un espoir après la descente aux enfers
À 56 ans, l’usine de La Barre-Thomas risque-t-elle d’être emportée, comme tant de ses ouvriers, par l’implacable compétition mondiale ? Celle qui fut la plus grande usine rennaise a tout connu de l’industrie automobile, de la croissance des années d’après-guerre aux années galère d’aujourd’hui. Malgré trois plans sociaux et mille emplois perdus en quatre ans, elle n’est pas tirée d’affaire. Elle n’a pas dit, non plus, son dernier mot.
L’histoire de La Barre-Thomas commence dans les journées chaudes de juillet 1951. Une nouvelle se répand alors dans la population : une superbe Traction avant a été aperçue entre les champs et le camp de CRS de la route de Lorient, zone dévolue à l’industrie dans la ville en renaissance. Le chauffeur était noir, trois hommes bien habillés en sont sortis, il y avait aussi un notaire rennais pour la transaction avec le paysan. Affaire conclue.
Rennes est en train de bénéficier de l’une des toutes premières décentralisations. Les politiques n’y sont pour rien. Les ventes de la 2cv, la légendaire « 4 roues sous un parapluie » sortie deux ans plus tôt, progressent, comme celles de la toute aussi fameuse DS. Les dirigeants de Citroën-Michelin, à l’étroit dans leurs ateliers parisiens, prospectent en province. Nantes est sur les rangs mais ses métallos sont remuants. C’est Rennes, dépourvue d’industries, qui l’emporte grâce – déjà – à son climat social paisible et à ses ouvriers ruraux durs à la tâche.
C’est ainsi qu’en 1953, la fabrication de pièces de caoutchouc quitte Clichy pour Rennes. En 1954, les roulements à bille arrivent à leur tour de Levallois. Les ateliers ne cesseront plus de s’étendre dans l’enceinte de La Barre-Thomas. À vélo ou en solex, les ouvriers découvrent toujours plus nombreux le travail en usine où ils viennent s’enfermer 50 à 52 heures par semaine. Leur docilité va aider l’ouverture en 1961 de l’usine de La Janais avec laquelle ils vont construire la grande histoire rennaise de la firme aux chevrons.
Jo Cussonneau est passé de l’une à l’autre le 3 octobre 1967. « À La Janais, c’était tout neuf propre, immense ; à La Barre-Thomas, c’était tout gris, on vivait dans la fumée et l’odeur du caoutchouc », se rappelle-t-il. Autant dire qu’il n’était pas volontaire. L’ancien délégué CGT, nourri à la double foi catholique et marxiste, a connu en fait le sort de bien des rebelles de La Janais : banni à La Barre-Thomas après vingt-deux avertissements pour activités syndicales.
Route de Lorient comme à Chartres, la réussite industrielle restera ainsi longtemps indissociable de la répression syndicale. Les 2 000 salariés de La Barre-Thomas vivent une sorte de paternalisme musclé auquel participe le syndicat maison CFT devenu plus tard CSL. Mais la France est en pleine croissance ; les Français ne connaissent pas le chômage et ils s’équipent. En 1971, l’usine atteint l’effectif record de 2 481 salariés permanents. Elle assure 40 % des besoins de Peugeot et de Citroën qui se marient pour de bon en 1974 sous l’enseigne PSA.
En 1981, l’activité roulement à billes quitte l’usine rennaise qui se spécialise dans le seul caoutchouc. Les pièces restent conçues dans les bureaux techniques parisiens mais, à Rennes comme ailleurs, la production se modernise toujours à grands pas. Avant l’arrivée des cercles de qualité à la japonaise, le travail à la chaîne des OS s’est déjà enrichi à la suite des batailles menées par les ouvriers de Renault : « C’était mieux, commente Jo Cussonneau, mais plus une usine se modernise plus c’est dur nerveusement ; avant, les gens bossaient en pensant au week-end, après ça a été l’inverse. »
Toujours est-il que l’usine roule paisiblement sur l’autoroute de la croissance. Au bout de quarante-quatre ans, elle passe même la vitesse supérieure. Nous sommes alors en 1997, l’année où, à la tête de PSA, Jean-Martin Folz succède au très politique PDG Jacques Calvet. Le groupe décide de faire de La Barre-Thomas son « Pôle Élastomère ». « Le site de production devenait le pôle de compétence dans le domaine du caoutchouc puis, progressivement, du plastique, avec la décentralisation du bureau d’études », rappelle Damien Baudry, le directeur des ressources humaines.
