoire est donc si importante?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Elle est essentielle ! Je me suis spécialisée dans la comparaison entre territoires sur ces questions de jeunesse. En fonction des territoires, les politiques proposées n’ont pas le même profil, elles n’offrent pas les mêmes services aux jeunes, ne les envisagent de la même manière.
PLACE PUBLIQUE > Voilà qui nous ramène à Rennes. Quel regard portez-vous sur les politiques menées en direction de la jeunesse rennaise?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > J’ai réalisé, avec mon équipe, un important travail de comparaison des politiques de jeunesse menées en Ille-et-Vilaine, en Seine-Saint-Denis et dans l’Hérault. Un an plus tard nous avons repris les mêmes territoires pour une étude dans le cadre dans un projet européen associant huit pays, pour lequel je pilotais la partie française. La première étude portait sur les jeunes adultes, la seconde s’intéressait à des populations plus jeunes, plutôt des adolescents.
PLACE PUBLIQUE > Dans ce cadre, avez-vous observé une singularité de la jeunesse rennaise?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Il y en a une, certainement, par rapport aux jeunes des deux territoires non-bretons: la précarité de la jeunesse rennaise, bien qu’elle existe, n’est pas si importante qu’ailleurs. Les problèmes sociaux sont un peu plus atténués. On pourrait presque dire qu’ici, çà « tient » un peu mieux. Cela s’explique pour partie par la très forte pression scolaire que l’on connaît en Bretagne, et à Rennes en particulier. Ici, c’est plus dur qu’ailleurs d’être mauvais élève! Et cela remonte à loin: les jeunes bretons obtiennent les meilleures notes au bac depuis la fin du 19e siècle! En revanche, les questions de santé sont plus prégnantes, notamment celles liées au suicide et à l’alcool, même s’il faut évidemment se garder de généraliser.
PLACE PUBLIQUE > En tant qu’enseignante, vous êtes bien placée pour observer les étudiants !
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Effectivement! Je codirige le master 2 « Jeunesse: politiques et prises en charge » à l’Université Rennes 2. La première promotion, ouverte en septembre 2012, accueille 15 étudiants, essentiellement des Bretons. Je constate qu’ils sont stressés, avec une réelle peur de l’échec, peur de ne pas trouver leur place dans la société… Ce qui me frappe aussi, c’est qu’ils ne me semblent pas très fiers d’eux. Cette posture entraîne des conséquences négatives en cascade, avec, en filigrane, cette peur de « ne pas être à la hauteur ». La plupart de mes étudiants ne sont pas issus de milieux très aisés. J’ai choisi des étudiants engagés, pas forcément les meilleurs de leur promotion. Ils sont obligés de travailler à côté pour financer leurs études. Du coup, c’est d’autant plus difficile pour ceux qui décrochent, car ici, l’attention portée aux mauvais élèves a été moins forte qu’ailleurs, l’accompagnement scolaire a sans doute plus tardé à se mettre en place.
PLACE PUBLIQUE > La crise économique a sa part de responsabilité?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > L’Ille-et-Vilaine a résisté un peu plus longtemps que les autres territoires à cette crise. Lorsque l’on compare avec la Seine-Saint-Denis et l’Hérault, on constate que les dispositifs d’accompagnement des jeunes étaient ici plus enveloppants, avec un meilleur souci de cohérence. Mais la crise du financement public entraîne ici aussi une remise en question.
PLACE PUBLIQUE > Vous êtes, depuis l’automne 2012, titulaire d’une chaire de recherche sur la jeunesse, rattachée à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). C’est la seule en France. De quoi s’agit-il ?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > C’est effectivement la première en France et l’une des premières en Europe. Elle vise un triple objectif, autour de trois axes principaux: – la recherche académique: il s’agit de développer des recherches de haut niveau et animer le réseau des chercheurs bretons. – la formation: avec le master et le doctorat, ainsi que le développement d’une offre de formations continues. - L’entrée en relation avec les acteurs de terrain pour travailler à une fonction de coordination, l’apport de contenu, l’appui méthodologique. Pour réaliser ces missions, la chaire dispose de deux postes financés, pour trois ans. Il s’agit de ceux de Virginie Muniglia, coordinatrice recherche et de Karine Guilloux, chargée de l’animation du réseau.
