Il est frappant de constater que la « success story » rennaise apparaît pour nombre de ses habitants comme quasi-naturelle. à tort. Car de quelle croissance parlet- on ? Celle-ci a d'abord une dimension temporelle autant que démographique. Les chiffres évoqués montrent que la croissance de la population départementale n'est pas à attendre. Elle nous précède, et de façon spectaculaire : 120 000 habitants de plus en 2010 qu'en 1999. En une décennie, L'Ille-et-Vilaine a ainsi « encaissé » une augmentation de 14 % de sa population. Si la France dans son ensemble avait affronté pareille évolution démographique, elle compterait (sans l'outre-mer) 66,8 millions d'habitants (au lieu de 62,8). Quatre millions manquent.
Le croît démographique ne coule donc pas de source. Il impose que l'on se pose la question des motifs plutôt que de jouer au jeu dangereux des poursuites de courbes auquel se prête tel aménageur, tel urbaniste, ou tel politique, du type « si le département gagne encore 14 % entre 2010 et 2020, la population atteindra à cette date 1,15 million d'habitants ». Je ne me satisfais pas d'un « Pourquoi pas ? » ... En effet, qui s'interroge sur les racines du succès démographique de l'Ille-et-Vilaine déconstruit les projections fantaisistes.
Le croît naturel joue peut-être, mais à la marge. Aucune étude ne confirme une sur-fécondité des habitantes de l'Ille-et-Vilaine, en contradiction avec le reste des Françaises. Les migrations inter-régionales alimentent donc quasi-seules la croissance de la population départementale. Nul ne le conteste, même si je pressens un raisonnement tautologique implicite : si l'Ille-et-Vilaine attire, c'est que le département est naturellement attirant. Au mieux constate-t-on l'efficacité des prophéties auto-réalisatrices. J'entends par là l'effort de deux ou trois générations d'élus locaux persuadés (complexés ?) du retard économique de la Bretagne et qui ont agi par tous les moyens dont ils disposaient pour faire « décoller » leur région. Personne ne les en blâme, mais rien ne permet d'extrapoler sur ce qu'ils pourront réaliser demain ; l'exemple de l'aéroport de Notre-Dame-des- Landes poussé par le maire de Nantes devenu par la suite Premier ministre me semble éclairant sur les difficultés à venir.
Car les élus concernés ont « surfé » sur la vague de l'aménagement du territoire et de l'engagement de l'Etat. Depuis le début des années 1980, les collectivités ont gagné leur autonomie financière, en particulier grâce à des prélèvements sur les transactions immobilières. Heureuse coïncidence, les rentrées fiscales progressent au fur et à mesure que les prix (terrain et/ou bâti) grimpent. L'Etat se désengage globalement, à l'exception des dépenses de santé – qui se répercutent sur l'emploi hospitalier et/ou en maisons spécialisées – et dans le secteur de l'enseignement. Encore faut-il voir comme peu représentatif le « cas » des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan transformées « ex nihilo » en une sorte de campus à l'américaine en limite du département du Morbihan.
Ailleurs, dans l'aire urbaine rennaise la montée en puissance de l'IEP concurrence directement les filières sciences humaines de l'université de Rennes 2 tandis que les classes préparatoires de lycées rennais (Chateaubriand, Saint-Vincent) siphonnent les lycées des périphéries départementales de leurs meilleurs élèves : Vitré, Fougères, Redon ou encore Saint-Malo. N'était-ce pas prévisible dès lors que les déplacements entre Rennes et ces différentes villes s'effectuent en moins d'une heure ?
Cette Haute-Bretagne, marge française depuis la Renaissance et le rattachement du Duché à la couronne de France, se serait-elle brusquement métamorphosée en pays de Cocagne ? La péninsule se termine en cul-de-sac, sans autre port de dimension internationale que celui de Saint-Nazaire (avec Nantes) sur sa frange méridionale. Elle ne recèle aucune richesse dans son sous-sol et son potentiel électrique est si limité que la région dépend aux trois quarts de centrales installées à l'extérieur de celle-ci (en Basse Normandie, en particulier).
Le TGV a fait son entrée en gare, grâce aux bons offices de la SNCF, en 1989. A cette exception près, l'Illeet- Vilaine demeure avec ses atouts (l'agroalimentaire, une main d'oeuvre qualifiée, des infrastructures), mais aussi ses défauts. Qui n'a pas entendu les élus, les chambres de commerce ou les agences d'expansion promouvoir hier l'arc Atlantique, parce qu'à la traîne de la Dorsale centre-européenne présumée monopoliser investisseurs privés et dépenses publiques au détriment de l'Ouest européen ? Le lancement de grands travaux au service du désenclavement de la Bretagne – le TGV Paris-Le Mans ou l'autoroute dite des Estuaires (A84) – trouve là son origine.
