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Histoire & Patrimoine
#16
Le Mail : 600 mètres
de long et plus de 300 ans d’âge
RÉSUMÉ > Une nouvelle rubrique d’histoire dans Place Publique : le passé de Rennes traité à partir d’un jour, à partir d’un lieu, à partir d’un événement. Nous débutons aujourd’hui cette série en nous penchant sur l’histoire du Mail, créé à la fin du 17e siècle et appelé depuis peu mail Mitterrand. Cette promenade aristocratique connaît un curieux destin puisqu’étouffée par le tout-voiture à la fin du 20e siècle, elle va retrouver au terme d’une année de travaux et à l’heure des déplacements « doux » sa vocation première.

     En 1677, Louis XIV régnant, le notaire rennais Duchemin écrit dans son journal domestique : « Le 23 août, on a commencé d’abattre les chênes dans les prés de Salverte et des Polieux et à planter les piquets pour faire le grand mail, qui commencera dans le Prè Raoul et doit contenir de longueur 334 toises de 6 pieds et de largeur ... de pieds, avec deux canaux des deux côtés de chacun vingt pieds de large, et tous les paysans des paroisses doivent venir y travailler ».
     Véritable chroniqueur de la vie rennaise, Duchemin nous parle de lieux qui ne disent sans doute pas grandchose à la plupart des Rennais de notre époque : la Salle- Verte, manoir qui borde la Vilaine près de l’actuelle place de la Mission ; les Polieux, autre maison, à l’emplacement de la rue du même nom ; le Pré Raoul, espace non bâti coupé en deux depuis le 19e siècle par le canal d’Ille-et-Rance. Mais Duchemin nous parle surtout du Mail que nous connaissons toujours, objet, en ce début du 21e siècle, de toutes les attentions édilitaires. Le dictionnaire de Furetière (1690) donne une double définition du mot « mail » :
     « Allée d’arbres battue et fermée de planches, dans laquelle on joue au Mail [jeu d’exercice où on pousse avec grande violence et adresse une boule de buis que l’on doit faire passer à la fin par un petit archet de fer]. En beaucoup de villes on va se promener au Mail, sur les remparts ».

     À Rennes, il ne semble pas que le Mail ait été autre chose qu’une promenade. Planté à proximité d’un « bosquet public » créé quelques années plus tôt (1663) et plus tard nommé « les Champs-Elysées », le Mail est aussi nommé « le Cours ». Et de fait, la référence semble avoir été le Cours la Reine, planté à Paris au début du 17e siècle sur l’ordre de la reine Marie de Médicis dans l’axe du palais des Tuileries, et intégré dans les années 1670 par Le Nôtre sur ordre de Louis XIV à un programme associant le jardin dudit palais et ce qui deviendra les Champs-Élysées.
     Le parallèle avec notre Mail rennais est donc frappant : dans les deux cas, il s’agit d’une promenade plantée située dans l’extra-muros occidental de la ville, le long d’un fleuve, pensée par rapport à un édifice siège de l’autorité et voulue par elle. Ce dernier point est d’importance. En effet, le Mail rennais a été voulu par le gouverneur de Bretagne, le duc de Chaulnes, et placé dans l’axe de la façade côté jardin de la résidence qu’il occupe, l’hôtel de Cicé, dont l’entrée est rue des Dames.
     De nos jours, le canal d’Ille-et-Rance et les aménagements liés à l’automobile ont brouillé la logique initiale d’un lieu imaginé par rapport à la résidence ducale, ce que montre bien la vue réalisée au 18e siècle par l’illustrateur rennais Huguet. Voilà donc toute l’affaire expliquée : Chaulnes, grand aristocrate à l’occasion courtisan, a voulu reproduire dans la capitale de la province dont il a la charge le modèle parisien d’une coulée verte à travers la banlieue, pour le plaisir de la vue et celui de la promenade

     Faut-il y voir plus ? Le contexte y incite. La France est alors en guerre contre la Hollande et l’Espagne et la réalisation de ce Mail peut sembler, dans ce contexte, bien incongrue. Mais au moment où il décide de faire planter cette allée, Chaulnes vient de triompher des révoltes dites du Papier timbré (1675) qui ont embrasé des pans entiers de la Bretagne, Rennes en tête. En guise de punition, cette dernière a perdu son parlement, transféré à Vannes. Désormais, le duc peut vouloir affirmer qu’il est bel et bien le seul maître de la ville, n’y étant plus incommodé par ces parlementaires trop hautains à son goût qui lui disputaient le haut du pavé. Depuis la terrasse de son hôtel particulier siège de son autorité, le Mail, image de rectitude et d’ordre, était peut-être aussi pour ce grand seigneur une sorte de porte d’entrée triomphale dans cette Bretagne plus que jamais intégrée dans l’État royal sous son autorité. Au delà de ces arbres, vers le couchant, il y avait la Marine à Brest, la Compagnie des Indes à « l’Orient » et le Parlement à Vannes.
     Il ne semble pas que les Rennais aient été sollicités pour la construction du Mail puisque le duc, qui se méfiait certainement d’une population il y a peu encore frondeuse, a fait appel aux paysans des paroisses rurales voisines, convoqués au titre de la corvée. Selon un autre chroniqueur de la vie rennaise, Toudoux, chaque communauté dut venir travailler une journée, à tour de rôle.

