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Histoire & Patrimoine
#21
Rue Saint-Louis Le jeu de paume perdu et retrouvé
RÉSUMÉ > On croyait le jeu de paume de la rue Saint-Louis détruit il y a plus de trois siècles pour faire place à une chapelle toujours visible.

Or on vient de découvrir que ladite chapelle est en fait le jeu de paume lui-même. Témoignage rare d’un « sport » qui connut son heure de gloire entre 1400 et 1650, et qui disparut sans laisser beaucoup de traces matérielles, ce qui fait tout l’intérêt de la découverte rennaise.

À l'heure aussi, où un dossier d'inscription du jeu de paume au patrimoine immatériel de l'humanité de l'Unesco est en cours de constitution en France.

     Tout le monde connaît le Serment du jeu de paume (à Versailles), voire le Musée du jeu de paume (aux Tuileries). Certains connaissent aussi la salle du jeu de paume du château de Fontainebleau, tandis que d’autres ont peut-être fréquenté le très chic hôtel du Jeu de paume dans l’île Saint-Louis à Paris. Mais qui connaît le jeu de paume du Pélican de Rennes ? Personne jusqu’à ces derniers mois. 
     Chacun l’aura remarqué : le quartier situé autour de la place Sainte-Anne est un des lieux qui connaît les plus fortes mutations de la ville actuelle. Tel un jeu de dominos, l’installation d’un centre des congrès dans l’ancien couvent des Jacobins impacte le destin de la Maison du Peuple et, par conséquent, le petit édifice situé à côté, en contrebas, dans la rue Saint-Louis, aujourd’hui propriété de la Ville. Or, il s’avère que cette petite chapelle, déjà repérée pour son intérêt patrimonial par les services municipaux, est en fait un ancien jeu de paume, « très beau bâtiment patrimonial » relève dans Ouest France dès 2010 Nathalie Appéré, alors première adjointe.

     En vérité, les érudits savaient bien que jadis un jeu de paume se trouvait à cet endroit. Paul Banéat, bien connu de tous les amateurs du vieux Rennes, mentionne en effet, archives des années 1680 à l’appui, qu’il a existé ici un jeu de paume très fréquenté, nommé le Pélican, construit « en bois et terrasse », pavé de tuiles et entouré de galeries, mesurant 92 pieds sur 31. D’après les registres du domaine, établis au 17e siècle, il y a même un autre jeu de paume en contrebas dans la rue Saint-Louis, et un autre encore, en face, entre ladite rue et la rue Saint- Michel. Bref, à l’échelle de Rennes, c’était une sorte de complexe sportif, quelque chose comme le (feu) Patton ou le Garden du Grand siècle rennais, situé comme ses lointains successeurs en marge de l’espace urbain. Car il faut préciser que nous sommes ici dans des quartiers nouveaux : la rue en question date des premières décennies du 17e siècle. Rien que de très normal au demeurant : partout, pour des raisons d’espace, les salles de paume se situent plutôt dans les faubourgs.

     Les érudits savent aussi que ce jeu de paume a été vendu en 1686, pour 6 000 livres par son propriétaire, Palasne de la Ménardière, huissier au parlement, personnage caractéristique du monde pléthorique de la justice d’alors. L’acheteur est plus connu : il s’agit du conseiller au parlement – un magistrat, donc –, Charles Ferret seigneur du Tymeur, sans doute une des plus belles fortunes de Rennes. Ferret, cependant, n’achète pas ce bien pour lui, mais pour le compte de l’évêché, et plus précisément du Grand séminaire confié aux Eudistes, qui a commencé à s’installer du côté de la rue de Dinan et cherche à s’étendre.
     Nous sommes en effet en pleine Réforme catholique et l’Église romaine s’est lancée, depuis le concile de Trente (1545-1563), dans une bataille pour la formation, multipliant dans toute l’Europe ces institutions nouvelles où l’on forme les futurs prêtres séculiers. Dans cette barètaille, qui bat son plein dans la France du 17e siècle, l’Église trouve des alliés dans les élites, y compris parmi les plus riches des croyants. Au parlement de Bretagne, les familles les plus dévotes n’hésitent pas à aider à l’installation de nouveaux couvents dans la ville. Les Ferret appartiennent à l’évidence à cette mouvance, ce dont on a un autre témoignage avec la très belle Résurrection que Coypel – un des artistes du Parlement – peint à leur demande pour le couvent des Jacobins.