Quelles activités économiques nouvelles se sont-elles développées, hormis sur le cordon littoral ? On n'en distingue aucune qui soit rigoureusement nouvelle : il n'y aurait pas de secteur « télécom » à Rennes sans l'invention du CNET il y a plus de quarante ans. Dans un entretien publié dans le dernier numéro (septembre-octobre 2013) de Place Publique Rennes, Huges Meili, PDG de l'entreprise rennaise de services numériques Niji, ne se prive pas de déboulonner la statue des TIC (technologies de l'info. et de la com.) « venues à Rennes pour être au service des télécoms, et non pas pour développer des services pour l'économie au sens large ».
Dans l'imaginaire collectif, la Bretagne a évidemment changé d'image. Elle doit aujourd'hui davantage aux reportages de Thalassa qu'aux albums de Bécassine... Tant mieux ! Reste la question lancinante : pourquoi tant de Français ont-ils afflué en Ille-et-Vilaine ?
Quels ressorts permettent d'expliquer le dynamisme démographique de l'Ille-et-Vilaine ? Il est impossible de taire le mobile que tant de néo-Bretons avancent : la fuite des tracas et du coût (logement en tête) de la vie francilienne. Cet argument de l'attractivité externe fonctionne d'autant plus facilement qu'il s'ancre dans un passé parfois proche. Ceux qui s'installent reviennent sur leurs propres traces, sur celles de leurs parents ou grands-parents. La Bretagne, hier terre d'émigration a laissé place à un mouvement inverse (dans quelle proportion ?) : pour des retraités ou des fonctionnaires d'Etat obtenant une mutation.
Du côté de l'attractivité interne, l'aire urbaine rennaise concentre plusieurs atouts du fait d'une politique ambitieuse (mais coûteuse) de transport, un temps symbolisée par le métro, puis par la délimitation sans cesse élargie d'une zone (semi-)piétonnière. La municipalité de Rennes a multiplié les initiatives propres à améliorer son image de marque afin de se différencier d'autres villes de l'Ouest. Elle a joué la carte de l'aide sociale à destination des enfants (crèches, cantines scolaires, adaptation à la semaine des quatre jours et demi) de l'offre culturelle (les Champs Libres) et associative.
Elle a cherché à soigner le cadre de vie de ses administrés, avec des espaces verts difficiles à entretenir par leur ampleur : dans le parc des Gayeulles, les arbres poussent sans être rabattus ou élagués. A moyen terme, l'appellation de forêt s'imposera d'elle-même, une forêt pour laquelle il faudra des bucherons municipaux. La renaturation des prairies Saint-Martin répond également à un désir louable, même s'il est mal compris (le jardinage individuel pollue les sols). Sans parler de la pénurie de terrains à bâtir, il accentuera toutefois les coûts de gestion. En fin de compte, Rennes a gagné des habitants; moins cependant que les communes jointives (Saint-Jacques de la Lande, Cesson-Sévigné, Saint-Grégoire) ou plus éloignées.
Rançon de son attractivité, Rennes a subi très vite les effets pervers de celle-ci sous la forme d'une explosion des prix de l'immobilier. Ainsi, les arrivants goûtent à la joie d'une nouvelle vie en Ille-et-Vilaine, mais préfèrent s'installer dans un second temps à l'extérieur de Rennes, meilleur marché. Aucune vicissitude de la vie économique locale ne vient altérer la bonne volonté des acheteurs : ni les déboires du constructeur automobile PSA à la Janais qui retombent en pluie fine sur les soustraitants, ni ceux du groupe Ouest-France dont le lectorat vieillit, pour ne retenir que deux exemples...
Arrêtons-nous un instant sur l'évolution hors norme de la commune de Rennes dont la population a plus que doublé entre 1931 (89 000 habitants) et 1975 (198 000 habitants). La métropole capte alors une partie de l'exode rural breton en surplus de sa propre dynamique interne. Depuis, la population de la commune semble avoir atteint une sorte de point d'équilibre : avec un pic de près de 210 000 habitants en 2006 (Insee). Cet équilibre tranche – je l'ai indiqué plus haut – avec l'expansion des communes de la couronne périphérique. Rennes avait réussi, au contraire de bien d'autres villes françaises, à absorber sa population intra-muros, sans participer à un étalement urbain en tache. Dans les dernières décennies, l'aire urbaine explose, même si la ville maintient l'illusion d'une frontière naturelle (coupée d'une rocade 2x2 voies). Le concept a même un nom : celui de « ville-archipel ». Toutefois, la ceinture verte laisse place à des zones commerciales entre Rennes et Vezin-le-Coquet ou entre Rennes et Saint-Jacques de la Lande.
