Les 23 et 30 mars prochain, ce n’est pas une assemblée, celle des édiles de la ville, mais bien deux que nous serons invités à désigner. Pour la première fois de notre histoire, nous élirons les conseillers communautaires au suffrage universel direct… mais attention, par fléchage. Concrètement nous glisserons dans l’urne un seul et unique bulletin de vote qui comprendra deux listes indissociables, une pour les candidats au conseil municipal, l’autre, issue de la première, pour les candidats aux sièges des agglomérations. Ce ne serait, au final, qu’un simple dispositif d’information des électeurs, loin de la révolution annoncée. Pourtant, il offre enfin l’occasion d’ouvrir le débat sur la démocratie locale. Une nécessité aux vues des bouleversements de l’équilibre des pouvoirs de proximité et notamment de la montée en puissance des intercommunalités. Leur nombre a quintuplé en une vingtaine d’années, et surtout, elles ont acquis une puissance nouvelle, grâce au transfert progressif de compétences aussi stratégiques que le développement économique ou l’entretien des voiries (lire à ce sujet le dossier de Place Publique Rennes n°26 de novembre-décembre 2013 sur les élections municipales).
Bien sûr, les élus et les citoyens restent avant tout attachés à leur commune, l'échelon démocratique fondamental, mais c'est bien au niveau métropolitain que la ville est désormais gouvernée… L’union fait la force ! L’intercommunalité a permis de contrer le réel émiettement – synonyme d’impuissance – des communes françaises. à plusieurs, elles ont pu mutualiser moyens et infrastructures pour offrir plus de services et d’équipements aux habitants, tout en réduisant sensiblement les inégalités entre villes et villages.
Dans les communes, le triptyque citoyens / élus / services avait trouvé un certain équilibre au fil du temps. La montée en puissance des intercommunalités a changé la donne car le jeu des pouvoirs s’y exerce différemment. La taille et la nature des projets traités ont donné aux services une liberté d’action et un poids nouveaux au niveau local. « Dans une commune de 10 000 habitants, quand le directeur général des services sort de la mairie, il croise des gens qui peuvent l’interroger sur ses actions. Ce n’est pas le cas dans une agglomération», affirme Christophe Beurois. Loïc Blondiaux explique : « C’est la perte d’une certaine proximité qui tend à limiter le contrôle citoyen sur l’action de ces services et leur donne une telle puissance ». Une puissance dont se plaignent, à mots couvert, certains « petits élus ». Ils se sentent parfois en décalage avec la complexité des dossiers portés par l’intercommunalité et disent même se heurter à un soupçon d’incompétence de la part de services toujours plus spécialisés.
C’est également cette perte de proximité qui expose les élus à ce que l’on pourrait qualifier de « syndrome européen ». Pour Loïc Blondiaux, l’analogie est saisissante : comme les élus nationaux qui attribuent la responsabilité des mesures les plus impopulaires à Bruxelles, les maires ont tendance à se retrancher derrière les décisions de l’agglomération. Les intercommunalités seraient devenues des lieux de négociations entre communes, hors de toute préoccupation sociétale ou idéologique. C’est « pour sa commune » qu’un maire s’oppose, par exemple, au tracé d’une voie nouvelle, et non en vertu de principes liés à une opinion politique. « On a une lente dérive de pans entiers du territoire qui se dotent d’un fonctionnement apolitiques… comme l’Europe, en panne à cause de l’absence d’espace politique. » Christophe Beurois renchérit : « Pourtant sur les grandes questions de société on a besoin de sens et de valeurs partagées ». Autrement dit, la métropolisation éloignerait les maires du débat d’idées pour les cantonner au jeu discret des négociations entre communes. Ce que regrette Loïc Blondiaux : « la démocratie locale devient une forme de théâtre d’ombres où l’on n’arrive plus à identifier le processus et l’auteur de la décision. C’est un déphasage mortifère pour la confiance du citoyen dans la démocratie locale ».
Il faut souhaiter que le fléchage des élus communautaires lors des municipales permette d’améliorer la visibilité de l’intercommunalité. Si l’on en croit une étude IFOP, commanditée par l’Association des Communautés de France en septembre dernier, les citoyens la jugent positivement, mais connaissent très mal son fonctionnement et ses représentants. 54% des sondés appartenant à une intercommunalité ignorent le nom de son président. Ils en sous-estiment également les attributions : « La force de l’imaginaire municipal continue à attribuer au maire des pouvoirs dont il est dépossédé », souligne Loïc Blondiaux. C’est cette même force qui fait de la commune le territoire auquel les individus s’identifient. « Pour qu’il y ait démocratie, il faut se sentir appartenir à la même communauté de destin. Pour l’instant, ça n’existe que difficilement à l’échelle métropolitaine », constate Christophe Beurois.
