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Dossier
#34
Inria imagine les mondes numériques du futur
RÉSUMÉ > Se soigner, se déplacer, communiquer, apprendre, se divertir, créer… les technologies numériques se sont imposées dans notre quotidien en quelques décennies, propulsées par la puissance de calcul croissante des ordinateurs et des réseaux plus performants. Inria Rennes-Bretagne Atlantique est l’un des acteurs majeurs de cette nouvelle dimension informatique. Rencontres avec Bertrand Braunschweig, directeur du centre de recherche, et Anne-Marie Kermarrec, directrice de recherche, responsable de l’équipe projet ASAP.

     Au coeur du campus de Beaulieu, sur le fronton du centre de recherche Inria Rennes-Bretagne Atlantique, seule l’inscription sous le logo fait référence à l’activité des chercheurs hébergés : « Inventeurs du monde numérique ». Pour pénétrer dans ces lieux sécurisés, il faut montrer patte blanche : badgé, chaque visiteur est pris en charge dès l’accueil. Rencontre avec Anne-Marie Kermarrec, directrice de recherche. Responsable de l’équipe projet ASAP, elle encadre une vingtaine de chargés de recherche, de professeurs de l’Université Rennes 1, de doctorants et post-doctorants, d’ingénieurs et un business-développeur… originaires d’Inde, du Mexique, du Chili ou d’Europe.
     Premier cliché à faire tomber : il y a des femmes dans la recherche informatique ! Même avec moins de 15 % des équipes projets dirigées par une chercheuse à l’Inria Rennes-Bretagne Atlantique, elles oeuvrent à un niveau d’excellence. « Mon seul regret est qu’il y en ait peu et la situation se dégrade », constate Anne-Marie Kermarrec.
« C’est pour moi inexplicable, car le milieu informatique n’est pas machiste. Il est vrai que les sciences maths-physique sont boudées et l’informaticien conserve une image de geek, mais c’est la science de l’information ! »
    
Qu’on se rassure : les maths ne rendent pas chèvre, même en 2015… preuve en est le charisme lumineux de la chercheuse. Fini le temps des pièces entières de calculateurs, chaque chercheur travaille dans un bureau cosy doté d’un ordinateur. Et pourtant, d’un point de vue matériel, la taille des systèmes est exponentielle : « Nous ne parlons plus de dix systèmes, mais de dix millions de machines, ce qui va de pair avec un changement de paradigme au niveau de l’algorithmique, avec des gestions radicalement différentes ». Autre constat : l’anglais est The langage pour communiquer. Ce que confirme la directrice de l’ASAP : « Vous connaissez l’acronyme anglais Asap ? » Asap pour As soon as possible, « dès que possible », est devenu As Scalable As Possible : « Changer d’échelle aussi vite que possible ».

     L’un des principaux axes de recherche de l’équipeprojet est l’application de l’algorithmique pair à pair aux réseaux de capteurs pour la réalisation de systèmes distribués. Kesako ? « Lorsqu’un ensemble de machines coopère pour effectuer une application donnée, cela génère des besoins de coordination et de synchronisation, avec des problèmes de réseau qui viennent se greffer. » Mais encore ? La porte du placard devient tableau, le feutre de notre interlocutrice glisse pour croquer sa pensée : « Imaginez un seul serveur dans un restaurant, si vous augmentez le nombre de clients, il ne pourra plus assurer le service. C’est exactement la même chose. Premièrement, avec la taille et la quantité des problèmes posés dans tous les domaines, une seule machine ne suffit plus pour y répondre. Deuxièmement, avec le développement des réseaux, la communication entre les différentes machines sur des sites distants est devenue la norme. Le simple fait d’une dispersion géographique des utilisateurs, des entités et des données nécessite de pouvoir construire des systèmes distribués ». C’est le job d’ASAP pour y répondre ! « Notre problématique est de fabriquer, concevoir et construire des systèmes avec lesquels nous pouvons à la fois augmenter le nombre de machines, le nombre d’utilisateurs, la taille des problèmes considérés et faire en sorte que les performances ne s’écroulent pas ».
    Face à un grand nombre d’utilisateurs qui utilisent des données, il convient de les répliquer pour faciliter un accès rapide. Ces données évoluant, elles doivent pouvoir se synchroniser pour en assurer la cohérence. Exemple : « Prenons un site e-commerçant. Lors de votre requête, il est dit qu’il reste tant d’exemplaires d’un article que vous voulez acheter. Imaginez qu’il y ait de multiples requêtes concurrentes sur cette information qui a été répliquée, une synchronisation est nécessaire en temps réel pour que vous soyez assuré de la disponibilité de votre article ». La question est bien de construire des systèmes distribués qui prennent en compte la distance géographique, le fait d’être performatif avec, de plus, des attaques ou des comportements aléatoires.

