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Contributions
#27
RÉSUMÉ > Devenus en quelques jours le symbole de la révolte bretonne contre l’écotaxe, les bonnets rouges font référence à un épisode fondateur de l’histoire régionale, en 1675, également connu sous le nom de Révolte du Papier Timbré. à travers ce joli coup de communication se dessine tout un chemin complexe qui associe histoire, mémoire et identité bretonne.

     L’idée de mobiliser la référence à la révolte dite des Bonnets rouges, survenue sous Louis XIV, n’a pas surgi de nulle part le 26 octobre dernier. à l’évidence, le projet était dans l’air. Quelques jours plus tôt en effet, comme en 1675, le tocsin – les sirènes incendie en l’occurrence – a sonné dans plusieurs entreprises bretonnes hostiles à l’écotaxe et un commentaire anonyme de l’article de Ouest-France.fr relatant la fermeture de Gad était signé « Ar Balp », référence évidente au meneur des Bonnets rouges de 1675, Sébastien Le Balp.

     La mobilisation de ce très ancien passé est d’autant moins étonnante que nombre d’indices montrent que la mémoire de ces événements est toujours bien vivante. Les amateurs de la matière de Bretagne ont aussi remarqué que, ces derniers temps, un certain nombre de livres sur le sujet, en général anciens, étaient réédités. Chacun se souvient aussi que la mobilisation de 2008 en faveur du maintien de la maternité de Carhaix a été surnommée « le nouveau printemps des Bonnets rouges ». Christian Troadec, historien de formation et maire de la ville, ne serait pas étranger à cette appellation. à Rennes aussi, la mémoire des révoltes de 1675 se porte bien. Du côté de l’hôtel de ville, une version officielle alimentant le « roman municipal », aime rappeler que cette révolte perçue comme annonciatrice de la Révolution dans la nuit de l’absolutisme serait née à Rennes… comme la Révolution elle-même. Mais il existe aussi une autre mémoire de l’événement. Ainsi, le bien connu Gaël Roblin tient-il taverne et librairie au 1675, tandis que l’éditeur et militant EELV Jean-Marie Goater anime de son côté le Papier timbré, en référence à la révolte du même nom dont le versant bas-breton a pris le nom des Bonnets rouges.

Papier timbré et Bonnets rouges : une crise nationale

     Mais de quoi parle-t-on ? D’une révolte antifiscale comme il y en eut tant en France au 17e siècle : Croquants du Périgord, Nu-Pieds de Normandie ou Sabotiers de Sologne ont devancé les Bretons sur le chemin du grand refus de la fiscalité au son du tocsin. Partout, le cri de ralliement est « Vive le roi sans la gabelle » en référence à la détestée taxe sur le sel, dont le nom sert à désigner toutes les nouveautés fiscales. Dans les années 1660-1670, plusieurs révoltes importantes secouent encore le royaume1. Cette fois, il s’agit de refuser la série d’impôts mise en oeuvre par Colbert pour financer la guerre dite de Hollande (1672-1678). Parmi ces nouveautés fiscales figure en particulier l’instauration d’une taxe sur les actes officiels – le papier timbré, ancêtre du timbre fiscal – qui donne son nom à la révolte. De Pau à Gourin, c’est la cible privilégiée des émeutiers, non sans lien avec les progrès de la culture écrite dans la société.
    En 1675, la révolte éclate brutalement d’abord à Bordeaux, contraignant Louis XIV à céder face à la rue. La conséquence ne se fait pas attendre : en maints endroits, des gens réclament les mêmes avantages que les Bordelais. Des éclats contestataires d’importance variable surgissent jusqu’à Besançon et à Grenoble, mais les troubles les plus graves surviennent en Bretagne, où l’absence d’armée au moins autant qu’un contexte économique déprimé expliquent la propagation de l’incendie.