Le désintérêt des citoyens pour les intercommunalités serait-il réciproque ? Contrairement aux communes, qui ont tenté d’intégrer les habitants dans leurs processus de décision avec, par exemple, les conseils de quartiers, les agglomérations n’ont pas souhaité créer, en leur sein, d’outils de démocratie participative réellement fonctionnels. Il faudra pourtant, explique Loïc Blondiaux, que les élus fassent une place aux citoyens dans cette collectivité nouvelle : « à cette échelle, il n’y a pas d’intérêt spontané. Il faut rendre l’intercommunalité sensible au citoyen pour qu’il puisse s’acculturer, se former aux enjeux de la métropole. » Encore faut-il mettre en place des dispositifs participatifs qui donnent aux habitants un rôle réel dans les décisions de l’intercommunalité. Quel intérêt auraient-ils à débattre de questions jouées d’avance ?
Mais les élus communautaires qui pourraient créer de tels dispositifs sont, comme une bonne partie de la société civile, très réservés sur leur utilité. Il faut dire que les villes qui ont mis en place des comités pérennes, comme les conseils de quartiers, font, à peu près toutes, le même constat : ils ont surtout généré des insatisfactions ! Ils ne savent pas mobiliser les citoyens, peinent à renouveler leurs membres et à s’ouvrir à des populations qui n’appartiendraient pas au sérail associatif et militant local… Plus encore, leurs avis n’ont que très rarement été pris en compte par les élus. « Les élus voient la charge que cela représente et le peu d’effet sur la vie publique, ils se disent “tout ça pour ça ?”, et ils ont raison », martèle Christophe Beurois. « Ce n’est pas une surprise : ils ont rarement soumis aux conseils de quartiers les questions essentielles et ont souvent remis en cause leur légitimité… ils n’ont pas voulu que ce soit transformateur » renchérit Loïc Blondiaux.
Tout l’enjeu est là : les intercommunalités doivent admettre, sans frilosité, que la participation citoyenne sert leurs projets notamment parce qu’elle les rend socialement acceptables ! Dès lors, elles devront apprendre à pratiquer la concertation, projet par projet, pour éviter l’usure inéluctable de comités ronronnants. La réflexion sur le pont Jean-Jacques Bosc, lancée par la Communauté urbaine de Bordeaux en 2009, illustre à elle seule cette démarche. Avant même qu’un cabinet d’étude ait sorti crayons et gomme, futurs riverains et associations sont associés à ce qui n’est, à l’époque, qu’un projet de franchissement de la Garonne. Ils se sont formés aux questions d’urbanisme et de transports, ont soupesé les enjeux de cette nouvelle liaison et ont produit, in fine, un avis qui débouchera dans quelques mois sur la construction d’un pont urbain atypique. Certains de ces habitants ont même poursuivi l’aventure au-delà de ce qui était prévu : ils ont intégré le jury du concours d’architecture lancé pour la conception du pont ! Pour Christophe Beurois, qui a piloté la démarche, un tel travail est exemplaire : les citoyens ont été associés très en amont du projet, ils sont montés en compétences tout au long du processus et, surtout, leur avis a eu un impact réel, puisqu’il a constitué le socle du concours d’architecture. Un véritable « saut qualitatif dans la concertation », précise-t-il.
Mais de telles démarches peuvent difficilement être mises en oeuvre directement par les intercommunalités. « Les élus ne peuvent pas organiser et animer le débat public sur leurs propres projets : ils seraient juge et partie. Les conseils de développement, eux, ne peuvent pas être soupçonnés de parti pris » affirme Christophe Beurois. Loïc Blondiaux est plus réservé : « Ils sont largement sous l’emprise des élus car ils ont besoin de leur confiance, ce qui leur interdit de requérir au registre de la critique. être une doublure du pouvoir local les rends inopérants au regard des citoyens ». Inopérants et invisibles : qui connaît aujourd’hui ces conseils de développement (C2D) créés en 1999 par la loi Voynet ? Ce sont des assemblées purement consultatives, dont la composition et le rôle sont laissés à la discrétion de chaque agglomération ou pays mais qui peuvent élaborer avis et propositions sur l'ensemble des politiques publiques. à la Communauté urbaine de Bordeaux c’est bien le conseil de développement qui organise les concertations citoyennes. Vincent Feltesse, le président (PS) de la CUB l’a voulu indépendant, doté de vrais moyens et capable de s’autosaisir. Il milite dans ce sens auprès des autres présidents d’agglomérations pour rendre l’avis des C2D obligatoire sur les délibérations les plus importantes et pour ouvrir largement leur composition aux simples citoyens, en recourant au tirage au sort.
La démocratie participative aurait pu être un thème de la prochaine campagne des municipales. Ce ne sera sans doute pas le cas. La thématique, marquée par la présidentielle de 2007, n’est plus guère portée par les candidats, même outsiders. Pourtant l’évolution des intercommunalités ouvre la nécessité – et l’opportunité – d’une véritable réflexion collective sur une participation citoyenne capable de produire de l’effet sur la décision publique et de favoriser une citoyenneté active. Il faudra bien que nos futurs conseillers communautaires s’en emparent, deviennent forces de propositions et vecteurs de mobilisation sur ces questions, sous peine d’élargir encore le fossé qui se creuse entre élus et citoyens.