Les riches Rennais regardent vers l’Ouest

     Élégante promenade pour citadins édifiée par les ruraux, séparée un moment de la ville par un pont-levis relevé tous les soirs, le Mail est aussi le symbole d’une époque qui voit les élites urbaines regarder vers l’Ouest. Il faut dire que, encore sous Louis XIV, la vieille Cité (partie ouest de l’intra-muros), groupée autour de la cathédrale, rassemble toujours l’essentiel des lieux de pouvoir, à l’exception notable du Parlement.
     En conséquence, les rues Saint-Yves, des Dames ou de la Monnaie accueillent nombre de notables, robins ou nobles, ou les deux à la fois. Et lorsque la monarchie décide pour une naissance princière, une paix ou une victoire, que soit chanté à la cathédrale toute proche un Te Deum, il n’est alors pas rare que, en sortant, on allume un feu de joie sur la place de la Monnaie, entre la demeure ducale et l’hôtel de ville (aujourd’hui occupé par la Garnison). Quelques années avant la création du Mail, de plus, une vaste opération immobilière de prestige a consisté à lotir la place des Lices, dont les prestigieuses demeures constituent la première grande sortie extra-muros des élites locales, formant comme une extension de l’ancienne Cité. Les Lices, comme le Mail, sont les témoignages de ce temps où la richesse rennaise tendait à s’étaler vers le ponant de la ville.

     En outre, le Mail est un équipement qui renforce la bipartition de la ville entre nord et sud de la Vilaine, ce que montre bien la vue d’Huguet : en face de cette promenade où les manants ne sont pas les bienvenus, de l’autre côté du fleuve, se dressent l’hôpital général et celui des incurables, mouroirs des pauvres.
     Pour autant, le Mail n’a pas été, à l’exemple de son prestigieux modèle parisien, la colonne vertébrale d’un quartier huppé qui se serait déployé entre la Vilaine et le faubourg l’Evêque. Ne pouvant que constater le caractère inondable de la partie occidentale du Rennes extra-muros, les riches Rennais ne tardèrent pas en effet à regarder vers l’autre côté de la ville, du côté de la Motte à Madame et du Thabor, sur cette colline où il était possible d’échapper aux miasmes urbains. L’évêque et l’intendant donnèrent l’exemple, et les Rennais qui en avaient les moyens les suivirent progressivement pour constituer petit à petit un quartier qu’André Siegfried ne craindra de qualifier, à la veille de la Guerre 14, de « petit faubourg Saint-Germain ».

     En même temps que les élites s’en éloignent, le Mail évolue, et, alors que ses abords s’urbanisent lentement, il va longtemps balancer entre fonction récréative et fonction routière. Signe des temps, le « général sans culotte » Rossignol y donne en l’an II un banquet pour ses 4 000 soldats. Puis, dans les années 1830, s’y déroulent des banquets patriotiques commémorant les Trois Glorieuses. Est-ce un hasard si les héros rennais de cette révolution parisienne, Vaneau et Papu, ont leur rue aux abords du Mail, en vertu de décisions prises en 1886 et 1887 par le conseil municipal ? Le Mail, bien avant de porter le nom de François Mitterrand, semble avoir le coeur ancré à gauche.

     Mais en cette fin du 19e siècle, est aussi créée sur le Mail une fête foraine estivale qui perdure jusqu’aux années 1960. Au 20e siècle, il est aussi le lieu de rassemblement des amateurs de football en partance ou revenant du Stade de la route de Lorient. En même temps, le Mail, qui s’inscrit dans le prolongement des quais de la Vilaine récemment canalisée, forme le pendant du « Mail Donges » (futures avenues Aristide-Briand et Sergent- Maginot), qui lui, s’étend vers l’Est.
     Parallèlement, au 19e siècle, le Mail cesse d’être un cul-de-sac buttant sur le confluent et devient un tronçon de la route n° 12, la fameuse Paris-Brest. Le percement, à la fin du 18e siècle, de la muraille au bas de la rue de la Monnaie ouvrant sur le Prè Raoul (actuelle place de la Mission) a contribué à cette évolution, de même que, à l’autre bout du centre, l’ouverture de la rue Victor-Hugo dans l’axe de la rue de Paris.

     Pénétrante urbaine au bout de laquelle est érigée un pavillon d’octroi, le Mail accueille aussi des tramways, tandis que la canalisation de la Vilaine et le percement du canal d’Ille-et-Rance renforcent sa vocation d’espace de transit. Espace charnière entre la ville et ses environs, c’est là que domestiques et ouvriers agricoles viennent, jusque aux années 1960, se faire embaucher. Espace bigarré, y cohabitent de part et d’autre de ses allées entrepôts, fabriques, garages, maisons bourgeoises et habitat modeste. Que reste-t-il de tout cela ? Si la maison éclusière demeure, l’une des dernières stations-essence du centre ville y ferme dans les années 1990 et le café La Descente de Plélan, au nom si évocateur, n’est plus qu’un souvenir. Transformé en triste espace de stationnement longtemps gratuit, et de ce fait apprécié des gens venant passer quelques heures ou quelques jours dans la capitale bretonne, le Mail a perdu, au temps de la voiturereine, sa vocation de promenade.

     À l’heure où les étudiants nouvellement arrivés prononcent son nom comme s’il s’agissait d’un message électronique et où on nous annonce l’édification d’un immeuble ultra-moderne par Jean Nouvel à son extrémité orientale, une nouvelle page de l’histoire du Mail s’ouvre, en forme de retour à la fonction initiale de déambulation. Saluons le fait : il n’est pas si fréquent que l’histoire vole au secours de la politique urbaine voulue par les décideurs locaux. Mais Clio peut être une muse facétieuse. Elle nous suggère ainsi que, en rendant au Mail sa fonction initiale, le 21e siècle semble en passe de réussir là où l’Ancien Régime a échoué, en en faisant la dorsale d’un quartier fait d’habitat de qualité voire luxueux. Et peut-être que les habitants des communes voisines de Rennes qui ne pourront plus venir y stationner leur voiture se diront de leur côté que ce Mail que leurs « ancêtres » ont édifié contraints et forcés, n’est décidemment pas vraiment fait pour eux.