La Contre-Révolution, source du catholicisme social
PLACE PUBLIQUE> Pourquoi ce livre « Dictionnaire de la Contre-Révolution »?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > On m’avait commandé un Dictionnaire des Lumières. J’ai arrêté au bout d’un an parce que j’avais l’impression qu’on avait déjà tout dit sur le sujet. En revanche, personne ne parle en France de la Contre-Révolution, un courant qui a pourtant joué un rôle considérable dans l’histoire politique et dans celle des idées. La Contre-Révolution, c’est en somme l’envers de l’histoire contemporaine, pour reprendre le titre d’un beau roman de Balzac. Avec une quarantaine de spécialistes, j’ai estimé qu’il était aujourd’hui possible d’écrire sereinement cette histoire-là.
PLACE PUBLIQUE > Vous écrivez que la Contre-Révolution a des allures d’auberge espagnole. Comment la définir par rapport à des notions et à des courants proches : le conservatisme, la réaction, le fascisme ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > Il me semble que la Contre-Révolution repose sur trois piliers : un attachement au principe dynastique ; la conviction que la société est une construction verticale, hiérarchisée, ce qui conduit les contre-révolutionnaires à combattre la démocratie, l’égalité, mais aussi le libéralisme économique ; l’importance des principes religieux, jusqu’au mysticisme le plus irrationnel. C’est ce triptyque qui est au coeur du refus des Lumières et de la Révolution.
PLACE PUBLIQUE > Et la Contre-Révolution commence en même temps que la Révolution ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > Paradoxalement non. Il faut la faire remonter plus haut, vers 1770-1780, quand les précurseurs des contre-révolutionnaires, crispés sur l’image qu’ils se font de l’ordre ancien, bloquent toutes les tentatives de réforme et, ce faisant, facilitent la radicalisation révolutionnaire.
PLACE PUBLIQUE > À l’inverse, certains historiens estiment que la Contre-Révolution n’apparaît que quelques années après le déclenchement de la Révolution. N’est-elle pas le fait, à partir de 1793, de populations déçues par une Révolution qu’au départ elles voyaient d’un oeil plutôt favorable ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > Stricto sensu le mot Contre-Révolution est en usage en 1790-1791, avant même que le mot Révolution soit lui-même fixé. Quant à la dénonciation des « contre-révolutionnaires », elle commence de fait en 1789 lorsque le frère du roi, le comte d’Artois, émigre au lendemain du 14 juillet, et se continue dans la critique des « aristocrates » ou des « noirs », mots qui qualifient ceux qui ne se reconnaissent pas dans les réformes de 1789, qu’ils soient nobles, curés ou simples citoyens. Les paysans « tombent » dans la Contre-Révolution dès 1792 aux yeux des administrateurs de l’Ouest ou du Sud-Est quand ils manifestent notamment contre la Constitution civile du clergé ou qu’ils constituent des camps militaires.
PLACE PUBLIQUE > Quelle place tient la conspiration de La Rouërie dans l’histoire de la Contre-Révolution à l’Ouest?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > Ce noble breton qui avait participé à la guerre d’Indépendance des colons américains, ce qu’on a l’habitude d’appeler la Révolution américaine, avait été jeté à la Bastille en 1788 pour avoir protesté contre l’abolition des droits de la Bretagne. Il n’accepte évidemment pas les réformes royales et encore moins le début de la Révolution. Il anime dans les années qui suivent les courants de résistance qui naissent dans l’Ouest. Il est notamment en lien avec les futurs « chouans » des environs de Laval comme avec les futurs « vendéens » notamment la famille de Lézardière. Sa mort, de fatigue, survient alors qu’il a contribué à préparer un soulèvement, organisé des caches d’armes et de munitions. Il a été un des maillons essentiels de la Contre-Révolution, contribuant à la militariser. Reste que les soulèvements de 1793 se font sans faire appel à la noblesse, qui intervient massivement plus tard.
