une présence qui s’affirme à Rennes
Les Turcs, quelques années après les Portugais et les Marocains, ont été recrutés dans les grands chantiers, celui de la Zup Sud notamment, ouverts dans la région depuis les années soixante. Ils ont ainsi participé au développement de l’immigration en Bretagne , progression, ces dix dernières années surtout, qui relativise l’idée qu’elle n’est pas une région d’immigration. À ce titre, la pré- sence immigrée à une échelle plus locale – une agglomération ou une commune – n’est pas moins importante qu’au niveau national en 2006. Ainsi la part de la population immigrée dans la population rennaise (7,3 %) se rapproche du niveau national (8,1 %). Il en est de même de la population étrangère: 5,4 % à Rennes et 5,7 % au niveau national.
Rennes accueille 21,6 % de l’ensemble des étrangers de la région et, à elle seule, 60,5 % des étrangers du département. L’augmentation du nombre d’étrangers y est toutefois moins importante qu’au niveau régional: 11 309 en 2006 contre 8 295 en 1999, soit une augmentation de 36,3 %. Parmi la population étrangère rennaise, les Turcs arrivent en deuxième position (1 579) après les Marocains (1 914).
La Turquie connaît une émigration de travail dès les années 1950 et plus fortement au début des années 1960. L’Europe a besoin de main-d’oeuvre, l’Allemagne surtout, et les Turcs de travail. Une émigration politique voit également le jour en Turquie dans les années 1980, celle des opposants au régime et celle de la minorité kurde. L’émigration est principalement masculine dans les années 1960-1970, puis viennent les familles dans les années 1980-1990. Le regroupement familial se poursuit actuellement, plus souvent le fait de conjoints, hommes ou femmes. Les Turcs sont un peu plus de 8 000 en 1970 en France, ils sont 208 049 près de 30 ans plus tard (recensement de 1999) et 223 647 en 2006.
En France, les premiers migrants sont le plus souvent issus des zones rurales du nord et de l’est de la Turquie. Peu qualifiés professionnellement, ils sont surtout recrutés dans les travaux publics, le bâtiment et l’industrie. Certains se lancent dans l’artisanat et le commerce. Les migrants turcs de ces dernières années ont un niveau scolaire plus élevé et sont davantage qualifiés. Cette configuration de la migration turque se retrouve à Rennes.
En Bretagne, les premiers recensements signalent la présence de quelques Turcs. Moins d’une vingtaine dans les années 1920, ils sont 62 en 1936 dont 24 femmes. Cette présence, dont on ne sait presque rien aujourd’hui, reflète sans nul doute des parcours singuliers. Quarante ans plus tard, l’appel à la main-d’oeuvre étrangère génère un phénomène plus collectif. En Bretagne, la population turque s’élève à 430 personnes (80 % d’hommes) en 1975 ; en Ille-et-Vilaine, 120 Turcs sont recensés dont 110 hommes. Ensuite, leur nombre croit régulièrement, en partie en raison du regroupement familial et des mariages avec des conjoints- (es) de Turquie. Ils sont un peu moins de 3 000 en 1990, près de 3 500 en 1999 (+ 16 %), près de 4 900 au dernier recensement (+ 41 %).
Les Turcs sont donc aujourd’hui parmi les premiers étrangers installés en Bretagne. Dans la capitale bretonne, leur nombre a connu, par rapport à 1999, une augmentation plus importante que celui des étrangers en général avec respectivement + 52 % et + 36,3 %. En 2006, les Turcs représentent 14 % des étrangers à Rennes (9,2 % au niveau régional et 6 % au niveau national). Par ailleurs, Rennes accueille 32,7 % de l’ensemble des Turcs de la région et, à elle seule, 80,4 % des Turcs du département.
L’immigration turque est une immigration « active » au sens où le flux de nouveaux arrivants ne s’est pas tari, tout en prenant appui bien souvent sur les immigrants anciennement installés. Les motifs d’immigration sont d’ailleurs, comme pour d’autres migrations, principalement familiaux. Si les nouveaux migrants turcs viennent d’abord en France pour des raisons familiales, ce motif ne doit pas masquer qu’hommes et femmes s’engagent ensuite dans des trajectoires professionnelles et de formation, selon leurs projets et les possibilités qui s’offrent à eux.
