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Dossier
#08
RÉSUMÉ > L’Ouvroir de littérature potentielle est né en novembre 1960 sous l’impulsion de Raymond Queneau. En cinquante ans, la poignée de poètes, mathé- maticiens et romanciers de l’Oulipo produit une œuvre immense et multiforme née de la contrainte volontaire. Tour d’horizon d’un mouvement (mais est-ce vraiment un mouvement?) enclin aux paradoxes: à la fois drôle et sérieux, à la fois secret et transparent, cultivant dans un même geste la liberté et la contrainte.

À la question : qu’est-ce que l’Oulipo ?, voici ce que répondent deux zéminents Zoulipiens, Jacques Roubaud et Marcel Bénabou :
« OULIPO ? Qu’est ceci ? Qu’est cela ? Qu’est-ce que OU ? Qu’est-ce que LI ? Qu’est-ce que PO ?
OU c’est OUVROIR, un atelier. Pour fabriquer quoi ? De la LI.
LI c’est la littérature, ce qu’on lit et ce qu’on rature. Quelle sorte de LI ? La LIPO.
PO signifie potentiel. De la littérature en quantité illimitée, potentiellement productible jusqu’à la fin des temps, en quantités énormes, infinies pour toutes fins pratiques. »
Avec la même verve joyeuse, ils décrivent l’activité des membres de l’Oulipo :
« Ils travaillent.
Certes, mais à QUOI ? À faire avancer la LIPO.
Certes, mais COMMENT ?
En inventant des contraintes. Des contraintes nouvelles et anciennes, difficiles et moins diiffficiles et trop diiffiiciiiles. La Littérature Oulipienne est une LITTERATURE SOUS CONTRAINTES.
     Et un AUTEUR oulipien, c’est quoi ? C’est « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ».
     Un labyrinthe de quoi ? De mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie, et tout ça… » Tout est dit… ou presque, avec humour, avec sérieux ! Avec sérieux ? Oui, l’un n’empêche pas l’autre. L’un et l’autre se fusionnent en une alchimie savoureuse chez ces explorateurs du langage !
     Queneau, l’un des pères fondateurs du groupe qualifiait d’« amusantes » les recherches oulipiennes, mais si la jubilation transparaît souvent dans l’écriture, la visée scientifique du jeu littéraire – découvrir les potentialités du langage – n’en est pas moins sérieuse.

Les oulipiens, qui sont-ils? Que veulent-ils?

     Qui sont-ils en vérité? Des personnalités littéraires et scientifiques : « Des littérateurs mathématiciens et des mathématiciens littérateurs », comme ils se définissent eux-mêmes.
     C’est le 24 novembre 1960, il y a tout juste cinquante ans que naît l’Oulipo, sous l’impulsion de Raymond Queneau, philosophe, mathématicien et écrivain, et de François Le Lionnais, mathématicien passionné de littérature. Avec une dizaine d’amis écrivains et/ou mathématiciens ou peintres parmi lesquels Albert-Marie Schmidt (qui donne son nom à l’Oulipo), Jean Lescure, Jean Queval Jacques Duchâteau, Noêl Arnaud, Claude Berge, Jacques Bens, Marcel Duchamp et Ross Chambers, ils fondent un groupe de recherche de littérature expérimentale.
     Les oulipiens s’intéressent au processus de création et affirment la prééminence des formes, des structures et des effets rhétoriques dans la fabrication des objets littéraires. Ils se donnent pour tâche – selon les termes de Queneau – « la recherche de formes et de structures nouvelles […] dans lesquelles le poète ira choisir à partir du moment où il aura envie de sortir de ce qu’on appelle inspiration ». Leur travail consiste donc à réactiver des contraintes ou procédures anciennes de production de textes et à en inventer de nouvelles. Anoulipisme et synthoulipisme, ces néologismes pleins d’humour désignent chaque versant de cette double démarche d’analyse et d’invention.
     Mais comment expliquer l’émergence de ce groupe et sa soif d’expérimentation et d’inventivité? Les recherches de l’Oulipo, plus radicales et plus systématiques que celles des nouveaux romanciers (Sarraute, Robbe-Grillet, Butor…), prolongent les contestations de « l’ère du soupçon » qui se déploie dans les années cinquante. Elles visent un profond renouvellement des formes et de l’activité littéraires. De fait, au coeur de la réflexion se trouve posée la question de la forme et du sens. Tandis que dans l’esthétique classique, la forme – et en particulier le genre et la rhétorique – habille une pensée préexistante, les écrivains de la modernité et, parmi eux, les oulipiens, considèrent que le sens est en travail dans la forme et qu’il en est le produit. C’est cette reconnaissance des pouvoirs créateurs du langage qui pousse les écrivains à s’engager dans la recherche de structures nouvelles.