     D’autres archives, exhumées par le chanoine Guillotin de Corson cette fois, attestent que dès 1694 se dresse là une chapelle flanquée de deux autres plus basses et complétée d’une sacristie. De nos jours, chacun peut voir que la façade de l’édifice est bien celle d’une ancienne chapelle, avec l’inscription :
     « Non est hic aliud nisi domus Dei et porta coeli. Gen. 28 1690 »
     (« Ici est véritablement la maison de Dieu et la porte du Ciel, Genèse 18, [année] 1690 »)
     La date correspond à ce que disent les archives et nous renseigne donc sur l’année de la dédicace de cette « Porte du Ciel ». Elle correspond aussi au résultat de l’étude de la société Dendrotech (disponible en ligne) qui précise que la voûte lambrissée remonte aux alentours de 1689, époque de la transformation en chapelle. Notons aussi que, sur la même façade, sont placées les armes de monseigneur de Beaumanoir de Lavardin, évêque de Rennes de 1677 et 1711, que l’on retrouve d’ailleurs sur la cathédrale.

Des logements puis les services municipaux

     Pendant plus d’un siècle, ainsi, ce petit coin de la rue Saint-Louis a été un lieu de piété. Quand la Révolution arrive, ce bien d’Église est saisi. La chapelle suit le destin de l’ancien séminaire et devient une annexe de l’hôpital militaire, plus tard nommé Ambroise Paré. L’édifice sert de lingerie, de conciergerie et abrite des logements des religieuses qui gèrent l’établissement à partir de 1858. À la fin du 20e siècle, le retrait de l’armée conduit à une séparation entre l’ancien hôpital, transformé en immeuble d’habitation, et la ci-devant chapelle, désormais occupée par des services municipaux.

     Nous voilà en apparence bien loin du jeu de paume. En réalité, la véritable information nouvelle est que, contre toute attente, d’après les spécialistes du patrimoine, l’ancienne salle de jeu a bel et bien été conservée. Il apparaît en effet aujourd’hui que, contrairement à ce que l’on supposait jusque là, on n’a pas détruit le Pélican pour en faire la « Porte du Ciel », mais qu’on a, sans doute par mesure d’économies, utilisé la structure existante pour en faire une chapelle. Sous la conciergerie de l’hôpital militaire, sous la chapelle du séminaire, le jeu de paume du Pélican est donc toujours là, avec ses pans de bois et ses fondations d’origine. L’étude de la société Dendrotech atteste ainsi que la charpente et le pan de bois datent des toutes premières années du 17e siècle.
     L’évident intérêt patrimonial de l’édifice est d’autant plus marqué qu’un tel bâtiment est un des rares témoins en l’état de toute une histoire encore assez largement en construction : celle des jeux et des sports. Et le jeu de paume n’est pas n’importe quel jeu, pouvant être considéré quasiment comme le premier sport moderne avec règles (imprimées), jargon, arbitres et ... paris d’argent. Premier « sport » à avoir son « champion du monde » (1740), il fut aussi un éphémère sport olympique en 1908.