     Après Rennes, Nantes et Guingamp, ce sont les campagnes de Basse-Bretagne qui se soulèvent. Les agents du fisc sont pourchassés, quelques châteaux sont aussi pillés et des seigneurs pris à partie, en raison de prélèvements jugés abusifs. La révolte révèle surtout une crise de confiance entre une partie des élites et les populations, qui leur reprochent d’être plus ou moins liées au fisc et, à travers lui, au nouvel ordre socio-politique. C’est donc une probable erreur de perspective que d’opposer révolte purement antifiscale d’un côté et révolte d’abord sociale avec des objectifs antiseigneuriaux de l’autre : la « révolte du Papier timbré » est citadine, celle des « Bonnets rouges » est paysanne. La révolte est sociale car antifiscale. Au fond, ce qui est dénoncé, ce sont l’enrichissement abusif et les trahisons élitaires. Et ce qui est revendiqué, c’est le bon gouvernement, juste et protecteur d’une société harmonieuse.
    C’est bien ce que montre le remarquable « code paysan » rédigé par des députés des paroisses du sud de la Cornouaille, qui s’en prennent tant aux abus fiscaux que seigneuriaux. Leur texte n’est d’ailleurs pas antinobiliaire, exprimant aussi des rêves dignes du marquis de Carabas, de voir les paysans épouser des filles bien nées, et de voir leur descendance commune avoir du sang bleu.
    D’aucuns ont aussi remarqué que les mêmes nomment à leur tour des députés chargés de les représenter qui devront porter des bonnets rouges. Pourtant, le nom de « Bonnets rouges » pour désigner les rebelles reste rare. Quelques documents postérieurs désignent ce qui semble avoir été le groupe des insurgés les plus déterminés. Mais on sait aussi que le bonnet écarlate est un attribut habituel de la tenue populaire. Ainsi, tout le monde peut porter un bonnet rouge, mais tout le monde n’est peut-être pas pour autant un Bonnet rouge…

     Au coeur de l’été 1675, nul ne le sait encore, mais ce qui se joue entre Pont-l’Abbé, Pontivy et Lannion est l’une des dernières grandes révoltes antifiscales de l’Ancien Régime. Car Louis XIV décide de ne pas reculer sur le front fiscal, comme l’avaient si souvent fait ses devanciers. Ce faisant, il applique une politique de fermeté inaugurée en 1662, cassant ainsi la machine protestataire qui prospérait sur les reculades jusque-là si fréquentes.
    Il faut dire aussi que ce roi-là a les moyens de ses ambitions. Craignant que les Hollandais ne profitent de la situation pour menacer Brest, il envoie une petite armée sous les ordres du duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne. Des hommes sont roués, pendus, envoyés aux galères, mais en l’état actuel des sources connues, la répression apparaît relativement modérée, moitié pour ne pas relancer l’agitation et garder le contrôle du territoire, moitié car les insurgés se sont dispersés et échappent aux soldats. Sans doute des considérations religieuses ont-elle aussi pesé. De plus, et la mémoire bretonne a eu tendance à l’oublier, les populations ont collaboré au retour à l’ordre, pour éviter d’être trop durement punies. C’est peut-être parce qu’elle dispose finalement de peu de gibier de potence que la répression s’abat sur des symboles que sont les clochers du pays bigouden, zone fortement insurgée, dont certains sont arasés et deviennent dès lors des vecteurs de mémoire, qui pourront intimider les générations suivantes, mais du coup empêcheront l’oubli de se faire. La révolte des « bonnets rouges » est en effet une des seules de son genre qui soit devenue un authentique « lieu de mémoire » régional.
    Plus que la révolte, c’est donc la répression qui reste dans les mémoires. Il en va de même à Rennes, durement punie, qui perd 20% de sa population du fait du départ du Parlement pour Vannes, où il reste 15 ans. Comment ne pas voir que le seul tableau connu en France osant représenter une révolte a été réalisé à Rennes ? Intitulé L’Injustice, il représente la vision hallucinée d’une ville réduite à néant. Comme en écho, un petit notaire de la ville compare d’ailleurs la situation à la destruction de Jérusalem. Rien moins.
    Au 19e siècle, l’historiographie régionale se saisit de l’événement. Le grand historien monarchiste Arthur de La Borderie y voit, le premier, la fin de « l’âge d’or de la Bretagne » : le temps de la collaboration heureuse entre la monarchie peu pesante et les notables locaux s’achève dans le sang et les larmes, par une répression « terroriste » qui annoncerait les horreurs de la Révolution. La France du Grand roi, centralisatrice et autoritaire, déchire à ses yeux le « traité d’union » de 1532.