Sept ans de recherche et Mediego en pépinière

     Après une thèse à l’Université de Rennes 1, un an de post-doctorat à Amsterdam, devenue maître de conférences à Rennes pendant trois ans, en 2000, la chercheuse entre dans une aire nouvelle : elle rejoint le laboratoire de Microsoft Research à Cambridge en Grande- Bretagne. En 2004, elle intègre l’Inria, en tant que directrice de recherche et, en 2006, constitue l’équipe projet ASAP. « En 2008, j’ai obtenu un projet Starting Grant de l’European Research Council (ERC). Un budget important pour une durée de cinq ans. Nous étions trois cents lauréats européens, tous domaines confondus, sur dix mille candidatures ». Signes de l’excellence d’Inria Rennes-Bretagne Atlantique, six équipes ont été lauréates de l’ERC. Des fonds européens attribués de façon très compétitive par le Conseil européen de la recherche qui consacre ainsi l’excellence.
    Autre axe de travail d’ASAP : la personnalisation des services sur Internet en peer-to-peer, ou pair à pair, c’est-àdire sans serveur monopole. Il y a deux ans, la responsable donnait un nouveau tournant à ces recherches et décidait de lancer un produit : « Un logiciel simple à mettre en oeuvre auprès des éditeurs de sites Web ou e-commerçants, confrontés à la valorisation de leur contenu. Dès que l’utilisateur se connecte sur le site de nos clients, nous enregistrons son profil pour créer un graph qui va permettre de lui proposer des contenus appréciés par des gens qui lui ressemblent. L’objectif étant de garantir une plus grande pertinence dans les propositions faites. » Offrant « une vision ego-centrée du Web », la start-up Mediego, créée au 1er avril 2014 est en incubation à Inria. « Pour un chercheur, c’est très motivant de voir des idées portées il y a sept ans se concrétiser, pour créer de la valeur et des emplois ! Dans sa carrière, l’opportunité d’avoir un projet qui a un sens et arrive à un bon moment sur le marché est finalement assez rare », se réjouit Anne- Marie Kermarrec.

Travailler de concert avec les industriels

     Avec pour principe : « l’excellence scientifique au service du transfert et de la société », l’enjeu important d’Inria est bien de travailler de concert avec les industriels, explique Bertrand Braunschweig, directeur d’Inria Rennes-Bretagne Atlantique, l’un des huit centres Inria de recherche numérique en région. « Nous développons d’abord l’excellence scientifique avec une politique de recrutement qui est certes élitiste ». Dans le centre de recherche breton, quelque sept cents personnes, essentiellement des chercheurs et une centaine de personnels de support, y participent. « Notre mission est ensuite de transférer nos résultats vers l’économie et la société. Nous avons mis en place toute une organisation pour le permettre ». Il faut en moyenne une décennie avant qu’une recherche ne se retrouve dans le domaine public.
    Cette année sur le plan national, Inria fête trente années de création d’entreprises. Le centre de recherche breton quant à lui accompagne la création d’une start-up en moyenne par an. Un des fleurons souvent médiatisé est Golaem : « Il y a cinq ans, Stéphane Donikian a fondé une société qui compte une quinzaine de personnes aujourd’hui. Celles-ci développent des outils pour réaliser l’animation de foules pour le cinéma et la publicité, avec une capacité en peu de temps de placer par exemple 50 000 personnes dans un stade », explique le directeur. Citons une participation remarquée dans Hercules, du réalisateur américain Brett Ratner. Par ailleurs, Inria Rennes-Bretagne Atlantique partage des laboratoires avec des acteurs privés sur des enjeux communs de recherche, avec par exemple Microsoft, Alcatel- Lucent… La formule Inria Innovation Lab est un autre dispositif qui vise à favoriser le transfert de technologie vers les PME, à moyen terme. Des prestations clefs en main avec les entreprises sont aussi développées et les brevets déposés peuvent être repris par des industriels. Les fruits de longues recherches !