Un autre changement lourd de sens survient en parallèle. Le 1er septembre 1997, Damien Baudry quitte lui-même l’usine de La Janais pour organiser « l’émancipation » de La Barre-Thomas. L’usine a toujours dépendu administrativement de sa grande voisine. C’est fini. En septembre 1998, Damien Baudry organise les premières élections professionnelles autonomes.
Mais l’usine peut-elle pour autant voler de ses propres ailes ? « Elle est partie sur des bases inconnues », accuse aujourd’hui Jean-Michel Guérin, le secrétaire (FO) du comité d’entreprise. Il a fallu créer de toutes pièces un service commercial et un service de gestion : au début on ne connaissait même pas les résultats par activité ; et PSA a demandé tout de suite une baisse des prix ! »
Dès 1999, le groupe considère pourtant que l’usine de la route de Lorient est fin prête pour être vendue. Jean-Martin Folz est pressé de recentrer PSA sur le « cœur du métier » : les moteurs et l’assemblage. Le concurrent Renault y est déjà passé : cela fait plus de dix ans, par exemple, que la firme au losange a vendu les usines CPIO de Nantes (devenue Draftex puis Trelleborg) et Vitré (aujourd’hui Cooper). Mais, à La Barre-Thomas, le tournant va mal se passer.
PSA ne trouve que deux acheteurs jugés sérieux. À Draftex, le concurrent nantais, il préfère un équipementier italien, propriété de la famille Cancarini, CF Gomma qui, avec ses 2 500 personnes et 200 millions d’euros de chiffre d’affaires, doit racheter quasiment aussi gros que lui. En 2000, voilà La Barre-Thomas, mal préparée à l’autonomie, vendue à un acquéreur peu solide. Deux défauts d’origine.
Dans un premier temps, ces défauts n’apparaissent pas. Nous sommes dans « les trois glorieuses », comme on dit dans le milieu automobile. 1999, 2000 et 2001 affichent en effet des ventes exceptionnelles. Pendant que l’usine se normalise syndicalement (la CSL, toujours majoritaire, fusionne en 2000 avec le minuscule syndicat FO), l’activité est telle que l’effectif total atteint la barre des 3 000 salariés en 2001 : aux 2 300 permanents s’ajoutent – la flexibilité règne déjà dans les usines auto – quelque 700 intérimaires.
Seulement, quand le marché se retourne, CF Gomma est dépassé. Toutes ses usines souffrent, surtout en Italie à cause de la déconfiture de Fiat. Les dirigeants italiens sont confrontés à un gros besoin de financement. Ils mettent de leur poche mais aussi imposent à l’usine de Rennes un effort ahurissant : racheter l’usine du groupe située à Czestochowa en Pologne ! Une facture de 36 millions d’euros que La Barre-Thomas, elle-même frappée par le retournement du marché et la guerre des prix, règle à CF Gomma en s’endettant : l’usine va déraper sans jamais pouvoir se redresser.
Pour tenter de s’en sortir, elle réorganise sa production. L’usine fabrique trois familles de produits. Des pièces anti-vibratoires, des joints d’étanchéité pour la carrosserie et des tuyaux pour la circulation des fluides. Elle décide de moderniser les deux premières et de délocaliser les tuyaux… en Pologne. Cette activité qui fait travailler quelque 500 salariés rennais, disparaît en quatre ans. « La Barre-Thomas a payé cher l’usine polonaise mais c’est peut-être grâce à cela qu’elle est toujours en vie, argumente Damien Baudry : aujourd’hui vous valez quelque chose dans l’automobile quand vous avez un site low-cost ». En d’autres termes, la pression des constructeurs impose ces délocalisations à l’Est.
