PLACE PUBLIQUE : Jocelyn Denis, vous êtes le dirigeant de la société Digitaleo. Quel est votre parcours ?
JOCELYN DENIS : J’ai créé mon entreprise il y a dix ans. J’ai toujours eu ce projet au fond de moi. J’ai commencé ma carrière par quelques années de salariat au sein du groupe de jeux vidéos Ubisoft. C’est ce qui m’a fait arriver en Bretagne, moi qui suis originaire de Cholet. Mais je suis très attaché à ma liberté, j’ai toujours été créatif. Depuis toujours, je note dans un fichier toutes mes idées de création d’entreprises, il y en a une trentaine, et ma grande frustration, c’est de ne pas les avoir toutes réalisées ! Certaines l’ont été par d’autres, avec succès ! En 2004, j’ai franchi le pas de la création, non pas dans mon garage comme dans la Silicon Valley, mais dans mon grenier, à Bruz, sous les Velux ! C’est là qu’est né Digital Média, rebaptisée ensuite Digitaleo, nous en reparlerons. Aujourd’hui, j’ai 38 ans, et je suis très heureux de cette décennie durant laquelle j’ai beaucoup appris, certainement plus que si j’avais fait une carrière classique dans une entreprise avec un poste, une fonction, un métier.

Au départ, vous créez votre activité avec votre frère.
Oui, avec mon frère aîné, nous avons deux profils complémentaires. Il m’a apporté sa sagesse. Mais il a eu l’opportunité de partir travailler en Chine, et j’ai continué de développer seul l’entreprise, dont il est resté actionnaire minoritaire. Nous sommes très proches.

Au départ, votre entreprise est née d’une intuition. Laquelle ?
Il faut se replacer dans le contexte de l’époque. En 2004, le monde est vraiment différent. Les réseaux sociaux n’existent pas, il n’y a pas la vidéo sur Internet, le haut débit est peu développé, le logiciel hébergé, le fameux cloud, n’en est qu’à ses débuts… C’est l’essor du mobile, mais c’est Nokia qui domine le marché, et les smartphones n’ont pas encore fait leur apparition. Le consommateur, lui, est toujours la cible de la publicité radio/télé et des médias traditionnels. Voyant l’essor du mobile, j’imagine que cet objet va forcément se développer rapidement. Venant du jeu vidéo, j’avais pu constater l’évolution du secteur, et j’avais la conviction que des ruptures technologiques allaient apparaître dans le domaine du mobile, qui allait prendre une place considérable dans notre vie quotidienne. Le mobile allait devenir l’objet numérique que nous aurions tous dans la poche, aussi essentiel que notre portefeuille ou notre trousseau de clés.

Votre idée, c’est de faire du marketing avec ce nouvel outil ?
À l’époque, la seule possibilité pour faire du marketing avec un mobile, c’est le SMS. Je vais à la rencontre de PME rennaises, notamment des concessions automobiles, pour leur proposer de gérer leur marketing mobile. Le groupe Floc, concessionnaire Volkswagen, me demande alors, non pas une prestation, mais un logiciel capable de prévenir les clients que leur voiture est prête, par SMS ! Nous avons souhaité concevoir un logiciel simple, facile d’utilisation. Et pour pouvoir le développer à grande échelle, j’ai eu l’idée du cloud, le logiciel « hébergé », via Internet. C’était très précurseur en 2004.

Vous avez dû créer de toutes pièces votre modèle économique.
Effectivement, et je l’ai créé en fonction de moi, de mon tempérament prudent. J’ai préféré avoir de la visibilité, en créant un modèle sur abonnement. Trois ans plus tard, j’ai découvert que c’est le groupe américain Salesforce, le leader de la gestion de la relation client, qui avait inventé ce modèle ! Finalement, nous avons conservé ce parti pris – simplicité, abonnement, internet – tout en l’adaptant aux évolutions technologiques.

Aujourd’hui, comment définissez-vous Digitaleo ?
Nous sommes spécialisés dans le marketing relationnel multicanal. Nos solutions permettent aux entreprises d’échanger en temps réel avec leurs consommateurs. Cela permet aux enseignes de distribution de faire venir les clients en magasin : nous sommes des générateurs de trafic et d’acte d’achat, avec, par exemple, l’envoi de coupons de réductions personnalisés sur les smartphones des clients… Nos outils permettent aussi de réaliser des sondages en temps réel, ce qui permet de mesurer la satisfaction des clients. Aujourd’hui, le consommateur a pris le pouvoir de l’information, et donc nous aidons les enseignes à utiliser les mêmes armes que le consommateur.

Et cela, dans plusieurs secteurs ?
Nous nous sommes d’abord développés dans l’automobile. Nous avons pris 40 % de part de marché dans les concessions en France. Mais dès 2009, j’ai senti qu’il fallait diversifier l’entreprise, à la fois en termes de produit et de clientèle. Nous avons développé les solutions multicanal dans le but d’attaquer le marché de la distribution et de la franchise (hôtellerie, tourisme, textile, équipement de la personne et de la maison). Nous sommes également présents dans le monde de l’éducation, avec de la communication relationnelle entre un établissement scolaire et les parents, pour gérer les alertes d’absence des élèves. Depuis 2013, nous avons repensé l’organisation de l’entreprise pour être très pertinent sur chacun de ces secteurs, avec des commerciaux spécialisés, des plateformes dédiées.