Trente-cinq équipes projets sur le pont

     Dans l’organisation d’Inria, pas de laboratoires ou d’unités de recherche, mais des équipes projet qui peuvent être purement Inria ou communes à d’autres établissements. Citons par exemple l’Irisa. « Une équipe projet, explique le directeur, c’est un ensemble de personnes, en moyenne une vingtaine, qui travaille pour un temps limité, sur un sujet déterminé avec un leader scientifique qui en a la responsabilité ». Une équipe projet est créée après un long processus d’instruction de plus d’un an, après avoir démontré les objectifs scientifiques, mais aussi économiques de transfert vers l’industrie et la capacité des intervenants à atteindre ces objectifs. Une fois créée, celle-ci a une autonomie d’action et d’économie financière sur sa durée de vie qui est de quatre ans. Elle est ensuite évaluée, arrêtée ou reconduite pour une durée de vie de douze années maximum ; huit ans en moyenne pour le centre de recherche breton. Ce dernier accompagne trente-cinq équipes projets dont le coeur de métier est la recherche dans les sciences du numérique et, petite nuance, dans les sciences numériques (voir encadré page précédente). « Historiquement, la Région Bretagne c’était le domaine des télécoms, tout ce qui tourne autour des systèmes, des réseaux et des logiciels. Nous avons connu les premiers développements il y a quarante ans, et c’est toujours une bonne moitié de notre activité », confirme le directeur. D’autres secteurs se sont développés : « En réalité virtuelle par exemple, nous avons des équipes qui sont au top mondial. Nous avons aujourd’hui, une des plus grandes plateformes de réalité virtuelle au monde ».
    Rattachées au centre de recherche rennais, quatre équipes travaillent à Nantes et une équipe à Lannion. Il existe également une plateforme de neurosciences au CHU de Rennes et une agence à L’ENS Rennes à Ker Lann. À l’international, ce sont des inscriptions dans les projets européens et quelque 150 collaborations actives, formalisées ou non, avec des équipes associées aux États- Unis, au Japon, en Inde, en Australie, en Afrique.

Le numérique au coeur des enjeux sociétaux

     « Depuis sa création en 1967, la taille d’Inria de manière globale a été multipliée par deux, au cours de la première décennie de ce siècle, avec des ressources largement disponibles et un soutien de l’État très important. Depuis quatre ans, nous sommes en phase de stabilité des aides », précise Bertrand Braunschweig. Si les ressources de la dotation de service public restent récurrentes, les équipes recherchent des contrats auprès de l’Europe, de l’ANR, l’agence nationale de la recherche, mais aussi auprès des industriels. « Notre montant de ressources propres annuelles, autres que les dotations d’État, est de 8 millions d’euros, soit un tiers du budget global », confie le directeur.
    Dans un contexte économique morose, les enjeux de la recherche informatique et numérique sont au coeur des enjeux de notre société. En témoignent le traitement exponentiel des grandes masses de données, les mégadonnées ou big data, ou encore les enjeux de cyber sécurité qui sont devenus des priorités. Sans oublier la place du numérique dans la santé !
    « Le navigateur est devenu pour l’utilisateur sa fenêtre sur le monde, en local et à distance », constate Anne- Marie Kermarrec. Et d’ajouter : « Il y a dix ans, les utilisateurs étaient des consommateurs de contenus que des experts dispensaient. Aujourd’hui, chacun est potentiellement producteur de contenus. Se posent les questions de vie privée avec la simultanéité de l’information et une diffusion épidémique incroyable. Notre croisade dans le domaine informatique est d’éduquer les internautes. Aujourd’hui, il n’y a pas plus de raisons d’enseigner la physique aux élèves que l’informatique. C’est une science présente à tous les niveaux, dont il faut connaître les rudiments, en apprenant aussi à gérer la consommation d’énergie que génèrent ces nouveaux outils ! ». Tout un programme !