PLACE PUBLIQUE > Et quand cet épisode contre-révolutionnaire se referme-t-il ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > Environ un siècle plus tard, autour de 1880 – le duc de Bordeaux, Henri V pour ses partisans, meurt en 1883, les carlistes sont définitivement battus en Espagne et l’unité italienne est victorieuse des troupes du roi Bourbon de Naples. La Contre-Révolution européenne est vaincue. Dès lors, la Contre-Révolution quitte le domaine politique pour la sphère culturelle et l’imaginaire collectif. Remarquez, on pourrait en dire presque autant de la Révolution. C’est à ce moment-là, dans les débuts de la Troisième République que la Révolution de 1789 entre « au port » pour reprendre l’expression de François Furet. Elle s’institutionnalise et l’idéal révolutionnaire est repris par l’extrême-gauche.
PLACE PUBLIQUE > Mais l’Action française, mais Vichy, ce n’est pas la Contre-Révolution ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > L‘Action française partage évidemment un certain nombre de valeurs contre-révolutionnaires. Mais c’est un mouvement laïque : Maurras est athée, Léon Daudet est divorcé. Quant au régime de Vichy, il est parcouru par d’autres courants politiques. Les contre-révolutionnaires sont maréchalistes, mais pas collaborateurs. Dépourvus de réelle influence politique, ils vont traverser la Seconde Guerre mondiale en défendant le souvenir de la Vendée et de la chouannerie, ce qui permettra d’ailleurs un renouveau de l’intérêt pour ces épisodes dans les années 1970.
PLACE PUBLIQUE > Le poids qu’a eu le courant contre-révolutionnaire dans l’Ouest s’explique-t-il uniquement par les guerres de Vendée ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > La guerre de Vendée est le mouvement insurrectionnel contre-révolutionnaire le plus important – et de loin – que la France ait connu à l’époque révolutionnaire. Elle a provoqué près de 200 000 morts et a entraîné des conséquences toujours visibles aujourd’hui. Cela dit, si la guerre de Vendée a été présentée comme un élément fondateur c’est en raison même des particularités anthropologiques d’un Grand Ouest qui va du nord de la Charente à la Basse-Normandie en englobant la Bretagne. Il s’agit, pour aller vite, d’un système social, culturel et religieux marqué par l’importance de la famille, une faible immigration mais des habitudes d’émigration, un attachement marqué aux valeurs chrétiennes… Ce genre de bastion se retrouve dans d’autres régions européennes comme l’Italie du sud, la Navarre en Espagne, le Douro au Portugal… Mais attention, ce système a donné naissance à des systèmes de pensée bien différents. La Contre-Révolution a un volet social et anticapitaliste qu’il ne faut pas méconnaître. Il va donner naissance au catholicisme social qui se déportera progressivement sur la gauche, reconnaîtra la République, et finira par donner naissance à une gauche catholique capable de s’allier à la gauche laïque. La création et la réussite du journal Ouest-France ou la trajectoire d’une grande partie des militants du Parti socialiste dans ce Grand Ouest ont à voir avec cette postérité inattendue de la Contre-Révolution.
PLACE PUBLIQUE > Pouvez-vous préciser par quel curieux mécanisme l’on passe d’une idéologie conservatrice et antirépublicaine à une pensée plutôt progressiste, celle du catholicisme social très présent dans l’Ouest ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > Il n’y a rien de mystérieux. Tout un pan de la pensée contre-révolutionnaire est ancré dans l’attention portée aux petits, au « peuple », doté de valeurs religieuses et morales cardinales, à commencer par la simplicité, le désintéressement et la générosité. Une partie des légitimistes ne cesse de se poser en défenseur de ce peuple catholique menacé par le capitalisme des bourgeois partisans de Louis-Philippe, le nationalisme des bonapartistes ou l’égalitarisme laïc des républicains et des socialistes. À la fin du 19e siècle, les associations cléricales défendant les ouvriers, les domestiques, les femmes, les mouvements d’éducation catholiques permettent de faire naître une élite populaire catholique, dont certains membres deviennent des militants politiques et sont même élus à la Chambre des députés contre la République anticléricale et contre la droite monarchiste. Dans l’Ouest, le ralliement des curés à ce courant porté par le journal Ouest-Eclair, la dynamique impulsée ensuite par la Jeunesse Agricole Chrétienne sont les principaux moteurs de ce basculement original, qui engendre ensuite les courants de la CFTC et ensuite de la CFDT, ainsi que les sensibilités qui rejoignent le Parti socialiste.
