d’un grand mur
avec des trucs dessus…
Malgré la destruction de sa fresque, continuer d’y penser! Continuer de voir l’œuvre malgré l’effacement. Nous insistons. Pourrions aller jusque l’aimer mieux, l’aimer bien parce qu’elle n’est plus là. Et souligner ici l’une des caractéristiques de l’art parmi d’autres.
Inégalable, la joie des archéologues dans la grotte où Chauvet découvre les figures peintes et leur mouvement. Ou l’extraordinaire puissance des fresques romaines qu’on découvre lors d’une fouille préventive avant travaux, quelques tessons indicateurs et soudain, à Nîmes, sous le boulevard Jean-Jaurès, la mosaïque intacte ou, en Arles, dans les vases du Rhône, le buste de César.
Nous, dans nos régions entre Vorgium (Carhaix) et Condate, bien peu de cela. L’argile est moins bon conservateur que le calcaire. L’humidité océanique n’est pas l’air sec des garrigues et des maquis. Nous, donc, on peut effacer.
Revenons avenue d’Isly. Que s’y est-il donc passé pour que le regard sur l’oeuvre garde l’oeuvre? Force du souvenir. À la manière de Georges Pérec, on dira, à Rennes je me souviens. Les gens passant dans le bus, les enfants filant entre la dalle du Colombier et les écoles du Boulevard de la Liberté ou revenant le soir, ceux qui faisaient la queue pour aller à la salle Omnisports écouter un meeting (Tjibaou/Rocard, mes amis, quel moment !).
Certains de ces enfants devenus plus grands ou de ces sportifs à présent plus vieux diront: je me souviens qu’il y avait là un grand mur et des trucs dessus. C’était moche, on n’y comprenait rien, un truc moderne avec du rouge, comme un téléphérique. Ils ajouteront, s’ils en rajoutent: C’était n’importe quoi. Oui, un téléphérique rouge! Je me souviens qu’il y avait aussi du bleu.
D’autres à la mémoire moins floue diront : je me souviens que c’était écrit « le bleu de Matisse » sur le mur de ce qui est devenu Le Liberté. Avant travaux, avant transformation. Oui à l’époque, je me souviens du parking du Champ de Mars archi bourré, pas facile de trouver une place le samedi ! Je me souviens de la grande fête foraine d’hiver, les flux de jeunes allant et venant le soir vers les musiques et les flèches de lasers dont le faisceau éclairait ces mots, « le bleu de Matisse » et « mort blanche ». Des mots écrits et puis des couleurs au-dessus. Je me souviens de cet hommage à Matisse diront certains, à la mémoire moins floue, ou ceux qui allaient au magasin Lecomte et en sortant, regardaient cela, les enfants sautaient de joie avec le jouet exact qu’ils désiraient, enfin, dans le grand paquet aux couleurs du magasin.
Hervé Télémaque est né en 1937 à Haïti. Télémaque avait pronostiqué la fin de l’oeuvre sur son oeuvre. Les mots « Mort blanche » s’étalaient dans un coin de la fresque. C’était, comme on dit, écrit. L’oeuvre s’est effacée, mais est-elle morte? Le blanc de la mémoire pour beaucoup de passants restera blanc, c’est-à-dire sans tache, vide. Pour d’autres, ce blanc sera illuminé du souvenir de l’oeuvre. Car il y a dans tout geste pictural, ce risque à prendre de graver les mémoires, de créer du symbolique et ce dernier dure.
«Mort blanche, bleu de Matisse ». C’étaient les mots du peintre dans la calligraphie enroulée de sa peinture. A la fois l’hommage au peintre, l’accordage à une filiation et «mort blanche » pour cet effacement à venir, le risque artistique à prendre dans la ville, que la ville soit plus forte, se transforme, détruise l’acte de l’artiste, le recouvre, l’oublie et le remplace, tentant de l’annihiler dans un acte révisionniste dérisoire.
