« Lisez et vous verrez…»
PLACE PUBLIQUE> L’Oulipo est viscéralement lié à la ville, non?
JACQUES ROUBAUD > Il n’y a pas de lien absolu, mais c’est vrai que beaucoup de membres de l’Oulipo vivent en ville. Surtout, n’oublions pas la consigne que Raymond Queneau donnait à nous, ses ouailles, et qui était: « Lisez les rues ».
PLACE PUBLIQUE > La ville est donc un livre?
JACQUES ROUBAUD > Dans la ville, il y a plein de signes de langue: sur les trottoirs, sur les pavés. Il y a plein d’inscriptions sur les plaques de rue… les « bis », les « ter », les « quater ». L’onomastique des rues est passionnante. Queneau insistait beaucoup sur tous ces signes. Il y a aussi l’exemple de Perec, avec sa description appelée Tentative d’épuisement d’un lieu parisien.
PLACE PUBLIQUE > L’Oulipo en pince surtout pour les signes écrits ?
JACQUES ROUBAUD > C’est vrai, mais cela correspond surtout au « premier Oulipo », disons jusqu’à Perec. Ensuite, nous nous sommes mis à faire des lectures, si bien que la dimension orale est devenue plus importante. Nous faisons davantage d’enregistrements sonores. Les travaux oulipiens se font plus à partir de ce que l’on entend qu’à partir de ce que l’on voit écrit.
PLACE PUBLIQUE > Exemples d’oralité urbaine?
JACQUES ROUBAUD > Par exemple, moi, dans les rues de Paris, je vois le mot « traversez ». Ça me parle, alors je le dis à voix haute. Puis, « rue de Babylone », « piéton », etc. J’énonce les mêmes choses en même temps. Ou alors, je tombe sur une rue Roubaud, « R-O-U-B-O », cela ne s’écrit pas pareil, mais à l’oral, c’est pareil. La ville rentre en nous de cette façon aussi.
PLACE PUBLIQUE > Mais encore?
JACQUES ROUBAUD > On a fait des petits films, il y a quelques années. Des Oulipiens devaient choisir une rue et la filmer deux minutes. Ainsi, Olivier Salon s’est posé rue Sarette: il interrogeait les passants qui passaient par là et il leur demandait : « Madame, je voudrais savoir pourquoi la rue s’arrête? »
PLACE PUBLIQUE > Au-delà de la visée descriptive, les Oulipiens théorisent-ils la ville?
JACQUES ROUBAUD > Comment dire? (silence) Se déplacer dans une ville, dans une grande ville, c’est un peu comme se déplacer dans l’espace des mots que l’on va rencontrer dans une contrainte. C’est lié un peu à la vieille image de Wittgenstein qui dit « Notre langue est comme une ville ». Comme elle, elle a ses quartiers anciens, ses quartiers nouveaux. Au fond, l’image de la ville correspond aussi à l’une image du travail oulipien.
PLACE PUBLIQUE > Y a-t-il chez vous et vos amis un rêve de ville oulipienne?
JACQUES ROUBAUD > (Rire) L’Oulipo n’a jamais travaillé en ce sens. Toutefois, j’ai découvert récemment un jeune auteur portugais, Gonçalo Tavares4, qui réalise un projet qui est assez oulipien. Il a organisé une ville avec des quartiers qui portent des noms d’écrivains. Pour chaque quartier, il écrit un petit fascicule. On vient d’en traduire deux, Monsieur Valéry puis Monsieur Calvino, pour lequel on m’a demandé une postface. Ce sont de petits livres absolument délicieux.
PLACE PUBLIQUE > L’Oulipien est avant tout un piéton des rues ?
JACQUES ROUBAUD > Personnellement, je fais des marches sous contrainte. Par exemple, je pars de chez moi. Aussitôt que je rencontre un feu rouge, je prends la direction que me permet ce feu, je traverse et prends la rue qui est en face. Ainsi, je vais effectuer un parcours inattendu. Quelquefois, je vais même me retrouver à la maison. C’est la contrainte qui détermine mon itinéraire.
PLACE PUBLIQUE > Quelle autre marche sous contrainte faites-vous ?
JACQUES ROUBAUD > Je pars de chez moi, je vais jusqu’à une porte de Paris, le plus droit possible. Quand j’arrive à une porte, je tourne soit vers l’Ouest, soit vers l’Est, jusqu’à arriver à une nouvelle porte, puis je reviens à mon point de départ. J’ai ainsi divisé Paris en tranches, comme une orange, et j’ai fait tous les rayons à partir de chez moi. Cela donne une vision de la ville qu’aucun Parisien n’a puisque l’habitude veut que les gens fassent toujours les mêmes circuits.
PLACE PUBLIQUE > Y a-t-il des parcours liés aux mots euxmêmes ?
JACQUES ROUBAUD > Oui, bien sûr. Par exemple dans un documentaire sur l’Oulipo destiné à Arte5, je fais un parcours dans les rues de Paris qui ont un rapport avec l’Allemagne: Goethe, Berlin, etc., en forme d’hommage à la chaîne franco-allemande. Jadis, j’ai fait aussi un parcours qui me faisait obligatoirement passer par des rues dont les noms ne comportaient pas la lettre « e » 6. C’est ce genre de choses qui guide mes marches.
