<
>
Histoire & Patrimoine
#21
Jean Legaud (1892-1976), un entrepreneur étonnant
RÉSUMÉ > Tout le monde voit ses immeubles, mais peu de gens connaissent son nom. Les hautes constructions de Jean Legaud, entrepreneur atypique et audacieux, avec leurs façades de granite gris, bleu ou rose, marquent le centre de la ville sur des axes de communication majeurs, comme les boulevards de la Liberté et de la Tour d’Auvergne ou encore l’avenue Janvier. Certains y voient des réalisations originales, d’autres des colosses un peu sinistres. Dans tous les cas, elles ne laissent pas indifférent.

     Jean Legaud est né le 2 décembre 1892 à Noyal-sur-Vilaine d’un père maçon. Il explique son engagement dans le métier dans une publication consacrée à ses productions des années 1930. Legaud y met en avant l’action plutôt que les longs discours et règle du même coup ses comptes avec les maîtres d’œuvre de la place.
     « Gars du bâtiment, un père praticien avant tout, je me suis efforcé d’en suivre les traces et c’est pourquoi moimême, j’ai une confiance sans borne dans cette pratique professionnelle qui s’apprend «sur le tas» et laisse loin derrière elle certaines théories vaines ; à mon avis, un homme ne se juge jamais à ses brevets ni à ses diplômes, mais à ses oeuvres». Cette mise au point en guise de préambule dévoile son caractère bien affirmé et la rivalité entre les constructeurs.

     Legaud a sans doute débuté sa formation avec son père et l’aurait poursuivie comme compagnon. Après la Première Guerre mondiale, il revient quelques mois à Rennes et se marie avec Louise Bourdin, fille d’un graveur de l’entreprise Oberthür. De 1920 à 1925, il séjourne dans le Nord-Pas-de-Calais, entre Lille et Bailleul, avant de revenir se fixer en Bretagne. Legaud se serait ainsi formé sur les chantiers de reconstruction de la Grande Guerre, en observant les nouvelles techniques mises en oeuvre. Il y aurait alors acquis une expérience suffisante pour établir sa propre entreprise de bâtiment.

     Dès les années 1920, Legaud sent le contexte, le courant, les événements. Comme il avait saisi les opportunités qui s’ouvraient dans le nord-est de la France juste après la guerre (comme de nombreux autres maîtres d’oeuvre), il trouve à Rennes un marché qui émerge, une forte demande de la classe moyenne qui cherche à se loger. Il s’y installe probablement en 1925 aux 17 et 19 rue Noël du Fail. Entre 1925 et 1942, Jean Legaud dépose près de 180 permis de construire, ce qui le place dans la moyenne haute des entrepreneurs rennais en nombre de constructions.
     Ses premiers chantiers sont l’édification de petites maisons destinées aux ouvriers et à la classe moyenne. Son activité la plus forte se situe entre 1929 et 1931, durant les premières années des effets de la loi Loucheur en faveur du logement social. Il propose des plans-types dans des lotissements en formation, principalement au sud et à l’ouest de la ville. Par la suite, il s’engage dans la construction d’immeubles de rapport. Legaud est alors un des rares entrepreneurs à se lancer seul dans l’édification de hauts bâtiments, ce qui lui vaut parfois un certain mépris, notamment de la part des architectes, qui y voient une sérieuse concurrence. Il n’existe en effet pas de règles claires à l’époque. Cela profite à Legaud qui se dit lui-même « le constructeur, l’architecte, l’ingénieur et le vendeur » de ses immeubles !

     Plus du tiers des immeubles qu’il érige sont établis à moins de deux cents mètres du siège de son entreprise, une bâtisse en granite, qui sert de modèle à ses réalisations ultérieures. Si Legaud maîtrise seul l’ensemble du processus d’édification, du projet à la réception, il ne travaille pas isolément pour autant. Il fait appel, pour le second oeuvre, à des entreprises locales, comme celle des Odorico pour la mosaïque, qu’il place dans chaque entrée d’immeuble, en paillasson ou en lambris. Ce sont des formes simples, géométriques, qui donnent une tonalité gaie aux élévations austères, notamment pour l’immeuble du 30 et 32 boulevard de la Liberté (1935). De même, Legaud travaille régulièrement avec le ferronnier Théodore Brand – qui réside dans la même rue que lui – pour des grilles de balcons et des portes, dans un style Art déco.

     Les immeubles de Legaud sont destinés aux ouvriers et à une classe moyenne en pleine expansion dans les années vingt et trente. Ils sont établis dans les quartiers sud et ouest de la Ville et sont vendus sur plans. Les deux tiers sont érigés entre 1931 et 1936. Tous ses immeubles sont construits en ossature de béton armé. Ce matériau, rempli en moellon de schiste, est visible sur les pignons des immeubles du 30 et 32 boulevard de la Liberté et du 5 quai de la Prévalaye (1936). Ces derniers sont de grand gabarit, entre huit et neuf étages carrés – comme celui du 55 avenue Janvier (1935) – et nécessitent des dérogations de la part du service municipal d’hygiène, en raison de leur hauteur inhabituelle de près de 30 mètres. Legaud sera d’ailleurs poursuivi pour avoir construit ses bâtisses sans calcul d’ingénieur.
     Les façades des immeubles sont composées de granite, travaillé en bossage rustique, ce qui confère un caractère robuste et une certaine sévérité à ses constructions. Ce choix contribue sans doute à rassurer la clientèle rennaise sur la hauteur encore inhabituelle de ses chantiers. De plus, ce matériau offre de multiples variations de tons que l’entrepreneur aime employer, allant du grisbleu au rose pâle. Le rose du 21 rue Victor Hugo (1934) répond ainsi aux tonalités chaudes de la piscine Saint- Georges, située en face.
     Comme d’autres architectes et entrepreneurs, Legaud laisse sa signature sur certains immeubles2. Il se porte parfois vers le style Mauresque3 et place des oriels sur ses façades, un motif très à la mode dans les années 1930, comme pour les immeubles des 30 et 32 boulevard de la Liberté et celui du 5 quai de la Prévalaye, où il deviennent de véritables encorbellements. Legaud réserve en général ce modèle pour ses constructions les plus en vues, laissant des surfaces planes pour les édifices de la rue Noël-du- Fail, plus modestes et en marge du centre de la ville.
     Legaud cherche aussi à construire à l’économie pour une clientèle aux revenus moyens. Ce souci se retrouve dans les matériaux mis en oeuvre mais aussi dans la taille des logements, qui sont en général assez petits pour tirer les coûts au maximum (les appartements sont composés en majorité de deux ou trois pièces). Dans les premiers immeubles, le confort est minimum : certains présentent des WC sur le palier. Par la suite, Legaud place une salle de bains – encore rare à cette époque – dans les appartements les plus grands.

L’Occupation, fatale à son entreprise

     Entre 1940 et 1941, Legaud délaisse le granite et utilise le moellon de grès de Saint-Germain, comme pour l’immeuble du 22 rue Jules-Guesde, ou le moellon de schiste, pour l’immeuble 4 rue Vanneau. Tous les deux conservent une ossature de béton armé, mais utilisent la brique pour le remplissage. La conjoncture, qui rend difficile l’approvisionnement en matériaux, est sans doute liée à ce choix.
     La guerre semble avoir porté un coup d’arrêt net à son entreprise. Certains chantiers sont inachevés et le resteront après guerre. Legaud aurait alors quitté la ville. Nous ne trouvons plus de traces de lui jusqu’à son décès le 3 janvier 1976. Legaud aura laissé une empreinte durable à Rennes en à peine plus de quinze ans d’activité dans la ville.