<
>
Dossier
#20
RÉSUMÉ > Notre rapport à la qualité de l’eau n’est pas limpide. Eau potable, eau de qualité, eau polluée, les frontières sont floues. Difficile de faire coïncider la vérité des scientifiques avec la norme des juristes, et celle-ci avec la perception des gens. Entretien avec quatre universitaires qui travaillent selon des points de vue juridique, géographique ou psychosociologique sur cet enjeu de santé particulièrement vif en Bretagne.

PLACE PUBLIQUE > Selon vos observations, comment les gens perçoivent-ils l’eau ?

ÉLISABETH MICHEL-GUILLOU
> Les perceptions peuvent être très divergentes. Par exemple pour un professionnel de l’eau, c’est l’analyse ou le bulletin qui fait foi. Alors que pour l’usager, la première référence, c’est le goût. La façon dont est perçue l’eau est très liée au groupe d’appartenance et au contexte au sens large.

PLACE PUBLIQUE > Est-ce que tout le monde parle toujours de la même eau ?

ÉLISABETH MICHEL-GUILLOU > Justement non. Quand on cherche à savoir ce que signifie l’eau, il y a toujours deux aspects dans les réponses que nous obtenons: d’un côté l’eau comme ressource, élément naturel, avec l’idée de pureté et de source de vie ; d’un autre côté, l’eau sous son aspect consommation, l’eau comme boisson.

EMMANUELLE HELLIER > On retrouve aussi ce clivage au sein des professionnels de la gestion de l’eau, des techniciens, des élus, et dans une moindre mesure chez ceux qui s’occupent des bassins versants. Quand nous leur demandons de définir ce qu’est une eau potable, ils nous répondent en termes de qualité sanitaire, chimique, biologique. Ensuite, quand on leur demande de définir une eau de qualité, ils avancent des critères de bon goût ou de bonne odeur. Dans les deux cas, l’eau en tant que ressource naturelle n’est pas évoquée. L’aspect environnemental n’intervient que lorsque l’on demande de définir ce qu’est une eau polluée. Alors, et alors seulement, on nous parle de milieu aquatique et de cours d’eau endommagés par une action humaine. C’est curieux. C’est comme s’il y avait déconnection entre les préoccupations des gestionnaires de l’eau distribuée et les politiques de l’eau qui reposent, elles, sur des logiques environnementales ou écologiques.

ÉLISABETH MICHEL-GUILLOU > On trouve aussi l’idée que la pollution, c’est ailleurs, dans d’autres lieux, dans d’autres temps. Voire dans d’autres communes, sachant que l’eau que je consomme n’est pas polluée. De plus, dans les enquêtes, l’eau polluée, c’est uniquement celle qui contient des résidus.

PLACE PUBLIQUE > Pourtant la pollution par le nitrate est invisible et tout le monde le sait bien, non ?

ELISABETH MICHEL-GUILLOU >
Un objet devient objet de représentation à partir du moment où l’on peut se le figurer. Du coup, pour le nitrate, la figuration se fait quand même par le goût. Si l’eau a un goût chloré, on pense qu’indirectement elle est polluée. Car si elle n’était pas polluée on n’aurait pas besoin d’y ajouter du chlore.

EMMANUELLE HELLIER > Même chez les gestionnaires de l’eau, cette idée du chlore comme caractéristique d’une eau plus ou moins polluée est présente.

NADIA DUPONT > Il font un amalgame alors qu’ils savent bien que le chlore n’a rien à voir avec la qualité de l’eau au sens chimique du terme. L’autre idée force qui apparaît, c’est que pour tout le monde, la pollution, c’est d’abord de l’accidentel et du spectaculaire, des hydrocarbures, pas tout à fait l’Erika, mais presque… De but en blanc, une pollution est toujours quelque chose de très visible, et non pas ce que les gens vivent au quotidien en Bretagne avec une eau chroniquement polluée. Il y a là un découplage entre d’un côté la perception de la qualité et de l’autre la norme législative établie sur des paramètres chimiques et biologiques très sévères.
 