     L’essor des travaux d’histoire sociale, économique et culturelle, au 20e siècle, amène à reprendre différemment cette thématique d’une révolte qui clôt un « âge d’or » du fait d’un indéniable dynamisme économique. Pour les historiens des années 1970-90, la révolte naîtrait mécaniquement de la rencontre entre l’essor de difficultés sociales (dues à l’amorce d’un déclin économique) et l’essor des prélèvements seigneuriaux et royaux. C’est alors, notent-ils, que commence le décrochage armoricain, associé à la soumission politique, voire à la domination cléricale : les révoltes de 1675 n’ont-elles pas été suivies par l’envoi de missionnaires prêchant la soumission ? Mais, à s’en tenir à ce schéma, contrairement à ce que dira, en 2013, le ministre Le Foll, ce n’est pas la révolte qui a plongé la Bretagne dans un cycle de déclin… Quant aux travaux d’historiens plus récents, ils insistent davantage sur l’idée que, contexte tendu ou pas, rien n’était écrit d’avance, et que la révolte est d’abord le fruit d’engrenages et d’opportunités, sur fond de malentendus communicationnels et de revendications de privilèges.

Bonnets rouges et roman régional breton

     Sur cette base, prospère une mémoire victimaire de l’événement qu’illustre par exemple avec force Per-Jakez Helias dans le Cheval d’orgueil :
    « (...) deux de nos aïeux, l’un appelé Yann Gouarlaouen, l’autre seulement connu sous le nom de Pôtr Tin et âgé de quatorze ans, pas un de plus, avaient été pendus aux arbres de Guilguiffin après la révolte des Bonnets Rouges, pendus par le duc de Chaulnes, le duc damné, qu’il n’arrête pas de bouillir au feu d’enfer, même après le jour du Jugement, le salaud ! ».
    Dès lors, la révolte s’intègre à toute une vision qui exalte la résistance multiséculaire de la Bretagne à la France. Certains prêtent même aux révoltés de 1675 des intentions qu’ils n’avaient pas comme le rêve de créer une république bretonne indépendante, et aux autorités françaises des ambitions génocidaires. La révolte de 1675 apparaît comme un de ces épisodes dramatiques de l’histoire des relations entre la France et les Bretons, et permet d’accréditer l’idée selon laquelle le Breton est un rebelle, un résistant, mais aussi une victime. Dans la grande galerie de l’Histoire de l’Armorique, les Bonnets rouges prennent place à côté de la duchesse Anne, des Chouans, de Pontcallec, de La Chalotais ou des soldats de Conlie.

     Ainsi, la mise en avant des Bonnets rouges participet- elle de ce que l’on pourrait nommer la fabrication d’un « mythe rébellionnaire breton ». Pour continuer à penser leur différence et leur singularité de moins en moins évidente dans le grand tout national, et compenser leur ralliement à l’Etat français (et à sa langue), les Bretons semblent avoir cherché à survaloriser un passé de résistance cultivé dans le même temps avec ardeur par des historiens de sensibilité régionaliste qui pouvaient être talentueux.
    Cette perception n’est évidemment pas sans fondement, mais le passé rebelle des Bretons n’est sans doute pas aussi original que beaucoup semblent le penser, oubliant par exemple que Paris a longtemps été, bien plus que la Bretagne, le lieu de toutes les contestations. Reste qu’on aurait donc ici la rencontre entre un milieu intellectuel dynamique, qui a fait depuis des lustres de l’Histoire le creuset de la construction identitaire régionale, et une forte demande sociale chevillée à des mutations socio-culturelles qu’il fallait dominer.