PLACE PUBLIQUE > Quel intérêt profond trouvez-vous à ces démarches ?
JACQUES ROUBAUD > L’inattendu, la surprise, toujours. La contrainte vous conduit à sortir des circuits auxquels vous êtes habitués. Dès lors, vous entrez dans une réalité à laquelle vous ne vous attendiez pas et que vous n’auriez pas découverte autrement.
PLACE PUBLIQUE > Une ville vous est familière: c’est Rennes. Racontez pourquoi.
JACQUES ROUBAUD > Lorsque j’ai fini mes études de mathématique et que j’ai cherché un travail, il s’est trouvé qu’un poste a été possible pour moi à la Faculté des sciences de Rennes. C’était à la rentrée 1958. À l’époque, la Faculté se situait dans ce grand bâtiment du centreville, sur les quais7. J’ai donc passé énormément de temps dans mon bureau donnant sur la Vilaine à essayer de déterminer dans quel sens coulait la rivière.
PLACE PUBLIQUE > Comment était la vie rennaise à cette époque?
JACQUES ROUBAUD > Cela fait plus d’un demi-siècle. À ce moment-là, la ville de Rennes avait une particularité qui était d’être quasiment vide et morte à partir de sept heures du soir. Vraiment. Rien d’ouvert, passé sept heures. Rien. Rien. Le buffet de la gare, c’est tout. À cette heure-là, les étudiants étaient rentrés dans leur famille après avoir éventuellement mangé une crêpe.
PLACE PUBLIQUE > Mais vous ne viviez pas à demeure à Rennes ?
JACQUES ROUBAUD > Ma femme était restée à Paris pour son travail d’enseignante. C’est donc moi qui faisais le déplacement à Rennes. Je passais ici trois jours par semaine. À l’époque, le train de Paris représentait quatre heures de voyage. Je logeais à l’hôtel. Un hôtel situé, avenue Janvier, toujours le même, retenu d’une semaine sur l’autre.
PLACE PUBLIQUE > À part regarder la Vilaine couler, quel était votre programme?
JACQUES ROUBAUD > Ce furent de très bonnes années de travail. Un moment important et pionnier pour la mathématique. En effet, le responsable du département a eu la prescience, à cette époque où l’on commençait seulement à introduire les maths modernes, de faire venir à l’université de Rennes des gens qui connaissaient ce domaine: du coup le nombre d’étudiants et de postes a augmenté. Rennes a pris de l’avance sur les autres universités françaises. On peut dire qu’il y a eu une École mathématique rennaise de très haut niveau.
PLACE PUBLIQUE > Ce ne sont pour vous que des bons souvenirs ?
JACQUES ROUBAUD > Oui, je garde un excellent souvenir des neuf ans passés ici. Sur le plan du travail, sur le plan intellectuel, ce furent des années merveilleuses. Avec une équipe très sympathique, des gens très actifs. Avec des étudiants qui, eux aussi, étaient forts sympathiques et parfois très bons, comme Jean-Claude Tougeron que j’ai eu en cours et qui est devenu un grand mathématicien.
PLACE PUBLIQUE > Vous n’avez pas vécu Mai 68 à Rennes?
JACQUES ROUBAUD > Non, car je suis parti en 1967. Après avoir passé ma thèse, j’ai été nommé à quelque chose qui venait d’ouvrir et qui s’appelait l’Insa (Institut national des sciences appliquées). C’était l’époque où le campus de Beaulieu commençait à émerger. Ma dernière année rennaise, j’ai donc enseigné là-haut. Et après, eh bien, j’ai été nommé professeur à Dijon. Voilà! Je suis revenu de temps en temps à Rennes pour des soutenances de thèse, des choses comme cela, en gardant des rapports avec les mathématiciens. Et, plus récemment, dans le cadre de l’Année des mathématiques, je fus invité à venir discuter des rapports entre mathématique et poésie.
PLACE PUBLIQUE > À votre arrivée à Rennes en 1958, vous étiez déjà poète?
JACQUES ROUBAUD > Oui, mais je ne connaissais pas l’Oulipo. Il faut dire que, même après sa création en 1960, l’Oulipo a mis du temps à se faire connaître. Je l’ai découvert quand j’ai adressé à Queneau le manuscrit de mon premier livre10 et qu’il m’a reçu dans son bureau chez Gallimard: là, il m’a dit que je travaillais un peu dans la direction qui était celle de ses amis. Et c’est ainsi que je suis entré à l’Oulipo en 1966.
PLACE PUBLIQUE > Il y a évidemment une relation entre la mathématique et l’Oulipo.
JACQUES ROUBAUD > Forte. Très forte. Pour l’architecture, les contraintes, la mathématique est un bon modèle. Comme j’étais mathématicien, je travaillais la poésie de cette façon-là, spontanément. J’avais retrouvé par moimême, mais en plus élémentaire, des choses que Raymond Queneau faisait avec son groupe de l’Oulipo au même moment.
PLACE PUBLIQUE > On peut penser qu’un mathématicien qui fait des poèmes va faire du froid et du rasoir. Que répondez- vous à ce genre de lieu commun?
JACQUES ROUBAUD > Je réponds : « Lisez et vous verrez! »