PLACE PUBLIQUE > Justement, cette norme, comment est-elle définie ? Admise ? Contestée ? Appliquée ?

NATHALIE HERVÉ-FOURNEREAU >
L’articulation entre le droit et les sciences de l’environnement est riche de questionnements : la pertinence des données scientifiques prises en compte par le droit, le choix des experts, la faisabilité socio-économique technique de la mise en oeuvre des normes. Face à des situations environnementales préoccupantes, la contestation du fondement scientifique des politiques publiques et des normes juridiques fait figure de leitmotiv. La question des algues vertes est à cet égard un véritable cas d’école. Chef de file de la remise en cause du lien de causalité entre les apports d’azote d’origine agricole et les marées vertes, un bureau d’études, l’Institut de l’environnement de Liffré (Ille-et-Vilaine), a suscité la méfiance de la profession agricole vis-à-vis du plan intergouvernemental de lutte contre les algues vertes. Confrontés à une telle tentative de discrédit, les ministères de l’Écologie et de l’Agriculture ont diligenté en septembre 2011 une mission d’expertise présidée par Bernard Chevassus-au-Louis.

ÉLISABETH MICHEL-GUILLOU > Plein de gens contestent la norme en disant : pourquoi mettre cette norme à 50 mg de nitrates par litre, si l’on est capable d’accepter 100 mg ? Dans certains milieux, on va dire : 50 mg c’est une norme trop élevée, dans d’autres on va dire : c’est insuffisant.

NATHALIE HERVÉ-FOURNEREAU > Les États membres devaient respecter la directive 75/440/CEE sur les eaux brutes destinées à la consommation humaine à l’origine de la norme impérative de 50 mg/l de nitrates à l’échéance de 1985. En 1975, les eaux bretonnes étaient bien en deçà de cette norme obligatoire. Or, au fur et à mesure des cas de dépassement de cette norme Nitrates, des interrogations sur sa pertinence scientifique ont été exprimées, en particulier du point de vue de la santé humaine. Or, le droit de l’eau conjugue la protection de la santé et les écosystèmes aquatiques. Ainsi si l’on veut protéger non seulement la santé mais certains milieux réputés fragiles, comme Saint-Michel-en-Grève, dans les Côtes-d’Armor, ce n’est pas à 50 mg de nitrates mais à 10 mg qu’il faut descendre, ainsi que le défendent certains collègues de l’Ifremer.

NADIA DUPONT > Ce qui fait débat aussi pour les professionnels, c’est qu’une analyse d’eau à un moment donné, n’est pas représentative de la variabilité que l’on a au cours de l’année, variabilité qui dépend du climat ou bien des aménagements. Alors les acteurs ont peur d’être à 52 mg, ce qui n’est pas loin de la norme, mais qui est hors-norme. Cet effet couperet est mal vécu. S’y ajoute le fait que la norme est elle-même fluctuante dans le temps, au gré des avancées scientifiques et des débats législatifs. Cette variabilité est aussi assez anxiogène pour les acteurs de l’eau, qu’ils soient techniciens ou élus. Car qui dit changement de norme, dit changement de process. Ils se demandent sans cesse si d’un moment à l’autre, ils ne vont pas être contraints de s’adapter à une nouvelle norme.