Le gestionnaire d’une ville a toujours cette tentation: l’envie de marquer, de prendre date, soit en conservant à l’identique soit en rasant pour reconstruire. Nous pensons bien sûr à des actes autrement gravissimes: le simple plaisir de maîtrise de Ceauscecu décidant de déplacer sur des rondins une église, de désaxer un immeuble, bref de faire sa ville à sa (dé)mesure ou carrément de décider que la reproduction de la Maison Carrée de Nîmes dédiée au sculpteur Bourdelle, de son vivant, en plein Bucarest par le mécène bucarestois Anastase Simu soit à jamais détruite pour construire en lieu et place un machin laideron en mauvais béton qui niera l’idée même de beauté, celle, en l’occurrence, d’Europe culturelle.
Lorsqu’il a vu sa fontaine aux colonnes fameuses dans la cour du Palais Royal à Paris en train de s’assécher, les colonnes en train d’être dégradées et méprisées, Buren a menacé la Ville de Paris et le Ministère de la Culture de venir casser son oeuvre à coups de pioche. Menace efficace! La restauration a été entreprise et l’oeuvre de Buren poursuit son chemin de plaisir, de controverse et d’esthétique. Je ne sais quel contrat liait Rennes à Télémaque ni comment et pourquoi Télémaque n’est pas Buren!
Reste pour certains, ici, à Rennes, une mémoire habitée, une « mort blanche » ouverte à la trace indélébile du mur de Télémaque avenue d’Isly. La commande publique contient, en quelque sorte comme on fait un pari, ce deal temporel avec l’artiste: une sculpture se déplace, une fontaine, un bloc, un monolithe, mais un mur, non. Une fresque fait corps avec le bâtiment qu’elle est censée transcender.
En l’occurrence le bâtiment a été transformé. Ce que la fresque était censée transcender n’y est plus donc l’oeuvre a pu disparaître de la circulation des regards.
Télémaque avait dû prévoir qu’après l’affadissement des couleurs par le soleil, les pluies, le vent, la poussière de la ville, après cette lente destruction par les pollutions ordinaires, pourrait venir le contre-projet, la décision de tout reprendre à zéro. D’en finir. Télémaque n’a pas été masqué, il a été vidé de Rennes.
« La fresque se développe sur un fond monochrome jaune pâle. Des objets quotidiens aux tonalités vives sont rassemblés: un téléphérique rouge, un pavé-éponge, une sorte de fronde verte qui prend une forme de soleil, un arbre proche d’un palmier qui évoque sans doute le pays natal de Télémaque, et le dernier élément qui est bleu inspiré de la peinture « La Piscine de Matisse ».
Télémaque: « J’ai voulu rendre hommage à Matisse, le vieillard sensuel ». Deux inscriptions sont ajoutées sur la fresque: «Mort blanche » et « bleu de Matisse ». Cette fresque répond au but de l’opération lancée par l’ADEA (Association, pour le développement artistique) : démontrer que tout mur est utilisable et appelle un traitement particulier, afin que l’art « devienne une expression libre et diversifiée de tout un peuple » selon les mots de Jack Lang, ministre de la Culture. Extrait d’une plaquette éditée par Ouest-France en 1990 intitulée Promenades à Rennes pour promouvoir une « culture urbaine ».
Télémaque n’est plus sur le grand mur de l’avenue d’Isly. Il ne se montre plus. Restent d’autres murs à voir : les lignes schisteuses de Morellet au bout de la rue de l’Alma, l’UNITE divisée par Paul Downsbrough, boulevard de la Liberté.
Avenue d’Isly, certains persistent à voir encore l’oeuvre d’Hervé Télémaque, d’autres pas. L’art ouvre l’oeil et, pour peu qu’on y pense, ouvre au regard de celui qui ferme un instant les yeux. Le regard intérieur compte aussi quand on se promène en ville.
On peut noter que l’oeuvre détruite de Télémaque continue de vivre dans la plaquette « 40 oeuvres dans la ville. Guide de l’art public à Rennes » qui vient d’être publiée par la Ville (voir aussi sur le site Internet de Rennes). Commentant la fresque, Christophe Pichon y écrit : aujourd’hui « sur la facade aveugle dont le format se superpose exactement à celui d’un écran cinémascope, le spectateur projette mentalement ce qu’il désire. Moi, j’y projette l’image d’un souvenir d’enfance. »