     La « création créante », le mode de fabrication des oeuvres, les procédures, ce que l’on désignera finalement par le terme de contraintes figurent au premier plan des investigations oulipiennes. C’est « la vocation majeure de l’Oulipo » que de construire « toutes les structures littéraires possibles », affirme François Le Lionnais dans le Troisième manifeste. Prolégomène à toute littérature future (1982). Il s’agit non seulement d’inventorier les contraintes anciennes et nouvelles, de tester leur efficacité par des réalisations, mais de les classer et les organiser en un système cohérent. Diverses tentatives de classement coexistent ; l’exploration de la potentialité s’accompagne d’une réflexion théorique dont témoignent les publications régulières notamment les fascicules de la Bibliothèque oulipienne, mais cette exploration est sans fin… De nouveaux champs d’investigation se découvrent sans cesse: aux structures formelles suggérées par les recherches mathématiques s’ajoutent aujourd’hui celles qui sont liées à l’informatique. Le synthoulipisme est ainsi en pleine expansion.
     De fait, à la célèbre méthode de transformation automatique de texte mise au point par Jean Lescure et appelée méthode du S + n – méthode qui consiste à remplacer chaque substantif d’un texte connu par le énième qui suit dans le dictionnaire – ont succédé des contraintes plus sophistiquées. Ainsi le roman de Georges Perec, La Vie mode d’emploi, développe la fonction connue sous le nom de « bi-carré latin orthogonal » et Le Conte du Labrador de Jacques Roubaud prend pour point de départ l’équation (« x prend y pour z »). Italo Calvino, quant à lui, exploite les combinatoires du jeu de tarots dans Le Château des destins croisés.

     Les contraintes révélées ou mises en valeur par l’anoulipisme sont moins médiatisées. Elles incluent les traditionnelles contraintes métriques, strophiques ou phonétiques qui vont offrir aux écrivains oulipiens l’occasion de nouvelles prouesses. Queneau produit ainsi ses Cent Mille Milliards de poèmes (1961) à partir de dix sonnets dont chaque vers, imprimé sur une bandelette de papier indépendante, peut entrer dans la lecture de 1014 poèmes. (L’excellente maîtrise de l’art du sonnet est encore soulignée par la combinatoire qui permet par un jeu d’emboîtements et de juxtapositions la création d’un texte virtuellement inépuisable, démarche qui de ce fait glisse vers le synthoulipisme). Georges Perec pratique avec une virtuosité sans pareille le lipogramme, texte écrit sans une ou plusieurs lettres. Il donne des traductions lipogrammatiques de poèmes célèbres, transformant par exemple « Voyelles » de Rimbaud en un sonnet intitulé « Vocalisations ». Son roman La Disparition, écrit sans la lettre « e » offre du lipogramme un exemple d’autant plus magistral que ce défi technique sert le thème du vide et de l’absence. Jean Lescure se livre avec humour à la contrainte inverse, l’écriture de tautogrammes caractérisés par répétition des mêmes lettres : « Z’ai nom Zénon. Au zénith un zeste de zéphyr faisait zézayer le zodiaque… »
     En même temps, ces recherches analytiques visent à recenser « les plagiaires par anticipation », c’est-à-dire les écrivains qui, bien avant l’Oulipo, ont pratiqué l’écriture sous contraintes. Les Grands rhétoriqueurs (16e siècle), Paul Valéry mais surtout Raymond Roussel figurent parmi ces oulipiens avant l’heure. Ces recherches érudites dans les oeuvres du passé impulsent dans la modernité des créations qui les prolongent et leur rendent hommage. Le post-scriptum de La Vie mode d’emploi cite la liste d’une trentaine d’auteurs à qui Perec a emprunté des « citations, parfois légèrement modifiées ».

