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Contributions
#27
RÉSUMÉ > C’est un texte très intime, de ceux que l’on confierait à un ami, que nous a transmis l’écrivain Albert Bensoussan, universitaire et écrivain rennais bien connu des lecteurs de Place Publique. L’auteur de Guildo blues clame ici son amour de la Bretagne, où il vit depuis bientôt 50 ans. À l’heure où les questions d’identité régionale s’invitent dans l’actualité, il apporte ainsi un éclairage sensible et personnel à ce débat passionnel.

     On présentait l’autre soir à l’espace Ouest-France l’ouvrage posthume d’Antonio Otero Seco, Écrits sur García Lorca, publié par La Part commune (ultime ouvrage du regretté éditeur Yves Landrein) et voilà qu’avec un petit air d’anciens combattants d’ex-collègues de l’université de Haute-Bretagne me retrouvent. Pour la raison aussi que je fais partie de ce livre. Nous parlons, chaleur humaine, mélancolie, passé déjà un peu loin. Famille universitaire… Nous étions en Bretagne, mais moi qui était né quelque part ailleurs, l’étais-je vraiment, de Bretagne ? L’un d’eux, arguant d’un petit roman que j’avais publié en 1974, La Bréhaigne (« Les Lettres Nouvelles », Denoël), me décocha alors, sans avoir l’air d’y toucher, le plus naturellement du monde, sa flèche empoisonnée. Non, je n’étais pas de Bretagne car mon roman était critique à cet égard. Il s’interrogeait donc sur ce parti-pris anti-breton qu’il avait cru lire dans ce livre au titre trompeur et qui, néanmoins, fut finaliste du prix des écrivains de l’Ouest, en son temps, et défendu valeureusement – généreusement – par l’adjoint rennais à la culture d’alors, Charlet Le Cotteley (dont je bénis ici la mémoire). Pas de haine pour la Bretagne, certes pas, mais de la hargne chez ceux – très peu - qui m’accueillirent du bout des lèvres.
    Je fus nommé à la Faculté des Lettres de la place contribution Hoche en septembre 1966, après trois ans d’assistanat à la Sorbonne et un doctorat en poche. Ce nom exotique que je portais, certains ne savaient vraiment pas ce qu’il cachait. Les uns me tenaient pour kabyle, d’autres pour arabe, et fort peu pour ce que j’étais vraiment : un Français né français, de parents français, mais né en Algérie (française) et d’origine juive (notez bien que je ne dis pas quoique). Une ou deux nuits, peu avant l’aube, à l’heure où passent les éboueurs, je fus naguère réveillé par quelque appel intempestif : « Ben, la benne va venir te prendre, fais ta valise, sale bougnoul » (cette phrase, gravée en mémoire, est parfaitement patentée). Bon, alors serais-je vraiment marginal, et mon vieil ex-collègue en était-il resté à l’épluchage des patronymes et aux labels d’origine ? À quoi bon expliquer que ma venue en Bretagne était une histoire d’amour ? Dire que mon père fut ce blessé de la Somme en 1915, ramassé inanimé et exsangue sur le champ de bataille et évacué sur Rennes, à l’hôpital Ambroise Paré où sa vie fut sauvée ?

     Dire qu’il y resta trois ans, de belle convalescence à Rennes, Quimper (moi j’entendais « qu’un père », car de père on n’en a qu’un) et Saint-Malo ? Et que plus tard, se rendant en Métropole tous les deux ans comme tout fonctionnaire d’Algérie, il ne manquait jamais de mener sa famille en Bretagne. Comme un pèlerinage. Je fus baigné dans cet amour et cette mythologie. La Bretagne était donc pour moi comme un cordon ombilical. J’y fis souche, et trente années durant je fus un professeur aimé, comblé, avec des centaines, des milliers d’étudiants, qui furent ma seule progéniture.
    Je fus accueilli à Rennes par un fameux « métèque », le doyen René Marache qui, recevant un jour le professeur Noël Salomon, natif de la vallée de la Rance et exilé à Bordeaux, s’écria à son encontre : « Vous avez quitté la Bretagne voici vingt ans, moi l’Auvergnat je suis venu en Bretagne il y a vingt ans : à nous deux nous composons un Breton entier ». D’illustres Bretons de père en fils me témoignèrent leur amitié, au premier rang desquels Per-Jakez Hélias, et son Cheval d’orgueil, tout autant que Xavier Grall et son Cheval couché. C’est son Africa Blues qui inspire mon dernier titre. Et puis Paol Keineg et ses Bonnets rouges qui me fit une place dans sa revue Bretagnes, oui, avec un s, pour bien signifier la pluralité - le métissage ? – de ce pays. Et puis Michel Renouard, l’âme de Dinan, me couronna en 2008 du prix des Écrivains de l’Ouest (pour Dans la véranda, éditions Alain Gorius/Al Manar), que j’avais loupé quatre décennies plus tôt. Et quelques grands édiles surent me parler, Henri Fréville, certes, un temps placardé comme juif par ses détracteurs, et puis son successeur, Edmond Hervé, oreille attentive et coeur sur la main (il me décerna la médaille de la ville en 1998, pour bien témoigner que j’étais devenu – reconnu comme - quelqu’un du pays). Marache, avec tout son bel humour, qualifiait ces honneurs de « hochets », mais moi je n’en ai retenu que les sceaux d’amitié.

     Aujourd’hui, Rennes est une ville métissée. Nolens volens beaucoup l’ont admis et plus personne ne s’offusque de certains patronymes auxquels ne colle pas la glaise bretonne. Mon éditeur est breton, André Crenn et Jacques Josse – au front « piqué d’étoiles » – sont des phares et ma folle nef leur doit de n’avoir pas échoué. J’ai à ma droite La guerre secrète de Guénane, à ma gauche Le corps perdu de Marie Le Drian, deux prodigieuses écritures, et je me dis que la Bretagne que j’aime tant est une terre pour les lettres et les livres. Et l’on m’y a fait une place. Depuis le temps primitif où Yves et Yvette Bertho, et Jeanne Denieul – les « Nourrices » comme nous disions fort justement -, exposèrent en vitrine mon premier livre, Les Bagnoulis (Mercure de France, 1965), et moi qui arpentais, si fier, la rue Hoche et ses « Nourritures terrestres ». Oui, j’étais ici chez moi.
    Voilà et voilà. Ma seconde épouse est bretonne et rennaise, avec un berceau maternel en terre intérieure. J’admire mon beau-père, Jean Meinnel, illustre physicien et qui fut résistant au temps de la peste brune. J’aime ma belle-mère, née Guégan. J’aime celle qui est devenue ma cousine - germaine de ma femme - et qui tient la médiathèque de Corlay, celle qui a pris le nom d’Yvon Le Men – qui passa naguère un oral triomphant devant moi et qui est mon ami. Que de liens, que de fils ! Sans parler de deux miennes cousines dont l’une épousa un marin de Loctudy, et l’autre un officier de marine de Brest. J’aime, donc, mes cousins Gourvès et Gonidec. J’aime cette Bretagne contrastée, accueillante, d’Armor et d’Arcoat, et j’aime les petites gens armoricains qui ont mon visage et à qui je ressemble. Alors que personne ne me dise que ce pays, je ne l’ai pas aimé. Oui, avant même de naître. Mon coeur est en Bretagne.