La curiosité, l’intérêt soulevés par la création oulipienne et les contraintes génératives ont longtemps laissé dans l’ombre – sans pour autant l’éluder – la réflexion sur la réception de ces œuvres. Qu’en est-il du lecteur face aux œuvres oulipiennes? Peut-on définir le lecteur oulipien? Et d’abord, ce lecteur existe-t-il dans la réalité? N’est-il pas une construction imaginaire? le fantasme du lecteur surdoué, à la fois subtil et érudit, complice et créateur, un lecteur capable d’entrer dans le jeu du texte, d’en percevoir les règles et d’en déjouer les ruses? Dissipons d’emblée une illusion: le lecteur oulipien n’existe pas au singulier. Ainsi que l’écrit Marcel Bénabou, « La littérature oulipienne n’est […] pas une entité susceptible d’une lecture générale, mais une juxtaposition d’aventures littéraires personnelles qui ont en commun un certain nombre de principes très simples et très élémentaires et qui, à ce titre, laissent le lecteur face à face avec chacun des auteurs oulipiens et même avec chacune des œuvres oulipiennes. » Et il conclut: « Le fantasme oulipien n’est pas chez les Oulipiens…, il est chez ceux qui imaginent une littérature oulipienne constituée comme telle. »
Chaque œuvre dans sa singularité requiert donc de son lecteur des compétences spécifiques; autrement dit, chaque œuvre réclame la coopération active de son lecteur Modèle, concept créé par Umberto Eco pour désigner l’aptitude à actualiser le maximum de virtualités du texte. Lire Les Revenentes de Georges Perec ou La Décomposition d’Anne-Françoise Garréta n’engage pas les mêmes compétences
Du reste, le rapport des écrivains oulipiens à leurs lecteurs et les attentes qu’ils expriment au sein de leurs oeuvres sont également très divers. Que l’on songe à leurs divergences sur la question de la révélation des contraintes ou structures employées et sur les modalités de cette révélation. Certains ne dévoilent pas les règles qui président à leur création; d’autres, en revanche, choisissent de guider le lecteur en indiquant tout ou partie des contraintes employées. La révélation peut être externe à l’oeuvre – dans ce cas, elle relève d’articles ou de déclarations destinés à un public averti sinon de spécialistes – ou bien, elle peut figurer dans l’oeuvre de manière plus ou moins cryptée. Dans le premier cas, elle est invisible au lecteur qu’elle laisse démuni (ou libre?) ; dans le second, elle sollicite sa perspicacité car elle se fait souvent de façon discrète ou métaphorique.
La question se pose donc: comment lire les oeuvres oulipiennes? Faut-il à toute force déceler l’axiome qui se trouve à la source du texte? Quel rôle joue sa perception dans la lecture? Deux cas de figure méritent d’être considérés. Il est des oeuvres pour lesquelles l’identification de la contrainte générative est indispensable dans la mesure où elle en conditionne l’interprétation. Lire la Disparition de Perec sans percevoir la structure lipogrammatique – l’absence du « e » dans l’écriture du roman – pourtant suggérée à plusieurs reprises, confine le lecteur dans une intrigue policière et l’écarte de l’essentiel: la lecture potentielle d’un texte absent, la réflexion sur le vide et l’absence. Il en est d’autres où la reconnaissance des contraintes contribue simplement à accroître le plaisir de lire. Entrer dans le secret de la composition de La Vie mode d’emploi du même Perec peut décupler le plaisir du lecteur, à condition encore que ce dernier pratique le jeu d’échecs et sache reconnaître le « carré bilatin orthogonal d’ordre dix », « la décine », tous ces éléments qui entrent dans la structure complexe du roman. Mais le lecteur moins savant, ou moins curieux, pourra tout de même se délecter en lisant l’ouvrage.
En fait, de nombreuses oeuvres oulipiennes admettent différents niveaux de lecture. Évoquant les romans de son « Cycle d’Hortense », Jacques Roubaud affirme « qu’ils s’adressent à deux lecteurs qui peuvent être totalement différents : ceux qui ne vont pas déchiffrer et ceux qui vont essayer de déchiffrer. » Le plaisir ressenti par les uns et les autres n’est pas de même nature. Si l’on se réfère à la théorie de la lecture littéraire développée par Michel Picard dans La lecture comme jeu, les premiers tirent leur jouissance de leur immersion dans l’univers fictionnel ; les seconds pratiquent la distance critique et éprouvent le plaisir du stratège. Ces deux types de plaisir alternent dans la lecture littéraire, conjuguant subtilement affects, investissement fantasmatique et réflexivité.
Cette réalité de la lecture, les écrivains oulipiens la connaissent et la mettent parfois en scène avec finesse et avec humour. Les personnages du roman d’Italo Calvino Si par une nuit d’hiver un voyageur... sont un lecteur et une lectrice auxquels le lecteur du livre a le loisir de se comparer ou de s’identifier quand il n’est pas invité à entrer lui-même dans le jeu : « Fais attention : c’est sûrement une technique pour t’impliquer petit à petit dans l’histoire et t’y entraîner sans que tu t’en doutes . Un piège. ». Au coeur de ce chef d’oeuvre oulipien, Calvino présente, à travers sept figures de lecteurs, l’irréductible singularité des manières de lire.
La représentation plurielle de postures de lecture dans un roman savamment construit à partir de formulations de variations rigoureusement élaborées donne à réfléchir. Imaginer un lecteur qui soit le double de l’écrivain, un lecteur totalement dépersonnalisé est un leurre. Chaque lecteur, avec sa culture, sa subjectivité, investit le texte à sa manière. Chacun peut y trouver son miel. Il n’empêche que la perception de l’axiome générateur du texte ne peut qu’enrichir sa lecture. Elle est le fait des oulipiens eux-mêmes, et des lecteurs experts qui s’intéressent au versant artistique de la littérature. Cette posture savante, sensible au pouvoir de la forme, s’acquiert à l’université et résulte de lectures multiples. Toutefois, l’attention aux contraintes ne doit pas devenir obsessionnelle au risque, signalé par Jacques Roubaud, de devenir « nuisible ». Le pire serait une lecture désincarnée qui se concentrerait sur la contrainte, dans l’oubli du texte devenu prétexte. La performance, la virtuosité de l’écrivain n’ont d’intérêt qu’au service du sens.