     Né au cours du Moyen Âge comme activité de plein air, cet ancêtre du tennis se dote de raquettes et le cas échéant de salles. Il connaît son apogée entre le 15e et le 17e siècle. Les rois donnent l’exemple et, de Louis X († 1316) à Louis XIII (†1643), se livrent souvent avec passion à cette activité. Les Bretons savent-ils que leur dernier duc, le fils du roi François Ier, est mort, nous rappelle Bernard Merdrignac, d’une pleurésie consécutive à une partie de paume trop animée ? De passage à Rennes en 1626, Gaston d’Orléans, frère du roi, s’occupe à trois activités : visiter le beffroi, le couvent des Jacobins et le jeu de paume de la rue Saint-Michel où il « filt partis ».
     À cette époque, les salles fleurissent dans les châteaux comme dans les villes. Il y en aurait même une dans la dent de Gargantua. Un Anglais ira jusqu’à dire que les Français naissent une raquette à la main et qu’il y a plus de joueurs de paume en France que de buveurs de bière en Angleterre... Une des toutes premières sportives connues est d’ailleurs une joueuse de paume, Margot la Hennuyère, qui fait sensation à Paris en 1427 en battant des hommes. Dans le Paris d’Henri IV, on recense 250 salles. Sept mille personnes vivraient de cette activité sur les bords de Seine. La passion sportive est donc (déjà) une industrie. En province, Bordeaux abrite 15 salles, Orléans 40. À Rennes, les érudits n’ont découvert pour l’heure la trace que de cinq salles, mais rien n’interdit de penser qu’il en a existé d’autres, étant donné la taille de la ville, et sans oublier qu’on peut très bien jouer dehors, même en Bretagne.

     Que reste-t-il de cette grande passion française ? Des expressions, tout d’abord, qui par leur nombre, attestent de l’importance passée de la paume : « prendre la balle au bond », « l’échapper belle », « rendre la pareille », « se renvoyer la balle », « faire faux bond », « qui va à la chasse perd sa place », « épater la galerie », « les enfants de la balle », « tomber à pic », « avoir / prendre l’avantage », « rester sur le carreau », « chassé croisé », « tripoter », « peloter », sans oublier le célèbre « jeu de mains, jeu de vilains », né quand les riches se mirent à jouer avec une raquette (mot qui désigne d’ailleurs la paume de la main, et devient l’objet que nous connaissons, qui reprend la forme d’un avant bras et ... d’une paume).
     Or, par contraste, les traces matérielles sont assez rares. Il ne reste plus que quelques salles actives aujourd’hui dans toute la France, dont celle du château de Fontainebleau, qui est cependant plus tardive (1732). Seul le jeu de paume de Chinon, qui attend encore une réhabilitation après avoir été abattoir et hangar, semble être un peu plus ancien. La découverte à Rennes d’une salle de cette haute époque est ainsi remarquable, et la nécessité de penser à sa conservation de manière intelligente, impérieuse. Car si nul, à notre connaissance, ne songe à créer une association rennaise de jeu de paume – encore que ... –, il reste qu’une société dite de loisirs comme la nôtre a tout intérêt à se pencher sur les racines de ce phénomène de masse, et à choyer les rares traces matérielles qu’il en reste. Ce n’est pas le devoir de mémoire, c’est le devoir d’histoire. Et c’est aussi une chance pour Rennes que d’avoir un tel défi à relever. A ce jour, à la suite d’une démarche lancée par la Ville, une protection au titre des Monuments historiques vient d’ailleurs d’être décidée, première étape de ce qui pourrait être une opération exemplaire.