NATHALIE HERVÉ-FOURNEREAU > Depuis 1975, le droit de l’eau de l’Union européenne a profondément évolué. À l’origine, les normes de qualité ont été construites en fonction des usages de l’eau. En 2000, la directive cadre sur l’eau rompt avec cette approche sectorialisée et abroge une série de directives existantes. L’eau est désormais envisagée comme une unité gérée dans le cadre de districts hydrographiques. Parallèlement aux normes chiffrées prescrites par les directives maintenues et actualisées (baignage, eau potable…), la directive cadre sur l’eau introduit l’exigence d’un bon état des masses d’eau à l’horizon 2015, un bon état écologique des masses d’eau de surface, un bon état chimique des masses d’eau, et un bon potentiel des masses d’eau fortement modifiées ou artificielles. Son annexe V précise les paramètres biologiques, chimiques et physicochimiques pour y parvenir. Ces trois paramètres évitent l’effet couperet dont nous parlions tout à l’heure. Ils semblent plus satisfaisants du point de vue scientifique, en revanche ils compliqueront la tâche des autorités publiques et en particulier des juges. Le contentieux est plus difficile à régler que quand vous jugiez à partir du respect ou non des 50 mg.

PLACE PUBLIQUE > Hormis la question des nitrates, comment la préoccupation de santé publique est-elle prise en compte dans la gestion de l’eau ?

NATHALIE HERVÉ-FOURNEREAU >
Tout le monde sait que protéger l’eau, c’est protéger la santé, qu’il s’agisse de l’eau du robinet ou de l’eau de baignade. Mais protéger l’eau, c’est aussi une question d’environnement, c’est prévenir, réduire et réparer les atteintes causées aux écosystèmes aquatiques. Je participe au Conseil scientifique de l’environnement de la région Bretagne ainsi qu’à celui des Côtes-d’Armor. En 2003, les membres du Conseil scientifique de l’environnement du Conseil général des Côtesd’Armor se sont saisis de la question de la pollution des eaux douces par les algues bleues, les fameuses cyanobactéries présentes actuellement dans la Vilaine. Naguère, les directives sur l’eau potable et les eaux de baignade ne prenaient pas en compte ces cyanobactéries, maintenant c’est fait. Autre pollution que les nitrates et dont on parle moins : celle des pesticides, notamment le glyphosate (que l’on trouve dans le Round Up), produit qui a été utilisé après l’interdiction de l’atrazine. Or, les nouvelles obligations issues du règlement 1107/2009 sur la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et de la directive 2009/128/CE sur l’utilisation durable des pesticides augurent de nouvelles évaluations scientifiques, des usages compatibles avec la protection de l’environnement et de la santé, voire des alternatives à ces produits.

PLACE PUBLIQUE > On constate toujours un temps de retard. Pour les algues vertes aussi, la prise en compte de leur dangerosité sanitaire est récente.

NATHALIE HERVÉ-FOURNEREAU >
Les algues vertes, pendant longtemps on disait : « c’est pas beau », « ça sent mauvais », et c’est tout. Personne vraiment n’avait pris conscience des risques sanitaires, à part les associations de défense de l’environnement qui dénonçaient cette prolifération algale : « vous voyez, le milieu est trop enrichi de nutriments d’origine anthropique, on ne respecte pas les textes ». Il a fallu attendre l’histoire du cheval mort sur une plage en 2009 pour que les autorités publiques, y compris les scientifiques, s’accordent pour reconnaître l’existence de risques sanitaires imposant des mesures de prévention et de gestion appropriées.
 

PLACE PUBLIQUE > Si l’on se préoccupe de l’inégalité des citoyens face à la santé, peut-on dire que la qualité de l’eau est un facteur déterminant ?

NADIA DUPONT >
Ce n’est pas tant la qualité de l’eau que la quantité d’eau, le fait d’en avoir ou pas qui crée des inégalités. La grosse question en Bretagne est celle de la ressource en eau avec des collectivités qui certaines années ont très peur de manquer d’eau. Des communes des Monts d’Arrée, dans le Finistère, ont peu d’habitants et beaucoup d’eau ; dans d’autres secteurs, c’est l’inverse. D’où la nécessité de recomposer, de sécuriser les réseaux. Après, les inégalités sont multiples : l’inégalité du prix de l’eau en fonction des traitements qui dans certaines zones doivent être ajoutés ainsi que la protection des captages. Car bien sûr, il y a l’inégalité de l’eau naturelle telle qu’elle est puisée : citons encore les Monts d’Arrée où justement elle est excellente.