En 2006, l’immigration reste à dominante masculine (56,2 %), même si l’écart entre les hommes et les femmes se réduit.
Si, en 2006, les Turcs sont moins souvent des « actifs ayant un emploi » que l’ensemble des Rennais (32,2 % et 41,7 %), ils sont aussi moins fréquemment au chômage que la population étrangère dans son ensemble (6,3 % et 9,5 %). De plus, 6,8 % des Turcs sont des artisans, commerçants ou chefs d’entreprise ce qui n’est le cas que de 2,7 % de la population étrangère et 1,5 % de l’ensemble de la population rennaise. De même, observe-t-on une surreprésentation des ouvriers dans la population turque: 25,2 % des étrangers de nationalité turque (contre 8,8 % dans l’ensemble des Rennais).
À Rennes, les Turcs sont essentiellement ouvriers et artisans. Maçons, ils travaillent dans le gros oeuvre et se sont spécialisés dans le montage de parpaings. Les petites entreprises turques ont été créées parfois sans maîtrise des contraintes administratives et de gestion, et sont donc assez fragiles. Les commerces, notamment la restauration liée aux kebabs, sont plus souvent une activité professionnelle des Kurdes. Toutefois, pour tous, le commerce représente un modèle d’ascension sociale.
Du reste, l’orientation des immigrants turcs vers des emplois indépendants ou salariés dans les entreprises turques, est souvent la réponse pratique à la précarité de l’emploi d’une population assez largement discriminée sur le marché du travail. Dans le bâtiment, cette gestion ethnique du travail exprime aussi une forte dépendance des entreprises turques à l’égard des « donneurs d’ordre français » : elles constituent bien souvent la variable d’ajustement en temps de crise.
Les femmes turques sont moins nombreuses que les hommes à avoir une activité professionnelle (6,5 % contre 32,2 %). Cet écart existe aussi au regard du taux d’activité professionnelle des femmes rennaises (38,4 %) et des femmes étrangères (24,7 %).
Cette moindre activité serait-elle l’expression d’une assignation à la maison par les maris ? Une telle explication est à nuancer, en premier lieu, parce qu’elle passe sous silence les discriminations dont les immigrantes sont victimes dans le domaine de l’emploi. De plus, elle tend à minimiser une activité féminine essentielle à l’économie du ménage pour des familles aux revenus modestes. Par ailleurs, les jeunes turques occupent des emplois salariés, soit avant le mariage et la naissance des enfants, soit au moment du regroupement familial… Enfin, comme le montrent A.- Y. Guillou et M. Wadbled, l’activité professionnelle des immigrantes turques varie fortement selon les opportunités offertes par le marché local de l’emploi (par exemple, les ouvrières turques sont nombreuses dans les usines agroalimentaires de Quimper…), selon le projet familial (un revenu supplémentaire nécessaire à l’accession à la propriété) et selon l’intensité du contrôle social exercé par la collectivité turque.
Les immigrants, ne tardent pas à créer des espaces collectifs de rencontres où le lien culturel avec le pays d’origine est vivifié et les solidarités intra-ethniques sollicitées pour pallier les difficultés rencontrées dans la société d’installation. Les Turcs ont créé des associations dès les premières années de leur arrivée, quand la vie associative des étrangers était encore soumise à l’autorisation du ministre de l’Intérieur. Ils participent alors à la dynamique interassociative immigrée du tournant des années 1970 et 1980, encouragée par la nouvelle municipalité de gauche (1er mandat d’Edmond Hervé en 1977) et soutenue par le secteur associatif de défense des droits des étrangers (en l’occurrence l’Association de soutien des travailleurs immigrés), pour débattre des conditions de vie des immigrés en France et à Rennes et favoriser leur intégration. Un premier effet de cette dynamique est la création, en 1983, de l’UAIR, l’Union des associations immigrées de Rennes, dont est toujours membre l’Association d’entraide des travailleurs turcs de Rennes (Aettr).