Où en êtes-vous, justement, en termes de croissance ?
Nous enregistrons une croissance à deux chiffres depuis dix ans, et toute notre progression a été réalisée en autofinancement, sans levée de fonds, ce qui est très rare dans notre métier. Nous investissons chaque année 20 % du chiffre d’affaires en recherche et développement. Digitaleo emploie actuellement 55 salariés avec une moyenne d’âge de 31 ans, pour un chiffre d’affaires de 6,4 millions d’euros en 2013, et un objectif de 8 millions cette année. Nous avons envoyé 75 millions de messages en 2013 à 2 500 clients en portefeuille.

Vous étiez jusqu’à présent installé sur le campus de Ker Lann, à Bruz et vous allez déménager courant mars votre siège social à la Courrouze. Pourquoi ce choix ?
Lorsqu’on pilote une entreprise en croissance régulière, il faut toujours anticiper les besoins en locaux pour ne pas se retrouver à l’étroit, ce qui commençait à être le cas dans nos locaux historiques. Et pour moi, le lieu de travail est aussi un lieu de vie, où l’on passe beaucoup de temps, plus qu’à la maison. J’ai toujours conçu mon projet d’entreprise comme une aventure, avec un lieu. En 2008, je suis allé à San Francisco, visiter des incubateurs, les locaux de Google et de Facebook. Je suis revenu avec l’envie de créer un jour un lieu comme cela à Rennes, inspiré de ce que j’avais vu dans la Silicon Valley.

Vous aviez le projet de faire construire ?
Oui, sur le campus de Ker Lann. En 2010, je commence à en parler aux équipes de Rennes Métropole chargées du développement économique et je leur glisse que je rêverai de trouver un jour un vieil entrepôt à rénover. Mon interlocutrice me raconte alors qu’elle a découvert quelques jours plus tôt les anciens bâtiments industriels de Giat industries sur le site de la Courrouze, avec leurs poutres métalliques, leurs verrières, leurs toits en shed ! Je lui demande l’adresse et je me rends sur place. Je me trompe d’entrepôt car il y en avait deux, mais je suis emballé et je rappelle Rennes Métropole, en leur disant que j’allais étudier le projet. J’étais le premier sur le coup. Je perçois tout de suite l’intérêt stratégique du lieu, avec la future ligne de métro au pied, la proximité du centre-ville. Et puis, clin d’oeil à mes origines choletaises, ce bâtiment me rappelle l’architecture des anciennes entreprises textiles de mon enfance !

Il fallait vendre l’idée à vos équipes. Comment cela s’est-il passé ?
J’ai tout de suite senti un réel engouement, et j’en ai fait un projet collectif. Je les ai emmenés très tôt sur le site, avant que les travaux ne démarrent, ils m’ont pris pour un fou ! Il fallait se projeter, et se souvenir qu’en 2010, nous étions en plein marasme économique. Mais j’étais habité par le projet. Avec une idée forte : cette ancienne usine de munitions avait été construite à la fin du 19e siècle pour participer à la deuxième révolution industrielle. Or nous, nous sommes à l’aube de la troisième révolution industrielle, celle du numérique. C’est un symbole ! Il y a aussi une dimension créative qui me plaît bien, puisque cette friche industrielle avait été investie par les graffeurs. Dans le cadre de la réhabilitation du bâtiment, nous avons pris contact avec cette communauté pour réaliser des fresques dans nos futurs locaux. Il y a donc de nombreux symboles, et l’envie d’investir ce nouveau quartier de la Courrouze, en plein développement. Il y a enfin un vrai coup de coeur architectural.

À quoi ressembleront vos futurs locaux ?
L’ensemble sera baptisé La Fabrique et devrait s’étendre sur 2 000 m2 avec une partie réservée à Digitaleo (1 300 m2) qui s’y installera dès mars 2014. L’autre partie sera destinée à accueillir d’autres projets dans l’esprit du dispositif national French Tech qui intéresse Rennes. Il s’agit de proposer des lieux de créativité, de convivialité, de rencontre… nous discutons encore aujourd’hui avec d’autres entrepreneurs pour savoir quelle forme et quel nom nous donnerons à ces projets, qui verraient le jour, au plus tôt, courant 2015.

Cet esprit se retrouvera dans l’architecture du lieu ?
Ce sera très ouvert, très transparent, avec beaucoup de lieux d’échanges. Il s’agit d’être très mobile à l’intérieur des bureaux. L’une des caractéristiques du numérique, c’est l’agilité : il faut être réactif pour aller vite. Nous souhaitons aussi développer notre ancrage localement : le bâtiment est dimensionné pour nous permettre de doubler nos effectifs à terme. Nous souhaitons également que ce soit un lieu de vie ouvert sur l’extérieur, qui accueille des événements. Je crois beaucoup au brassage pour développer la créativité.