PLACE PUBLIQUE > Dans ce cadre, vos travaux auront-ils une dimension locale?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Pour l’instant, seulement quelques collectivités locales s’en sont saisies. Mais si l’on nous sollicite, nous pouvons mener des recherches sur des territoires précis, afin d’identifier des expériences innovantes. Pour commencer, nous avons déjà réuni les acteurs du comité d’orientation de la chaire, fin janvier: les quatre départements bretons, l’État, les collectivités locales, les associations, les représentants des jeunes… Une soixantaine de personnes étaient présentes à cette première réunion, c’est un bon début !
PLACE PUBLIQUE > Quelles sont vos priorités à court terme?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Nous nous sommes mis d’accord sur un certain nombre de priorités à développer en 2013. Nous allons travailler sur l’ensemble de la population « jeunes », de 16 à 30 ans, mais avec des interrogations fortes sur les jeunes ruraux, et sur le non-recours aux droits, un terme technique qui désigne les droits ouverts aux jeunes qui ne sont pas utilisés par ceux qui pourraient y prétendre. Plus globalement, nous souhaitons mettre l’accent sur la coopération territoriale, la participation et l’engagement des jeunes.
PLACE PUBLIQUE > Peut-on parler selon vous de jeunesses rennaises, au pluriel ?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > J’ai du mal à raisonner sur des jeunesses au pluriel, car il faut privilégier une approche globale. Il s’agit de savoir comment on aide les jeunes à trouver leur place dans la cité, sans stigmatiser une tranche d’âge, un lieu de résidence (les quartiers) ou une activité (étudiant, demandeur d’emploi, jeune travailleur…). D’autant que les données se croisent. Prenez les jeunes étudiants, par exemple: lorsqu’ils ne viennent pas de Rennes, ils vivent dans les quartiers, à Maurepas, à Villejean, au Blosne…
PLACE PUBLIQUE > Vous citez certains quartiers rennais : comment y vivent les jeunes ?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Les garçons des quartiers du Blosne, de Villejean ou de Cleunay sont plus exposés au chômage que les autres, les statistiques et les enquêtes de terrain le démontrent clairement. Mais en même temps, ce sont des quartiers qui bougent, comme Cleunay. Il ne faut pas trop « saucissonner » l’approche par quartiers, pour éviter de tomber dans la caricature.
PLACE PUBLIQUE > Vous évoquez les garçons. La question du genre a donc son importance dans votre analyse?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Effectivement, les besoins des filles et des garçons ne sont pas exactement les mêmes! Il y a des pratiques différentes, notamment par rapport à l’école: les équipes pédagogiques ne sont pas toujours sensibilisées aux difficultés scolaires des filles, qui attirent moins l’attention sur elles en cas de décrochage. Les filles entretiennent également un rapport différent au territoire: elles sortent plus facilement des quartiers, afin d’échapper au contexte social. Elles sont plus mobiles que les garçons. C’est ce qu’a bien montré dans sa thèse Chafik Hbila, élu à la jeunesse de la ville de Lorient. Enfin, dans leur rapport au monde du travail, l’accès demeure plus difficile pour les filles.
PLACE PUBLIQUE > Malgré tout, il y a encore de l’espoir pour cette jeunesse?
PATRICIA LONCLE-MORICEAU > Je tiens à vous dire que je n’ai jamais désespéré de la jeunesse! Je suis, au contraire, profondément optimiste lorsque je regarde la capacité d’engagement et de mobilisation de la jeunesse, sa créativité culturelle, le renouvellement des modes de faire… Soyons clairs : ce qui m’inquiète, c’est la politique publique, pas les jeunes! La jeunesse offre un potentiel extraordinaire pour lutter contre l’élitisme démocratique. C’est par elle que l’on va pouvoir se sortir de notre crise de la démocratie. Les jeunes ont une capacité de mobilisation remarquable, on le voit bien à travers les réseaux sociaux. Nous sommes face à deux logiques: un système politique quelque peu poussiéreux, héritier direct du 19e siècle, très peu démocratique. Et puis, à côté, des jeunes qui s’organisent autrement et renouvellent la société, grâce, en partie aux réseaux sociaux. Nous avons une partie des jeunes qui sont très mobilisés, et qui entraînent l’ensemble de leur génération. Il existe des lieux qui bougent, comme le réseau d’animation Animafac, très actif à Rennes 2. Ce sont eux qui secouent la poussière!