     Le cas rennais est d’autant plus intéressant que la transformation d’une salle de jeu de paume en chapelle est au fond un symbole de mutations culturelles profondes. En effet, vient un moment, après 1650, où la passion pour le jeu de paume décline. Il n’y a plus que trois salles à Paris à la veille de la Révolution. On objectera qu’il en va ainsi de tous les sports – notre football actuel ferait bien de se méfier –, mais ceci n’empêche pas de se demander pourquoi ce qui fut à la mode cesse de l’être.
     Le jeu de paume semble avoir été d’abord victime de sa mauvaise réputation : le mot « tripot » qui désigne les salles – « triper » signifie « sauter » – sert progressivement à qualifier les maisons de jeux, et acquiert une connotation péjorative, d’autant qu’on y joue à toute sorte de jeux d’argent et de hasard, ainsi qu’au billard. Il faut dire aussi que l’on y parie sur les parties, d’où, peutêtre, cette curieuse façon de compter les points dont le tennis a hérité. Bref, c’est un lieu qui défie la morale. L’élan religieux que connaît la France du Grand siècle conduit donc à regarder d’un mauvais oeil ces lieux fermés vus comme des repères de mauvais garçons qui viennent y perdre leur temps et leur argent.
     Voilà tout le paradoxe d’un « sport » inventé au Moyen Age par les moines et qui meurt sous les coups des exigences morales du clergé désireux d’assurer à tous la route du Salut. Dans le cas du Pélican, a pu jouer aussi la pression du voisinage : sans même parler du Grand séminaire voisin qui va finir par l’absorber, les Minimes sont installés à proximité immédiate de la salle, et c’est en fait tout le quartier qui prend au 17e siècle des allures de quartier saint, des Augustins du bas des Lices à la Visitation en passant par les Jacobins. Et le fait que la rue Saint- Louis et la nouvelle place des Lices soient fort bien habitées a peut-être aussi joué. Qui sait si la noblesse parlementaire ne regardait pas d’un mauvais oeil ce lieu un peu mal famé ? En tout cas, le jeu de paume voisin du Cormier est quant à lui racheté dans les premières décennies du 18e siècle par Monsieur de Cicé, qui bâtit à la place un hôtel particulier qui existe toujours.

     Il faut dire que parallèlement à l’aspect moralo-religieux, le jeu de paume semble être victime de mutations socio-culturelles. On a dit que ce qui entraîna son déclin fut que Louis XIV, vieillissant et perruqué, lança la mode du plus tranquille billard. Derrière l’anecdote, il apparaît que les élites sociales se détournent des activités jugées trop populaires, et tendent à éviter les lieux propices à la promiscuité sociale. La société est en effet de plus en plus fragmentée, marquée par une course aux privilèges qui est aussi une course à la distinction, impliquant d’ériger des barrières avec le commun. Cela va de l’invention de l’hôtel particulier avec avant-cour qui met l’heureux propriétaire à l’écart des miasmes de la ville, au développement de règles de civilité dont la maîtrise dit l’appartenance au beau monde. Seuls quelques pédagogues, dont Rousseau, préconisent encore l’usage de la paume, à condition, dit le philosophe, de ne pas laisser les enfants « peloter dans nos tripots »...
     Il est vrai que non seulement la paume favorise le mélange des milieux sociaux, mais encore qu’elle peut conduire le joueur à adopter des postures indignes de son rang. L’austère Jean-Baptiste Thiers écrit d’ailleurs en 1686 (l’année de la mort du Pélican) qu’un « magistrat n’y pourrait jouer sans diminution de sa dignité et sans mettre sa gravité en compromis ». Faire des bonds derrière une balle, en caleçon, chemise et chaussons, en public qui plus est, est désormais jugé inconvenant pour qui doit, dans la cité, incarner l’autorité. Les augustes membres du parlement de Bretagne – en « exil » à Vannes au moment où le Pélican est racheté, mais encore nombreux à vivre à Rennes – et derrière eux la cohorte des nombreux avocats et procureurs pour qui ils étaient des modèles, avaient dû faire le même constat que la noblesse de leur état et leur mission étaient incompatibles avec un jeu que même les rois avaient désormais délaissé.
     Au-delà de son évident et remarquable intérêt patrimonial, la salle du Pélican devenue Porte du Ciel est donc un symbole : celui d’une ancienne société urbaine et de sa culture foisonnante et partagée, celle des carnavals et des festives entrées princières, et de leur disparition en faveur d’autres formes du vivre-ensemble sous la double égide de l’Église et du Parlement. Parions que les élus qui ont la lourde responsabilité de dessiner l’avenir de ce lieu aussi peu banal que chargé d’histoire sauront « prendre la balle au bond »1.