Ces valeurs se retrouvent dans votre projet d’entreprise, assez original car très participatif.
C’est vrai. En 2010, j’embauche 18 personnes en quatre mois, pour investir dans le multicanal, dans la foulée de la sortie du smartphone. On change de nom, on devient Digitaleo, et on commence à communiquer, alors que nous avions jusqu’alors avancé très discrètement. En 2011, l’entreprise est passée de 15 à 32 collaborateurs. Ce n’est plus le même fonctionnement. À cette époque, dans le cadre de l’Association pour le Progrès du management (APM), je fais la connaissance d’un consultant, Éric Julien, qui a développé une théorie du management participatif fondé sur l’observation des Indiens Kogis de Colombie. Je lui fais part de mes difficultés du moment. C’est lui qui m’incite à partager mon projet d’entreprise avec mes collaborateurs. Il m’a aidé à transformer ce projet en une histoire littéraire, qui permet d’imaginer Digitaleo en 2020.

Vous en avez fait un récit ?
Oui, sous la forme d’un livret de 35 pages. Et nous avons ensuite réuni nos 35 collaborateurs de l’époque. On s’est assis tous en rond, et chacun a lu une page à voix haute. Ce fut un moment fort. Chacun a découvert que ce projet était une véritable aventure. Chacun se l’est approprié, a fait des suggestions pour améliorer cette vision d’entreprise, qui a été collectivement baptisée Viseo. Cette démarche a vraiment permis de lancer la dynamique. Aujourd’hui, c’est un outil de recrutement, qui nous permet d’attirer des talents. Cet acte de management différenciant a également facilité les démarches participatives, notamment autour de la conception de nos nouveaux locaux.

Vos équipes sont jeunes. On parle beaucoup de la génération Y, qui supporte peu l’autorité hiérarchique. C’est aussi le cas chez vous ?
Bien sûr ! Il faut un cadre, mais si c’est la direction qui l’impose, ça ne peut pas fonctionner. Nous avons donc décidé de partager des valeurs, choisies à la fois par le management et les équipes. Nous avons constaté que nous avions globalement choisi les mêmes : simplicité, réactivité, esprit d’équipe, créativité et sens du client. Nous avons ensuite cherché à les transformer en actes quotidiens, formalisés à travers des bonnes pratiques.

Votre approche pourrait-elle faire des émules parmi les entreprises rennaises que vous côtoyez ?
En tout cas, je note une réelle écoute chez ceux à qui j’explique notre démarche. Je dois dire que j’ai également bénéficié de l’exemple d’une entreprise industrielle locale, Bretagne Ateliers, qui emploie des personnes en situation de handicap. Nous avons repris leur idée d’organisation de « villages » au sein de l’entreprise, par thème. Nous pourrons d’ailleurs visualiser cette organisation dans notre nouveau siège à la Courrouze.

Quel regard portez-vous sur les positions rennaises en matière de numérique, qui sont parfois critiquées et comparées à Nantes ?
Je pense que Nantes est bien positionné sur la partie Web, il y a une vraie créativité. Cela dit, à Rennes, je sens une envie forte de bouger chez tous les acteurs. Rennes a une carte à jouer dans le domaine des objets connectés, qui font la synthèse entre le Web, le numérique et les télécoms. Il va falloir faire émerger des beaux projets et des locomotives. L’arrivée du métro qui reliera Cesson, le quartier des télécoms, à la Courrouze, permettra de dessiner un axe porteur. Je sens que la métropole se mobilise, avec l’appui de l’État qui souhaite soutenir le développement du numérique. Attention tout de même, à ne pas succomber à la tentation de la fuite en avant purement technologique ! Il faut être vigilant sur les usages qui découleront de ces innovations, afin de permettre l’émergence de modèles économiques rentables.

Vous étiez en janvier à New York au salon de la distribution. Quelles innovations y avez-vous vu ?
Ce qui m’a frappé, c’est que la grande distribution a vraiment pris conscience que le monde avait changé, sous l’influence du numérique. Le plus gros distributeur mondial, désormais, c’est Amazon, qui vient du monde d’Internet. Il mise tout sur la donnée, la fameuse data. Amazon vend 6 produits par seconde via le mobile ! Il va sans doute bouleverser le commerce de proximité, en transformant les magasins en vitrines scénarisées. On y choisira les produits et on sera livré à domicile, directement. L’enjeu du marketing de demain, c’est d’être capable d’adresser le bon message au bon moment sur le bon écran, en temps réel. Et c’est le consommateur qui sera le pilote. Le magasin ne sera plus qu’un canal parmi d’autres. Ce sont des mouvements de fond qui impliquent que notre entreprise s’adapte rapidement. Déjà, nos développeurs proposent de nouvelles fonctionnalités toutes les trois semaines. C’est ce qui nous permet d’être réactifs, en facilitant l’accès de nos clients à de nouveaux services.