<
>
Dossier
#06
La « Ville invisible » d’Hervé Lelardoux
RÉSUMÉ > « Entre le visible et l’invisible, le simple voile d’une paupière mais on ne sait lequel est dedans, lequel est dehors ». Le rennais Hervé Lelardoux aime citer cette phrase qui traverse tout son travail d’homme de théâtre. Codirecteur du Théâtre de l’Arpenteur qu’il a créé il y a vingt-cinq ans avec Chantal Gresset, il est l’auteur et le metteur en scène de spectacles, tous créés à Rennes, qui utilisent la ville, non seulement comme décor mais aussi comme sujet de ses pièces et font du spectateur l’acteur de son propre imaginaire.

     Réunis sous le titre « Ville Invisible », ces spectacles ont été réécrits pour être présentés à Marseille comme à Forbach, à Dinan comme à Strasbourg: ils s’appellent Ville invisible 1 et 2, Walk Man 1, 2 et 3, Pierre la Restitution et Pique-Nique dans la ville invisible. Inspirés de l’œuvre du journaliste et écrivain italien Italo Calvino (1923-1985), Les villes invisibles, où Marco Polo raconte à Kublai Khan, descendant de Gengis Khan, les villes de son empire, lui dévoilant une vérité plus éclairante que tous les rapports de ses émissaires, ces spectacles se donnent le même objectif: soulever le rideau des habitudes pour aller voir ce qu’il cache.  
     Pourquoi en parler ici? Tout simplement parce que ces spectacles d’un genre nouveau ont marqué les Rennais, parce qu’ils ont contribué à leur faire découvrir et aimer leur ville, ce qui est une façon d’y faire du tourisme. Déjà avec « Expédition Lockman », au festival des Tombées de la nuit de 1989, l’Arpenteur lançait une rumeur et proposait aux Rennais une aventure à l’échelle de la ville. À l’époque, Ouest-France, la télévision et la radio avaient joué le jeu en relatant un fait divers hors du commun: des personnages de tableaux ont disparu; lors d’une conférence de presse organisée le premier jour du festival, un universitaire, Pierre Lockman, déclare être sur les traces d’un peintre fantasque et richissime, Fernando Brams, et propose une expédition en territoire inconnu. Les spectateurs sont embarqués dans des bus. Destination, la Vilaine cachée au centre-ville sous sa dalle de béton et oubliée, occultée, rayée des mémoires. Le spectacle peut commencer…

     « Ville invisible », neuf ans plus tard, perfectionne cette idée. Un spectacle est annoncé au TNB. Surprise: les organisateurs avertissent à l’entrée qu’un problème est survenu, que le spectacle aura lieu dans une autre salle et que des taxis sont prévus. De faux taxis plus vrais que nature se présentent trois par trois, conduits par des comédiens-chauffeurs qui prennent des routes différentes, engagent la conversation et tout en roulant racontent la ville qui s’endort, les fenêtres qui s’éteignent ou s’allument, la vie intime des gens derrière les persiennes… tandis que se déroulent imperturbablement les alertes venues du standard de la compagnie: « Allô, 85, 32 et 28, prière de revenir d’urgence au siège ». Trois taxis lâchent leurs passagers dans un café de quartier, promettent de revenir et disparaissent. Les conversations des passagers vont faire le reste de la pièce, sans théâtre, sans comédiens, dans « une histoire dont vous êtes le héros ». La rue est devenue théâtre, la ville invisible est devenue réelle: on ne sait plus lequel est dehors, lequel est dedans.
     Il en sortira un livre-guide « Rennes, ville invisible », écrit par une quarantaine de spectateurs volontaires et édité par « Terre de Brume ». Un vrai guide avec ses itinéraires, ses pictogrammes, ses plans, ses photos mais rythmé par 79 textes, très courts, souvent très émouvants sur sept thèmes différents, l’absence, le regard, le désir, l’ailleurs, la récréation, le vertige et le secret. J’ai acheté pour 10 € un exemplaire de ce guide le lundi de Pâques à la fête du Livre de Bécherel. Je ne le quitterai plus. Il est une invitation, loin des itinéraires convenus, à redécouvrir la ville.