à Rennes: toute une histoire…
Si, aujourd’hui, la Bretagne est la région française la moins concernée par l’immigration (1,9 % de sa population est immigrée), Rennes en revanche, comme les autres zones urbaines de la région, l’est davantage. Ainsi, avec 8 % d’immigrés1 (16574 pers.), la ville rejoint les moyennes nationales (8,4 %). Dans les quartiers dits « prioritaires » de la métropole rennaise − le Blosne, Cleunay, Maurepas, Villejean, Saint-Jacques-de-la-Lande −, les immigrés représentaient en 2008 14,2 % de la population.
Les étrangers vivant à Rennes viennent tout d’abord du Maghreb (2879 personnes, 23,3 % des étrangers de la ville), des autres pays du continent africain (2775; 22,4 %) et de l’Union Européenne (1980; 16 %). En termes de nationalités, les Marocains (1910) et les Turcs (1602) devancent les Algériens (720) et les Portugais (581).
L’immigration pour le grand public évoque quatre grandes images. La figure du travailleur immigré venu à la demande de la France pour reconstruire le pays après guerre, l’image des quartiers des grandes villes françaises où ont grandi nombre d’enfants d’immigrés, la figure du demandeur d’asile, venu des quatre coins du monde, en quête de protection et celle, enfin, du sans-papiers, souvent perçu comme une menace, parce qu’on ne connaît pas leur nombre exact, et comme un délinquant potentiel. Ces images s’alimentent mutuellement créant, selon les contextes, la plus grande confusion.
Toutes ces figures de migrants existent à Rennes, même si elles s’imposent avec plus ou moins de force. La question des demandeurs d’asile a brutalement fait irruption dans l’espace public, interpellant les pouvoirs publics, les associations, les citoyens. Or, tout se passe comme si les Rennais découvraient tout d’un coup l’existence de migrants à côté d’eux. Les médias se font régulièrement l’écho de situation alarmante amenant des migrants – hommes, femmes et enfants – à dormir dans la rue. Les institutions évoquent la saturation du dispositif d’hébergement, tandis que les associations réaffirment les engagements de la France en matière de protection des réfugiés et l’existence de droits fondamentaux comme le logement. Pourtant, en 2011, le nombre de demandes d’asile dans le département d’Ille-et-Vilaine dépasse à peine le millier, ne représentant que 2,5 % des demandes en France.
Nombre de Rennais semblent ignorer que la présence de migrants dans leur ville est une histoire ancienne. La migration de travail et la migration de refuge traversent l’histoire de l’immigration en Bretagne et à Rennes depuis le début du 20e siècle. Ainsi, malgré les mesures législatives visant à en réduire l’intensité, à Rennes comme ailleurs, le travail est un des motifs premiers de la migration et l’économie locale, le moteur du recours à une main-d’oeuvre étrangère. De même, la question de l’accueil des réfugiés est récurrente et interroge l’hospitalité dont les institutions et les populations locales font preuve.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Bretagne est faiblement touchée par l’immigration. La Bretagne du 19e siècle est, au contraire, marquée par une forte émigration de sa population. Selon le géographe Roger Toinard, entre 1831 et 1962, 1 127 200 Bretons auraient quitté leur région de naissance. La Bretagne est en effet frappée par la pauvreté et la surpopulation rurale: l’émigration est le seul horizon, car ni le travail agricole, ni une production semi-industrielle sur le déclin, tels le tissage et la production de toiles, ne peuvent absorber une main-d’oeuvre excédentaire.
Si Rennes n’est pas le territoire le plus touché par cet exode, il n’en reste pas moins que l’économie et la démographie de la région sont peu propices à l’arrivée d’étrangers. Ainsi, en 1851, année du premier recensement de la population en France, les étrangers représentent 0,08% de la population de la région et 0,5% des étrangers vivant sur le territoire français. Britanniques, Suisses, Allemands, Belges et Italiens sont les plus nombreux.
Au 19e siècle, les étrangers en Bretagne sont présents dans les villes, où ils exercent leurs spécialités professionnelles: chocolatiers et épiciers espagnols, tailleurs et ébénistes allemands, plâtriers figuristes italiens, pâtissiers suisses… Ces savoir-faire sont ancrés dans des traditions nationales, régionales, voire villageoises.