NATHALIE HERVÉ-FOURNEREAU > Disons-le aussi, des inégalités peuvent être créées par le droit à l’environnement qui va imposer des contraintes plus ou moins coûteuses. En France, comme dans d’autres États membres, la répartition des avantages et des coûts n’est pas équitable. Dans la mesure où le principe pollueur-payeur n’est pas correctement appliqué, c’est principalement le secteur des ménages qui subit le paiement des politiques publiques de l’eau. Or, la directive cadre sur l’eau impose aux États membres de tenir compte du principe de récupération des coûts des services liés à l’utilisation de l’eau (incluant les coûts pour l’environnement et les ressources). Les recours intentés en Bretagne contre l’État concernant la mise en jeu de sa responsabilité pour non respect des directives et législations dans le domaine de l’eau se sont soldés par la condamnation de l’État. Pour les algues vertes, c’est l’État qui a été condamné en 2009 par la cour d’appel de Nantes, mais c’est nous qui payons en définitive. C’est pourquoi poser la question des inégalités, c’est poser aussi la question des responsabilités.

PLACE PUBLIQUE > Justement, la question de la responsabilité de l’agriculture dans la pollution par les nitrates et dans les algues vertes n’est plus mise en question ?

NATHALIE HERVÉ-FOURNEREAU > Il y a encore un an, l’expertise scientifique sur l’origine des algues vertes était encore ouvertement contestée à l’image des explications présentées notamment par l’Institut de l’environnement à la profession agricole. Il était indiqué que les algues vertes, ce n’était pas que l’azote, c’étaient aussi les habitants des villes avec les lessives et autres détergents, la luminosité bretonne… En réponse à ces mises en doute de l’état des connaissances scientifiques, en mars 2012 le rapport, sur le bilan des connaissances scientifiques sur les causes de prolifération des macroalgues vertes, coordonné par le scientifique Bernard Chevassus-au- Louis à la demande des ministères de l’Écologie et de l’Agriculture, confirme que les « apports d’azote dans les baies sont essentiellement d’origine agricole » et que l’objectif de réduction des apports azotés sont bien fondés. Le rapport conclut qu’une telle réduction ne doit pas être présenté comme un « outil de dénonciation d’une catégorie socio-professionnelle ». Ainsi, si les agriculteurs n’ont pas d’autre choix que de diminuer l’azote, s’ils veulent poursuivre leur activité, c’est l’ensemble de la filière agro-alimentaire et les autorités publiques qui doivent également assumer leur responsabilité.

ELISABETH MICHEL-GUILLOU > Moi, je pense que le débat n’est pas clos. On ne peut pas incriminer les agriculteurs car à un certain moment on leur a demandé de produire plus. Et quand ce système s’est cassé la figure, on n’a pas trouvé d’alternatives. Sauf que, depuis, il faut reconnaître que tous ont fait un effort.

NADIA DUPONT > Des agriculteurs nous rappellent : « plus on mettait de nitrate, plus on avait une bonne note. On nous poussait à cela et ce n’était pas forcément de gaîté de coeur. » Alors, arrêtons de les pointer du doigt simplement parce qu’ils ont répondu à une demande, selon des pratiques conçues à l’époque comme vertueuses. On comprend que beaucoup soient amers aujourd’hui.

EMMANUELLE HELLIER > Nous avons rencontré un agriculteur retraité, vice-président de syndicat d’eau potable, qui avait eu ces pratiques. En fin de carrière, alors que son fils avait pris la relève en pratiquant différemment de lui, il avait lui-même évolué et fait évoluer les agriculteurs de son entourage notamment en ce qui concerne la protection des captages. Cet homme a donc une double casquette, syndicat d’eau potable et agriculteur. Je crois fortement que ces personnes peuvent être des leviers pour la politique de l’eau. Ils peuvent faire avancer les choses car ils ont une légitimité par rapport à leurs collègues. Ce sont des acteurs clefs de demain.