     Ce bref inventaire doit être perçu comme la partie émergée de l’iceberg. La création oulipienne est proliférante et la liste des contraintes en constante expansion. On peut donc se demander ce qui fonde l’écriture sous contrainte et pourquoi les écrivains oulipiens la revendiquent. Se pose en effet la question de la liberté de l’écrivain dans l’acte créatif. Certains ont même parlé de « dépersonnalisation de l’auteur » dans la mesure où ce dernier délègue sa liberté de choix à une règle contraignante.
     Paradoxalement, les écrivains oulipiens répondent à ces objections que ces contraintes assurent leur pleine liberté artistique en contrant le hasard. Selon Jacques Roubaud « une contrainte est un axiome d’un texte. […] La contrainte est un principe, non un moyen. ». En choisissant la contrainte comme principe créateur, l’écrivain entend maîtriser sa création et entraver, voire annihiler les forces inconscientes qui l’habitent. Mais alors, faut-il ramener la création littéraire à la seule technicité? Non, de toute évidence! Les oeuvres ainsi créées ne sont pas de purs exercices linguistiques et littéraires ; elles peuvent même intéresser l’écriture de soi comme l’a montré, entre autres, Georges Perec.
     Les contraintes sont donc au coeur de l’activité de l’Oulipo, que les recherches soient personnelles ou collectives. Mais cet ouvroir, comment fonctionne-t-il ?

     Ainsi que le déclare Raymond Queneau, l’Oulipo n’est ni une école, ni un mouvement littéraire, ni un séminaire scientifique ou un groupe « sérieux » et il ne s’agit pas de littérature expérimentale ou aléatoire. Alors une avant-garde au carrefour de la littérature et des mathématiques (mais les avant-gardes ne durent jamais longtemps !) ? Une institution? Une confrérie? Un cénacle? Une élite liée par la curiosité intellectuelle, le goût du partage et l’humour ? Une société secrète? En tout cas, un groupe original qui entretient joyeusement la fascination qu’il exerce par le mystère et le repli sur soi… Tradition oblige!
     L’Oulipo se distingue par un fonctionnement fortement ritualisé, présenté en ces termes par Jacques Roubaud et Marcel Bénabou dans un chapitre « qui énonce les règles régissant le fonctionnement de l’ouvroir et où l’on apprend: comment de non-oulipien on est fait oulipien, quel est le rituel des réunions, et qu’une année oulipienne vaut tout juste trois jours, treize heures et trente minutes ». Clin d’oeil à Rabelais et aux romans des 16e et 17e siècles, ce titre programmatique introduit aux différents rituels oulipiens. On entre à l’Oulipo par cooptation et à la suite d’une élection à l’unanimité, à la condition expresse de n’avoir pas demandé à en faire partie. Si le membre potentiel l’accepte, il devient membre de l’Oulipo pour l’éternité! Il ne peut ni en être exclu, ni démissionner (sauf s’il se suicide devant huissiers – deux au minimum) et s’il meurt, absent aux réunions, il est « excusé pour cause de décès ».
     Le même humour se lit dans l’élaboration du calendrier oulipien qui stipule qu’étant donné l’intensité de l’activité de l’Ouvroir, une année civile équivaut à un siècle oulipien. Très modestement, le décompte séculaire commence le 25 novembre 1960, début de l’ère oulipienne!
     Le protocole des réunions mensuelles est immuable. L’ordre du jour se décline en différentes rubriques : « Création » (c’est la présentation – obligatoire pour la validité de la réunion – d’une nouvelle contrainte accompagnée d’un exemple, cette dernière devant recevoir les félicitations du groupe) ; « Rumination » (c’est l’accueil de nouvelles contraintes en cours d’élaboration et l’échange de réflexions théoriques) ; « Érudition » (il s’agit de la recherche des « plagiaires par anticipation » ou « plants »). Suivent les bilans de tous ordres : publications, finances, actions passées, actions futures, site, menus propos et prochaine réunion.