À Rennes, la famille de mosaïstes italiens Odorico est bien connue. Isidore et Vincent Odorico, originaires du Frioul dans l’Italie du Nord, viennent en France dans les années 1870 pour participer au chantier de l’opéra Garnier à Paris. Ils fondent la maison « Odorico frères » à Rennes, en 1882. Entre 1885 et 1914, une quarantaine de réalisations sortent de leur atelier, essentiellement des ornements destinés à l’aménagement des églises, des entrées de maisons, des « paillassons », devantures ou plaques. Les deux fils d’Isidore, prénommés également Vincent et Isidore, reprennent l’entreprise familiale et lui donnent une nouvelle ampleur dans l’entre-deuxguerres, faisant de Rennes, l’un des premiers sites français de production de la mosaïque. Isidore perpétue l’art de son père après avoir étudié à l’école des Beaux-arts de Rennes entre 1908 et 1913. L’entreprise Odorico Frères disparaît en 1934.
À Rennes, nombre de ces réalisations ont été préservées et font partie du patrimoine de la ville, dont la piscine Saint-Georges, un immeuble Art Déco de l’avenue Janvier ou encore la maison d’Isidore fils. La démarche patrimoniale engagée depuis plusieurs années par la Ville et les établissements patrimoniaux a donné lieu, en 2010, à l’exposition Odorico, Mosaïstes Art Déco au musée de Bretagne.
Plus près de nous, dans un autre domaine, la famille Lopez, famille espagnole arrivée à Rennes en 1930 et marchands de glaces, a marqué les papilles gustatives des Rennais puisqu’elle leur a fait découvrir cette friandise.
En Bretagne et à Rennes en particulier, la première immigration de travail significative est liée à la Première Guerre mondiale qui a favorisé l’industrialisation encore limitée de la région. En 1914, de nombreuses entreprises civiles dans les secteurs de la métallurgie, du textile, de l’industrie alimentaire se convertissent à la production militaire avec une intensification de la production par les commandes de guerre de l’État. La main-d’oeuvre locale fait défaut car nombre de Bretons sont mobilisés et partent au front.
Dès 1915, les usines de défense emploient des étrangers, des coloniaux, des réfugiés, des femmes. Ainsi, l’Atelier de construction de Rennes compte parmi ses employés des Italiens, Portugais, Espagnols… mais aussi des Nord-Africains ou des Indochinois. Contrôlée et encadrée, l’immigration de travailleurs étrangers se limite aux pays neutres tels que la Grèce, le Portugal et l’Espagne. Les territoires colonisés sont fortement sollicités pour répondre à l’effort de guerre. La plupart des travailleurs étrangers et coloniaux repartent à la fin de la guerre.
Pendant l’entre-deux-guerres, dans un contexte de crise économique et de montée de la xénophobie, le recours aux travailleurs étrangers est limité par des mesures donnant la préférence aux Français dans l’emploi. Toutefois, la Bretagne, ayant connu une industrialisation plus tardive, est moins touchée par la crise et les entreprises demandent et obtiennent des dérogations pour employer des étrangers. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans l’Ille-et-Vilaine, les étrangers sont un peu moins de 2500. Les Italiens sont les plus nombreux (664), représentant environ un quart de la population étrangère du département.
La Bretagne sort exsangue de la guerre. En 1962, les étrangers n’y sont pas très nombreux – environ 7 000 dont près de 40 % dans l’Ille-et-Vilaine – mais ils participent à la reconstruction des villes détruites, à l’industrialisation de la région et au développement de ses grands centres urbains. Ainsi, à Rennes, l’arrivée de l’usine Citroën, en 1962, entraîne le recrutement d’une main-d’oeuvre rurale, qu’il faut rapidement loger. C’est l’une des raisons de la construction de la Zup-sud, le plus important quartier de la ville et l’une des plus grosses opérations d’urbanisme lancée en France à la fin des années 1960 – hormis les villes nouvelles de la région parisienne.
Les immigrés marocains et portugais y apportent une large contribution. Ils ont été parmi ses premiers habitants et y résident encore avec leur famille. En 1968, l’Ille-et-Vilaine, compte 268 Portugais et 172 Marocains, vivant à Rennes pour l’essentiel. En 1975, ils sont 1 250 pour les premiers et près d’un millier pour les seconds. L’immigration turque est plus tardive. En 1975, elle ne représente que 120 personnes. En 1999, sont recensés 1 885 Marocains, 1 236 Turcs et 1 171 Portugais. Ces deux vagues de migrations des années 1970, rejointes par une immigration turque plus récente, composent encore pour partie importante la population immigrée de Rennes aujourd’hui.