PLACE PUBLIQUE > Peut-on, aussi facilement que vous le faites, assurer que la Contre-Révolution a achevé sa course politique pour entrer dans la sphère culturelle ? Vous consacrez un article au Puy-du-Fou, mais ce spectacle de son et lumière, c’est de la culture ou de la politique ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > C’est un exemple intéressant ! Voilà un spectacle lancé en 1977 par Philippe de Villiers pour populariser une lecture de l’histoire de France en effet teintée de Contre-Révolution. Et il est bâti autour de la participation bénévole de la population locale regroupée dans une association qui défend les valeurs de la famille et de la tradition. Seulement voilà, le Puy-du-Fou est en même temps un spectacle à la pointe du progrès au plan technique. Il mobilise une nostalgie contre-révolutionnaire pour introduire la modernité. D’ailleurs Philippe de Villers est un républicain. Il a été sous-préfet, député, président du Conseil général, candidat à la présidence de la République… Pas question pour lui d’essayer de revenir à un stade pré-révolutionnaire. Le Puy-du- Fou, c’est d’un certain point de vue le travail de deuil qui a permis à la Vendée de rentrer dans l’histoire de France, puisque l’histoire de la Vendée a été reconnue par le reste du pays à la fois pour la brutalité de sa guerre comme pour son dynamisme régional au 20e siècle. Depuis, le Puy-du-Fou s’est entouré d’un « village » et d’animations sans rapport avec l’histoire de la guerre de Vendée. On est passé de la mémoire au tourisme, traduisant manifestement l’éloignement des racines contre-révolutionnaires.
PLACE PUBLIQUE > Le poids qu’a longtemps joué l’aristocratie dans la vie politique de l’Ouest est-il aussi un héritage de la Contre-Révolution ? Songeons ainsi au conseil général de Loire-Inférieure qui fut, très avant dans le 20e siècle, une sorte de Chambre des marquis…
JEAN-CLÉMENT MARTIN > Ce n’est pas si simple. J’aime citer la phrase de Michel Denis selon laquelle « les nobles et les chouans se sont rencontrés par hasard ». Les hobereaux sont rentrés chez eux en 1830 quand Louis-Philippe arrive au pouvoir parce qu’il n’y avait plus de place pour eux dans l’État. Ils restaurent leurs châteaux, modernisent l’agriculture et recréent une société où le couple château-presbytère fait face au couple gendarmerieécole. Ce retour à la terre a été une manière pour les nobles de retrouver une place dans la société postrévolutionnaire et d’exercer une influence politique qui, en effet, a longtemps perduré, mais est aujourd’hui éteinte.
PLACE PUBLIQUE > La Contre-Révolution n’est donc plus une force idéologique et politique ?
JEAN-CLÉMENT MARTIN > Non, elle n’est plus qu’une mémoire, transmise notamment au sein de certaines familles, une mémoire de vaincus, une fidélité à des martyrs morts pour rien et dont le sacrifice n’a jamais été vraiment intégré dans l’histoire globale de la nation. Pour combien de temps encore ? Elle est sans doute davantage un héritage composite, qui a légué des images et des sentiments, des habitudes comme des mythes et des légendes, qui se retrouvent dans tous les domaines de la vie politique ou culturelle, sans que l’on soit toujours capables de les repérer sous les formes prises actuellement. C’est de cet écheveau que le « Dictionnaire » essaie de rendre compte.
Jean-Clément Martin (sous la direction de) – Dictionnaire de la Contre-Révolution, éditions Perrin, 2011, 552 pages, 27 €.