     Même énoncé avec le sourire, cet ensemble de règles construit malgré tout l’image d’un cercle fermé d’élus et, de fait, l’Oulipo des « pères fondateurs » tenait à cette confidentialité. Les arguments avancés si l’on en croit les réponses des différents membres à un questionnaire lancé par Queneau en 1970, c’est la nécessité de maintenir la cohésion du groupe et de s’assurer des capacités créatives des membres potentiels.
      Cependant, c’est à partir de 1966 avec la cooptation de Jacques Roubaud que s’ouvre la seconde période de l’Oulipo marquée par l’arrivée de Georges Perec (1967), Marcel Bénabou et Luc Étienne (1969), Paul Fournel (1971), Harry Mattews et Italo Calvino, correspondants étrangers (1973), Michèle Métail (1975). Mais les années 80 marquent un nouveau repli avec la disparition de figures éminentes (Queneau, Perec, Calvino, Le Lionnais). Il faudra attendre les années 90 et 2000 pour que reprenne, s’accélère et se diversifie le recrutement. L’Oulipo compte aujourd’hui 37 membres dont 13 « excusés pour cause de décès ». Ce renouvellement est marqué par la présence de femmes (au nombre de 4), et de jeunes : Anne-Françoise Garréta et Olivier Salon en 2000, Valéry Beaudouin en 2003, Daniel Levin Becker et Michèle Audin en 2009. Cet élargissement est à l’image du phénomène Oulipo aujourd’hui. Si le groupe se plaît à cultiver le secret dans son identité, il ne répugne pas non plus à mener une « vie publique ».
     En France et à l’étranger, son activité, reconnue par la critique littéraire et universitaire, est relativement médiatisée et connaît un franc succès auprès d’un public de plus en plus large. L’affluence aux réunions publiques mensuelles est telle qu’il a fallu passer de l’université Paris 7-Jussieu au grand auditorium du Forum des images. Des lectures d’oeuvres récentes sont effectuées partout en Europe (Berlin, Londres, Florence, Salzbourg, Varsovie, à Istanbul…) et dans le monde, à New York, à San Francisco, au Caire, à Tunis, à Tel-Aviv…
     Les stages oulipiens, les ateliers d’écriture destinés à susciter des vocations, se multiplient en France et à l’étranger. De l’école à l’université se pratiquent jeux verbaux et écriture sous contrainte. Dès le primaire, les enfants découvrent avec la fable « La Cimaise et la fraction » les manipulations facétieuses de l’Oulipo et le jeu littéraire. Des ouvrages comme L’Abrégé de Littérature Potentielle suggèrent au grand public des contraintes efficaces pour écrire « à l’infini ».

     L’ouverture de l’Oulipo se manifeste encore par son déploiement dans divers champs culturels et sa structure arborescente appelée Ou-X-Po. Différents ouvroirs existent tels que l’OuPeinPo (Ouvroir de peinture potentielle), l’OuMuPo (Ouvroir de musique potentielle), l’OuTraPo (théâtre, « tragecomédie »), l’OuCiPo (Cinéma), l’OuCuiPo (cuisine), l’OuBaPo (bande dessinée), OuArchPo (architecture depuis 2001) etc. D’autres groupes inspirés du modèle oulipien sont créés au fil du temps : dès 1981, l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs) regroupe autour de Paul Braffort et Jacques Roubaud des chercheurs, des écrivains et des enseignants intéressés par la linguistique et l’intelligence artificielle.
     Ce foisonnement témoigne de l’extraordinaire vitalité de l’Oulipo. Avec la multiplication des sites internet qui s’inspirent de la méthode oulipienne (implication et écriture collectives, recherches de voies nouvelles), l’Oulipo est de plus en plus présent dans notre vie. Cette présence s’affiche aussi dans et notre environnement: en collaboration avec des architectes et des plasticiens, l’Oulipo investit l’espace urbain, disposant textes et poèmes dans la ville. À Rennes, par exemple, « Les Clous de l’Esplanade » pour l’esplanade Charles-de-Gaulle invitent à la poésie déambulatoire; ils sont palindromiques (ils peuvent se lire dans les deux sens). L’Oulipo écrit sur la ville et la ville s’ouvre comme un livre… Présence dans la ville, présence dans la vie, l’Oulipo étonne et transforme nos regards.