Peu nombreux dans les années 1970, les travailleurs turcs éprouvent le besoin de créer leur association (1976 – 1977) pour, d’après l’un de ses fondateurs, « être ensemble », se retrouver. Comme d’autres associations dites communautaires (Association des Portugais de Rennes, Centre culturel espagnol de Rennes…), le désir de rencontre se combine au souhait de valoriser la culture d’origine auprès des jeunes générations et des Rennais. Ainsi, les Turcs de Rennes aident à la mise en place du Festival de l’immigration en 1982, l’un des plus anciens en France. Ils s’associent toujours à ce festival annuel, nommé désormais Convergences culturelles et coorganisé par l’UAIR et la municipalité.
L’association a également mis sur pied une équipe de football et les coupes s’accumulent au fur et à mesure des tournois. La religion a aussi sa place avec la construction, par les Turcs eux-mêmes, d’un vaste équipement, comprenant un centre culturel et une mosquée, inauguré au début des années 2000 à Noyal-Châtillon-sur-Seiche.
Au fil des années, la croissance de l’association reflète le flux des nouvelles arrivées, passant de 40 adhérents en 1976 à 400 en 2009. Au départ, elle est domiciliée au foyer des travailleurs migrants de l’Aftam (foyer Guy- Houist). Puis elle s’établit dans les locaux sociaux d’une tour HLM du Blosne (square de Bosnie).
Les Turcs résident majoritairement dans les quartiers du Blosne et de Bréquigny, de Villejean et de Maurepas. La taille des ménages turcs et l’offre de T5 et T6 dans le parc social ainsi que la proximité des parents et compatriotes donnent lieu à des regroupements dans certains quartiers, voire certains immeubles. Ces regroupements sont parfois mal perçus par le voisinage et les acteurs politiques et institutionnels, par crainte du « repli sur soi », sinon du « communautarisme ». Néanmoins, cette crainte tend à exagérer le phénomène. Dans le Blosne par exemple, les ménages turcs restent minoritaires, ne représentant que 22 % des habitants d’origine étrangère et 3,5 % de l’ensemble des habitants du quartier (Insee, 1999). Ces dernières années, du reste, des jeunes ménages accèdent à la propriété dans les communes périphériques.
L’AETTR fait partie de la Fédération des Turcs de l’Ouest qui groupe une quinzaine d’associations en Bretagne et dans les Pays de la Loire. La Fédération s’est dotée d’une revue bimestrielle, en langue turque: Okyanus relate l’histoire des Turcs dans telle ou telle ville, leur vie sociale, culturelle ou sportive, ainsi que des événements plus privés (mariages, naissances, décès…). L’AETTR a toujours une adresse square de Bosnie, toutefois ce local est essentiellement occupé par deux nouvelles associations, Lale et Turkoize. Toutes deux, tenues par des femmes et des jeunes, sont à la fois le lieu de la transmission intergénérationnelle, des nouvelles préoccupations des migrants (accès aux droits…), de l’avenir des jeunes (réussite scolaire) et, plus largement, de la valorisation de la vie sociale et culturelle turque dans la société française.
Ainsi l’association Turkoize vise à promouvoir la culture turque par des spectacles de danses, et l’accompagnement scolaire. Cette ambition souligne la jeunesse de l’immigration turque (33 % des Turcs de Rennes ont moins de 15 ans) et, par conséquent, la forte présence des enfants turcs dans le système scolaire rennais. Elle révèle aussi combien le souci de la réussite scolaire est présent chez les familles turques, bien que leur rapport à l’école soit, chez certains enseignants, source d’interrogations, fondées sur le sentiment d’une « distance culturelle » plus importante entre les Turcs et la société française.
Lale, qui signifie tulipe, a été créée en mars 2007 à l’initiative de jeunes femmes. Deux d’entre elles, dont les pères ont été à l’origine de l’AETTR et parmi ses présidents, nous ont expliqué leur double intention. Tout d’abord, répondre aux besoins des familles arrivantes, des femmes notamment, en favorisant l’accès aux droits sociaux, à des cours de langue française ou encore à des cours de conduite. De ce point de vue, le canal associatif leur paraît avoir plus de poids pour faire entendre les attentes et les besoins des migrants. Ainsi, « en tant qu’association, les portes s’ouvrent devant vous ! ». Elles observent d’ailleurs que Lale est devenue un interlocuteur privilégié pour les professionnels et les élus et un intermédiaire aussi avec l’Aettr. Il est vrai, ajoutent-elles, que les hommes travaillent plus souvent que les femmes et ne peuvent donc assister aux diverses réunions ponctuant la vie associative dans la cité. De fait, les jeunes femmes acquièrent des compétences associatives dont elles font bénéficier les acteurs associatifs plus anciens.