     En réalité, au 20e siècle, la mémoire des Bonnets rouges est d’abord une mémoire de gauche, en particulier de celle qui s’enflamme pour les minorités culturelles. Dans cette perspective, cette révolte est perçue comme un épisode de la lutte des classes, avec, ce qui ne gâte sans doute rien, une touche anticléricale, le tout doublé d’une dimension de lutte nationale. De manière révélatrice, les révoltés de 1675 figurent dans le panthéon historique de la jeune Mona Sohier (Ozouf), mais non les Chouans. Mais les sensibilités plus attachées au centralisme, ou moins sensibles au régionalisme, y trouvent aussi leur compte : en insistant sur la lutte des classes, cela permet de souligner que la révolte oppose les Bretons entre eux, dominés contre dominants, et non les Bretons à l’Etat.
    Par delà ces différences d’appréciation, c’est logiquement surtout depuis les années 1970 que l’on parle des Bonnets rouges. Leur irruption sur la scène collective mémorielle doit beaucoup à la pièce de Paol Keineg, Le Printemps des Bonnets rouges (1972) (voir encadré ci-contre). Dans cette Bretagne qui, du combat du Joint français (1972) à celui de Plogoff (1980), est en train de basculer à gauche par villes entières, les Bonnets rouges deviennent les figures de référence du peuple de gauche en lutte, formant le pendant des Chouans, figures rébellionnaires de droite.

     Mais ce que montre l’affaire du portique de Pontde- Buis, c’est que les Bonnets rouges peuvent devenir aussi des figures qui plaisent à la droite, du fait de leur antifiscalisme. Flairant un populisme poujadisant teinté de paternalisme patronal, une partie de la gauche se tient d’ailleurs à distance du mouvement dit des Bonnets rouges. Certains dénoncent même un véritable hold-up mémoriel parfaitement réussi par la droite bretonne qui leur a piqué les Bonnets rouges, jusque-là icônes de la gauche bretonne. Qui sait d’ailleurs si, comme on le lit ici ou là, et comme l’a aussi montré l’an dernier la Manif pour tous, nous n’assistons pas aux premiers pas d’une nouvelle culture de la droite, qui, rejetée dans l’opposition du haut en bas de la République, apprend la rue et l’agitprop et se montre capable d’utiliser les symboles de la gauche pour la combattre… un peu comme avait tenté de le faire avant cela l’ancien président de la République.
    Il serait pourtant réducteur de limiter le mouvement à une expression de droite : l’exigence d’un emploi décent ici et maintenant n’est ni de gauche, ni de droite, tandis que les voix qui expriment que l’heure est venue de desserrer l’étau « jacobin » peuvent venir de bâbord comme de tribord. Comme toujours, en 2013 et en 1675, la révolte embauche une foule de mécontentements qu’elle fait remonter à la surface et qu’elle agrège ensemble, jusque dans leurs éventuelles contradictions.
    Car au fond, en s’attaquant à l’écotaxe tout en appelant l’Etat à la rescousse pour sauver un tissu économique qui apparaît brusquement d’une incroyable fragilité, comme hier pour refuser le désengagement de ce même Etat qui menaçait une maternité, les Bretons qui manifestent un bonnet rouge sur la tête clament que, comme leurs ancêtres, ils veulent bien du roi, mais sans la gabelle, ou, si l’on préfère, le beurre salé et au moins un peu de son argent.

     Quoi qu’il en soit, cette affaire révèle aussi que les Bretons sont grands amateurs de leur histoire. Il fallait en effet avoir un peu lu pour faire le parallèle entre 1675 et 2013, entre la fin de l’âge d’or économique au Grand siècle et la fin du modèle économique breton des Cinquante glorieuses, et se souvenir qu’un impôt de trop pouvait mettre le feu aux poudres dans un contexte économique et social de plus en plus tendu. Copier-coller un peu facile peutêtre, diront certains, qui ignore les flagrantes différences entre 1675 et 2013, mais témoignage sociologiquement extrêmement intéressant d’une originale sensibilité au passé régional. Et qui sait si ce n’est pas au fond cela, le principal enseignement de ce à quoi nous assistons ?