Sans même prolonger les courbes de croissance démographique de l'Ille-et-Vilaine, on assiste à une sorte de mise en minorité de Rennes au sein de l'aire urbaine (200 000 sur plus ou moins 400 000 habitants), si ce n'est de la métropole.
On pourra toujours attendre l'impact de la livraison de programmes de construction d'immeubles neufs dans Rennes : celui de prestige mené par l'équipe de Jean Nouvel au début du mail François-Mitterrand, ou celui plus populaire de la Courrouze. Concernant l'offre de logements HLM, Rennes a déjà fourni un effort remarquable, régulièrement salué au plan national. La municipalité a accompagné le développement de l'agglomération par la transformation du réseau de transport en commun, et l'éviction progressive de l'automobile dans sa partie centrale. Plus l'agglomération se développe, plus Rennes élimine des places de stationnement en surface et plus les rues se piétonnisent: évolution idéale pour les grands marchés de plein air temporaires (le samedi matin, place des Lices), plus contestable concernant l'affluence commerciale : comme ailleurs, les magasins du centre-ville souffrent de la concurrence des zones dotées de vastes parkings situées à l'extérieur (Printemps au sud, Leclerc à l'ouest, etc.).
Rennes étudiante, alcoolisée et festive plusieurs soirées par semaine, Rennes bien achalandée le samedi devient Rennes ville morte le matin à la levée du jour ou le dimanche après-midi. Que l'on se prête à l'expérience d'une promenade à la tombée de la nuit en fin d'automne ou en hiver et l'on cherchera en vain les fenêtres s'allumer nombreuses dans le centre de Rennes, tant celles-ci sont rares. La ville historique est lieu de passage. Les Rennais vivent majoritairement dans des quartiers péricentraux et le coeur de ville se pare des atours d'un décor de théâtre opulent : ville riche et vide. Le phénomène de la gentrification s'observe dans la majorité des villes françaises. Il décrit l'installation de ménages aisés en centre-ville. Celle-ci produit (à moins qu'elle ne la recherche) un renchérissement du prix du mètre-carré acheté tandis que les loyers restent quant à eux collés aux niveaux de revenu des locataires. Chacun constate le fossé grandissant entre achat et location en consultant les loyers sur les sites Internet spécialisés. À Rennes, pour les biens les plus remarquables (taille et emplacement) les loyers dépassent exceptionnellement 1 500 euros par mois (18 000 euros par an). Si l'on considère que le seuil de rentabilité (location/achat) se situe autour de quinze années de loyers mensuels, les biens en question devraient s'échanger à une valeur moyenne de 270 000 euros, et non le double ou le triple. C'est le prix réclamé par un vendeur rennais de T4 (entre 80 et 100 m²). Ce contexte de prix élevés exclut de facto de la commune, les jeunes ménages avec enfants primo-accédants. Qui achète a déjà vendu ou compte revendre...
La flambée des prix de l'immobilier chasse les classes moyennes dans l'impossibilité de suivre l'évolution des prix. Elle pèse sur le budget de ceux qui restent, par le biais des loyers ou des remboursements d'emprunt. Elle complique la recherche d'emploi pour ceux qui éventuellement se retrouvent au chômage. Certes, le patrimoine des propriétaires s'arrondit mécaniquement. Leurs impôts s'alourdissent néanmoins, produisant une convergence d'intérêt avec la politique municipale d'investissement. Mais la cherté pèse sur les dépenses des ménages (autant de moins pour les commerces de proximité), repousse les jeunes actifs innovants, alourdit la charge des retraités avec des pensions modestes.
En conclusion, le destin de l'Ille-et-Vilaine ne se distingue pas de celui de l'aire urbaine rennaise. Celle-ci jouit de solides atouts, mais doit trouver des solutions rapides pour gagner de nouveau des habitants. L'attractivité économique ne se décrète pas. Au plan démographique, le retournement possible du marché immobilier pourra constituer une porte de sortie éventuelle, les prix plus bas incitant les habitants périurbains à revenir s'installer dans Rennes. Mais il y aura donc des perdants et des mécontents.