Lale souhaite également « faire connaître la culture turque » et contribuer ainsi au changement de regard sur la population turque. L’occasion leur en est donnée dès 2007 avec le festival Convergences culturelles qui met en lumière la Turquie. Des conférences, des expositions, retraçant notamment la contribution des Turcs à la construction de Rennes et les parcours de migrants, permettent ainsi aux Turcs et à leurs enfants de donner d’euxmêmes et de la Turquie des images riches et complexes. Les jeunes femmes multiplient également les rencontres, répondent aux diverses sollicitations sur « la femme turque aujourd’hui » pour rompre avec les représentations prégnantes d’une femme turque « soumise » et cantonnée à la maison. Avec fierté, les jeunes femmes de Lale évoquent également la Saison de la Turquie en France (juillet 2009-2010) et Istanbul, capitale européenne de la culture en 2010, autant d’événements culturels qui valorisent la Turquie.
Enfin, pour nos interlocutrices, parler de l’histoire de l’immigration turque est très important afin de lutter contre des réactions xénophobes et racistes : « Quand je suis arrivée, j’ai été à l’école mais petit à petit, je vais dire le mot, il y a eu beaucoup de racisme. On nous traitait de « sale étranger, retourne dans ton pays », par exemple. Mon père, économiquement, il est venu. Mais il aurait eu le choix, il serait resté en Turquie ». En effet, leurs pères ont quitté la Turquie parce qu’ils « avaient été appelés par la France comme main-d’oeuvre à ce moment-là. […] Et donc c’était d’abord (pour son père) Saint-Brieuc, Saint-Malo, puis Rennes. Mais quand mon père il est arrivé, ils étaient trois, quatre familles. Et là on est arrivé à 400! ».
De fait, elles ne s’étonnent pas vraiment que les Turcs soient encore perçus aujourd’hui comme des migrants récents car la population a, selon elles, doublé voire triplé ces toutes dernières années. « Il y a des vagues récentes. […] Surtout en l’espace de deux ou trois ans là, on a eu un contexte économique avec besoin de main-d’oeuvre alors que moi j’aurais pensé que ça se serait arrêté avec les nouvelles lois de l’immigration. »
Les jeunes femmes de Lale font écho aux représentations qui ont cours sur les vagues migratoires à Rennes. La comparaison entre les Portugais et les Turcs est d’ailleurs intéressante car les premiers sont présentés comme une « vieille immigration » et les nouvelles arrivées, sans doute plus faibles que chez les Turcs mais bien réelles, ne sont guère perçues, sinon par les Portugais eux-mêmes. En revanche, les Turcs sont vus comme une « communauté » plus problématique, plus « repliée » sur elle-même. Selon nous, cette perception, prégnante, surdétermine la représentation du caractère relativement récent de l’immigration turque à Rennes. Pourtant, l’Aettr est l’une des plus anciennes associations d’immigrés de la ville.
L’immigration turque est sinon méconnue, du moins « mal connue ». Comme d’autres populations, elle fait l’objet d’un certain nombre de stéréotypes, le plus souvent négatifs. Présenter quelques caractéristiques sociales et démographiques va dans le sens d’une mise en question des préjugés habituels sur l’immigration turque. De même, porter l’attention sur la vie associative contribue à révéler le dynamisme et la jeunesse d’une population soucieuse de son image dans la société bretonne et inscrite dans les enjeux contemporains de la citoyenneté.
Faire l’histoire des immigrations à Rennes permet de les intégrer pleinement dans la vie de la cité, C’est un projet ambitieux auquel nous nous attelons, en lien avec les acteurs associatifs et institutionnels, dans la perspective de faire dialoguer les mémoires de l’immigration avec l’histoire collective.