Malgré quelques étrangers qui se sont fait connaître pour leur savoir-faire et les travailleurs étrangers et coloniaux pendant le premier conflit mondial, l’immigration ne devient significative à Rennes qu’à partir du début des années 1970 à l’occasion de la construction de la Zup-sud. Dans ce contexte, l’étranger, l’immigré, c’est avant tout le « travailleur immigré », celui dont les Pouvoirs Publics encouragent la venue en cas de besoin et souhaitent le départ quand il n’est plus utile à l’économie nationale ou locale. Cette figure en masque d’autres: les femmes qui ne sont pas absentes – qui ont leur propre parcours migratoire – et les familles parfois présentes dès l’arrivée à Rennes des hommes.
Ces migrants sont dès lors visibles dans l’espace public mais relégués aux marges de la ville, dans des logements de fortune, baraquements ou caravanes. Ils habiteront ensuite dans les immeubles du quartier qu’ils ont contribué à construire.
Or, malgré l’arrêt de l’immigration de travail en 1974 et la prise de conscience de la présence des familles, cette figure du travailleur immigré qui s’est imposée en France dans les années 1960 – et à Rennes un peu plus tardivement, sans doute – a fortement marqué les esprits au point que leurs enfants et petits-enfants nés, socialisés et scolarisés en France y sont encore associés. Cette image globalisante contribue ainsi à cantonner des citoyens français issus de l’immigration à une place de « maind’oeuvre d’appoint ».
À l’instar de l’ensemble de la jeunesse de ce pays, les descendants de migrants sont de plus en plus nombreux à être diplômés de l’enseignement supérieur. Or, plus que les autres, ces derniers peinent à trouver du travail dans leur domaine de prédilection et font l’objet d’un traitement différencié, notamment dans le recrutement. Ces discriminations dans le domaine du travail, touchent particulièrement les descendants de l’immigration postcoloniale. Même s’il est difficile à quantifier à l’échelle d’une collectivité5, le phénomène des discriminations « liées à l’origine » – des témoignages en font état – existe à Rennes. Il commence à être reconnu et combattu6.
La présence de réfugiés en Bretagne est ancienne. On trouve trace de plusieurs centaines de réfugiés portugais regroupés en 1829 au château de Fougères, après les troubles qui affectent la péninsule ibérique. Pendant la Première Guerre Mondiale, la région connaît, pour la première fois, un véritable afflux de réfugiés. Belges et Français du nord de la France arrivent en nombre. Dans le seul département d’Ille-et-Vilaine, ils sont 2 500 à la fin du mois d’août 1914 et près de 22 000 en septembre 19188. La cohabitation avec les populations locales ne se fait pas sans heurts, surtout à partir de la fin de l’année 1914, lorsqu’il est clair que la guerre va durer. Les réfugiés sont stigmatisés comme exigeants et peu enclins à travailler.
L’un des épisodes les plus marquants est lié à la présence, à partir de 1937, de réfugiés espagnols. Dans l’Ille-et- Vilaine, le Morbihan, les Côtes-du-Nord et le Finistère, entre 1937 et 1939, leur nombre est estimé à 12 000. L’accueil, mais aussi le contrôle et la surveillance sont de mises, car on se méfie de ces nouveaux arrivants considérés comme communistes et anarchistes. À Rennes, ils sont placés dans le camp militaire de Verdun, dans un immeuble privé de la rue d’Inckermann et dans les bâtiments désaffectés de la minoterie Saint-Cyr. Ces lieux sont surveillés par des gardiens chargés de ne laisser entrer et sortir personne qui ne soit muni d’une autorisation.
Les autorités veulent empêcher toute propagande politique et éviter les tensions entre les réfugiés qui n’appartiennent pas tous à la même tendance politique. Le contrôle est aussi d’ordre sanitaire car les maladies – gale, fièvre typhoïde ou rougeole – sont fréquentes.
Dès la fin 1937, les réfugiés sont incités à retourner chez eux ou à partir dans d’autres régions françaises. Des comités de secours viennent soutenir l’action publique à Redon, Rennes, Vitré ou Fougères.
Plus vive encore dans la mémoire collective, car plus récente, est la présence à Rennes des réfugiés d’Asie du Sud-Est fuyant les dictatures communistes du Cambodge, du Laos et du Vietnam. En 1974, l’État français décide de faciliter leur venue. Entre 1975 et 1985, environ 150000 réfugiés d’Asie du Sud-Est arrivent en France. Ils viennent à Rennes à partir du 13 août 1975 et sont hébergés au foyer Guy Houist. Ils vont être 1 116 à y séjourner entre 1975 et 1980.