Les ardoises, en attendant, ne cessent de s’alourdir. À l’automne 2005, l’usine a du mal à payer les salaires et les fournisseurs ; le 1er décembre, elle dépose son bilan et est mise en redressement judiciaire. Puis c’est l’hémorragie. Le chiffre du sureffectif circulait déjà depuis pas mal de temps chez les 2 000 salariés. Quand il se confirme le 20 janvier 2006, le choc n’en est pas moins brutal : 328 emplois supprimés. L’émotion est vive dans l’usine et dans la ville. Dès le lendemain, pour la première fois en 53 ans d’existence, La Barre-Thomas met dans la rue quelque 3 000 manifestants qui défilent sous une même banderole intersyndicale, de la mairie à la préfecture de région, en présence du maire, Edmond Hervé, et des élus de tous bords. Une grande protestation symbolique. Grâce à des retraites anticipées et autres mesures financées par l’État, l’effectif va tomber à 1 650 salariés sans gros problème.
C’est le tribunal de commerce de Nantes qui, pendant ce temps, étudie le dossier, le directeur de La Barre-Thomas, Georges-Alain Rintzler, étant juge à Rennes. Comme les Rennais, les concurrents observent de près les événements : l’américain Cooper qui fait des joints d’étanchéité à Vitré, le suédois Trelleborg qui fabrique des pièces anti-vibratoires à Nantes, Hutchinson (groupe Total) pour le tout, etc. : La Barre-Thomas détient 30 % du marché PSA
Le 12 juillet 2006, le tribunal tourne la page CF Gomma et choisit comme repreneur le fonds d’investissement américain Silver Point qui a une spécialité : restructurer des entreprises. Il prévoit de développer toutes les lignes de produit, de maintenir la recherche-développement, d’élargir la clientèle et de nouer des partenariats, le tout avec un objectif simple : céder La Barre-Thomas dans de bonnes conditions au bout de sept à dix ans.
Pour ce faire, il nomme un PDG venu du cabinet AlixPartners, Gérard Creuzet, qui a notamment redressé en moins de six mois la branche moteurs de Valeo et ramené à plus de 15 % de rentabilité la branche Opérations d’EDF. Mais là, le cas apparaît bien plus difficile. De 249 millions d’euros en 2004, le chiffre d’affaires de la désormais Société des Polymères Barre-Thomas est tombé à 205 millions en 2006, on sait déjà qu’il ne dépassera pas les 185 millions en 2007. Une descente aux enfers.
Le 9 mars 2007 arrive une seconde charrette : 309 nouvelles suppressions d’emplois d’ici avril 2008 dont plus de 200 licenciements secs. Ce plan est en outre mené de telle façon qu’il va pourrir la vie de La Barre-Thomas jusqu’à aujourd’hui. Lors des licenciements de février 2008, la CGT fait monter la pression sur leur brutalité. Les médias s’emballent. Dans la foulée, le ministre du Travail, l’UMP Xavier Bertrand, trouve lui-même les méthodes employées « scandaleuses. »
Un livre de témoignages recueillis par la CFTC et commentés par l’ancien maire Edmond Hervé et le professeur brestois de droit social Jacques Le Goff vient d’y revenir en décembre 2009 1. « Comme tous les matins, je conditionnais des pièces, raconte par exemple Chantal. Le chef d’atelier est venu me dire « Bonjour ! Vous pouvez me suivre », puis « Vous partez, je ne suis pas un chien, je vous laisse 30 minutes ». Il m’a emmenée directement au bureau sans rien dire comme si j’allais à l’abattoir. Les gens des machines se sont tous arrêtés pour me regarder. Les collègues pleuraient pour moi. »
Parallèlement, la CGT et la CFTC dénoncent le plan devant la Justice et obtiennent gain de cause : il est jugé insuffisant et annulé le 12 février 2009 par le tribunal de grande instance de Rennes, décision confirmée en appel le 24 septembre. Le temps judiciaire n’étant pas le temps économique, le boulet de ce plan maudit revient en boomerang au bout de deux ans : La Barre-Thomas n’en a vraiment pas besoin.
