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Dossier
#08
Le Rennes de Roubaud : poèmes du souvenir
RÉSUMÉ > Écrire des poèmes en voyageant. Exercice prisé par Jacques Roubaud, auteur de multiples « sonnets de voyage ». En 2000, il revient à Rennes à l’occasion de l’Année mondiale des mathématiques. Il a connu la ville dans les années soixante. Sa visite dans un Rennes pluvieux est marquée par le souvenir du Jardin du Thabor et de la fenêtre de la Faculté des sciences par laquelle, jadis, il regardait la Vilaine, en se demandant dans quel sens elle pouvait bien couler. Cette déambulation dans la mémoire donne lieu à trois poèmes publiés dans le recueil Churchill 40 et autres sonnets de voyage 2000-2003 (Gallimard, 2004).

/ Bancs mouillés./Soleil de confort./Montée de bruits
[de ville.
/ Le vent d’Ouest/adhère à la peau/. Il portera des pluies
/ Tout à l’heure./Aussi je me tiens/prudent dans mon étui
/ Mon K-way/(j’en ai deux (un noir)./J’aime ces ustensiles
/ Si légers./(Un bleu j’ai, aussi)). / Quand je marche j’en-
[duis
/ De mon corps/la partie sensible/à ces eaux excessives
/ Que le ciel/lance contre moi/un peu de biais, habile
/ À jeter bas/si je ne fais pas / gaffe mes bastilles.
/ Bref, K-way./Pour mon crâne qui,/du temps, déchevela
/ Long ago,/je porte casquette:/aujourd’hui celle-là
/ Qui est noire/et que j’apporta/des rues sans-francis-
[caines.
/ Le banc sèche/et la matinée/croule paisiblement.
/ Je crayonne/au cahier mental/des exercices lents
/ Ces vers. Reviendrai-je jamais dans la ville de Rennes?

12 avril 2000, Rennes, Jardin du Thabor

Après trente ans, plus, tu ne reconnais rien.
Si, ce coin de bâtiment sur la Vilaine,
Son quai (mais là, c’est quarante ans qui t’éloignent
De ton vieux souvenir (vieux, autant que toi,

Autant que toi d’oreille dure, de coeur
Agressif ; un oeil presbyte, l’autre oeil myope,
L’un (oeil de ta mémoire) qui croit parfaite
Ta vision d’un passé si lointain, l’autre oeil

De te mémoire) où ces images se brouillent.
Tu t’accommodes des deux.
Ils te présentent
L’un de ces plus-que-parfaits mondes possibles

Que sont les mondes qui ont été)) ; de la
Fenêtre de ton bureau tu regardais
Couler la rivière. Mais dans quel sens ? Quel ?

12 avril 2000, Rennes

Dépêche-toi de courir avant la pluie
Dans ces rues non reconnaissables. Sinon
Que les gestes de mes pieds si méritants
Accompagnent d’un poème qui se montre

Comme ça, sans mon ordre, sous ce soleil
Un peu doux d’un ciel blanc, dans le blanc mental
De ma tête, et me mènent dans un jardin
Oublié, ressouvenu. Là, tu venais
Crois-tu, moudre tes calculs de rimes (po-
-Esie) ou de parenthèses (thèse (ma-
-Thématique))/ Soixante-trois, soixante-
-Quatre. Va. Ce signal de ton passé t’est
Offert gratuitement par L’année Mondiale
Des Mathématiques.
Profites. Profi-
         tes- en!

12 avril 2000 Rennes