Construit par la ville de Rennes en 1973-1974, ce foyer est géré par l’Association pour la formation des travailleurs africains et malgaches (Aftam), tout d’abord pour loger des travailleurs immigrés. Il est partiellement transformé en juin 1975 en centre d’accueil pour réfugiés. La prise en charge institutionnelle est relayée par le soutien solidaire souvent teinté de paternalisme des populations locales. Une centaine de groupes se constituent ainsi dans l’Ille-et-Vilaine autour des mairies, des paroisses et des associations humanitaires pour apporter une aide matérielle et un soutien moral aux réfugiés.
Mais dès la fin des années 1980, les réfugiés ne bénéficient plus du même préjugé favorable, de la même bienveillance. Plusieurs facteurs expliquent ce revirement: l’augmentation du nombre de personnes en quête d’asile, la diversification des origines nationales, les bouleversements de la géopolitique internationale après la chute du Mur de Berlin et la politique de maîtrise des flux migratoires qui se diffuse progressivement au droit d’asile.
Le nombre de demandeurs d’asile diminue dans les années 1990 – 21 000 en 1995 selon l’Ofpra. Il augmente sensiblement au début des années 2000, avec près de 40000 requêtes. Ces demandeurs d’asile doivent pouvoir bénéficier d’un hébergement et d’une prise en charge minimum, comme le stipule la directive Accueil du Conseil de l’Europe de janvier 2003. La France développe son dispositif d’accueil, mais insuffisamment par rapport aux besoins.
À Rennes, la situation se détériore à partir des années 2006-2007: nombre de personnes en quête d’asile se retrouvent à la rue, sans hébergement. L’accroissement général en France du nombre de requêtes, l’obligation à partir de l’année 2006 pour les demandeurs d’asile résidant en Bretagne de déposer leur dossier à la préfecture d’Ille-et-Vilaine et la mise en place en 2008 à Rennes de la seule borne Eurodac de la région expliquent cette situation.
En 2010, on compte, dans l’Ille-et-Vilaine, 40 % de demandeurs d’asile de plus qu’en 2009 alors qu’au niveau national, l’augmentation n’est que de 15 %. Face à cette situation, des militants associatifs du Dal (Droit au logement) puis de Un toit c’est un Droit réquisitionnent des établissements vacants – école, maison de retraite, etc. – pour y loger les demandeurs d’asile et leur famille. Ces occupations, jugées illégales, donnent lieu à des évacuations par les Forces de l’ordre. La plus spectaculaire est celle d’une ancienne maison de retraite à Pacé, en juillet 2012. 250 migrants y avaient trouvé refuge, dont une part importante de demandeurs d’asile venus de Mongolie, de Tchétchénie, d’Arménie ou encore de Géorgie.
Parallèlement, la durée de prise en charge du demandeur d’asile qui a la chance d’obtenir une place dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) devient par une décision de politique nationale strictement limitée à la durée de la procédure de l’asile. Les demandeurs déboutés doivent quitter les lieux dans un délai d’un mois. Certains sont reconduits à la frontière via le centre de rétention administrative de Saint-Jacques-de-la-Lande qui ouvre le 1er août 2007, avec une soixantaine de places.
En l’espace de vingt ans, le demandeur d’asile vu auparavant comme un « héros martyr » est devenu la figure contemporaine de l’« indésirable ». L’ambivalence des autorités nationales et locales – entre solidarité et contrôle, entre accueil et rejet – cède la place à une représentation plus monolithique de l’exilé et l’imposition progressive de la figure du « faux réfugié ».
Entre connaissances historiques parcellaires, mémoires sélectives et actualités sensibles, le fait migratoire à Rennes est assez mal connu. Peu de Rennais savent par exemple que le quartier du Blosne a été construit également par des travailleurs portugais et marocains. En revanche, l’épisode Odorico – figure de l’étranger qui apporte un savoir- faire apprécié – est largement connu et médiatisé. De même, la mémoire des exilés espagnols s’est peu à peu construite et transmises à Rennes, tandis que le même travail reste à faire pour les réfugiés d’Asie du Sud-Est même si des travaux sociologiques leur ont été consacrés. Si le temps qui passe est un facteur important de la démarche mémorielle, elle peut être activée, encouragée, par des impulsions institutionnelles. À cet égard, l’exposition Migrations au musée de Bretagne, dont nous avons assuré le co-commissariat, peut permettre une prise de conscience que l’immigration en Bretagne et à Rennes, fait partie de leur histoire respective. Reste que le sort actuel des migrants dans la ville peut faire obstacle à cette reconnaissance.