En fait, La Barre-Thomas n’affronte pas seulement les problèmes communs à tous les équipementiers : baisse du marché européen, pression des constructeurs sur les prix, nouveaux concurrents de l’Est, etc. Elle ne cesse de traîner des boulets bien à elle, trois surtout : sa politique sociale, les errements de CF Gomma et sa faible assise financière. Celle-ci, notamment, la maintient dans un cercle vicieux. Un constructeur lance en effet son appel d’offres deux à trois ans avant la production du véhicule et il attribue le marché à peu près dix-huit mois avant : il veut être sûr que l’équipementier a les reins solides. Renault n’a jamais été rassuré par La Barre-Thomas condamnée à travailler à 95 % pour PSA son client historique.
Là-dessus, rien n’a changé à la fin 2009. Le nouveau PDG nommé en 2008, Philippe Miret, un Auvergnat venu de Michelin, a affronté au contraire une vraie déconfiture. Tombé à 177 millions en 2008, le chiffre d’affaires chute encore lourdement à 130 millions en 2009. Au premier semestre, un nouveau plan social fait disparaître 248 postes de plus. Ce plan-là se passe mieux. Les départs volontaires attirent plus de 200 salariés. Sans doute peu confiants dans l’avenir, ils préfèrent prendre la prime de 7 000 € (en partant sous deux mois) ou de 5 000 € (avant trois mois), même si elle est fort éloignée des deux ans de salaires accordés aux camarades de La Janais, restés salariés d’un grand groupe…
Fin 2009, la Barre Thomas, qui n’emploie plus qu’un millier de personnes, est en survie : un accord de financement signé entre Silver Point, PSA et l’État la maintient hors de l’eau mais il s’achève au 31 décembre. Heureusement, l’activité est redevenue bénéficiaire depuis avril : un accord peut donc être négocié en novembre avec la CGT pour apurer les indemnités de licenciements du plan 2007… et rendre l’usine à peu près présentable avant la vraie restructuration qui s’impose.
La Barre-Thomas, cette fois, semble enfin avoir une vraie chance : pour soutenir les équipementiers français qui souffrent tous, l’État et les deux constructeurs nationaux PSA et Renault ont fait le choix stratégique de financer à parité un Fonds de modernisation des équipementiers automobiles, le FMEA. La Barre-Thomas fait partie des élus à condition de se marier. Un nom revenait toujours ces dernières semaines : l’américain Cooper. Question : qui, de l’usine de Vitré, davantage armée par exemple sur les thermoplastiques, ou de celle Rennes, va se sortir le mieux des inévitables synergies ? Celle de l’UMP Pierre Méhaignerie ou celle du socialiste Daniel Delaveau ?
Si ce mariage se fait, ou un autre, le groupe PSA a en tout cas promis qu’il fournirait assez de travail pendant au moins cinq ans au millier de salariés qui restent à La Barre-Thomas… Sans que ce soit un cadeau, PSA n’en fait pas. Le suspense reste entier, par exemple, pour une grosse commande : le marché de joints d’étanchéité qui va être accordé début 2010, pour la petite Peugeot montée à partir de 2012 à Vigo, en Espagne. Il ne faudrait pas que ça se passe comme cette année avec la remplaçante de la 207 : l’usine rennaise a bel et bien perdu le marché. C’était du travail pour 200 personnes à partir de 2011. Même sauvée, La Barre-Thomas affrontera toujours un univers impitoyable.
Michel Rouger est journaliste. Longtemps grand reporter à Ouest-France, il est spécialiste de l’actualité économique et sociale.
1.BT ! Barre toi ! Éditions Apogée. 160 p, 14,50 €