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Dossier
#06
Visiter les villes :
de la culture
à l’industrie
du divertissement
RÉSUMÉ > Les villes sont devenues depuis les années 80 des destinations touristiques à part entière, portées à la fois par le développement des courts séjours et la vogue des ressources patrimoniales et culturelles. Mais il leur est difficile de se distinguer les unes des autres. Et l’un des moteurs du tourisme urbain est aujourd’hui l’arrivée de projets de l’industrie du divertissement où s’entremêlent des logiques ludiques et marchandes.

     Pourquoi les villes nous attirent-elles? Pourquoi sommes-nous si nombreux à voyager pour nos loisirs dans des espaces urbains qui concentrent de fortes densités de population et qui proposent essentiellement comme paysages des ensembles bâtis et le flux des passants? Pourquoi, alors que la terre entière s’urbanise à un rythme croissant, l’espace urbain est-il convoité par les touristes? Aujourd’hui, les villes concurrencent pleinement les autres destinations touristiques, la montagne, le littoral ou la campagne. Des métropoles aussi différentes que Paris et Las Vegas chiffrent leurs visiteurs en dizaines de millions par an. L’attrait est indéniable et laisse supposer que l’air de la ville, outre qu’il rend libre comme l’affirmait Max Weber, est riche de nombreuses possibilités de divertissements.  
     Pour les visiteurs, le charme réside à la fois dans la possibilité de bénéficier d’aménités culturelles et patrimoniales et de profiter des ambiances propres aux espaces publics pour des voyages généralement courts (2 ou 3 jours). Pour les territoires, le tourisme constitue de plus en plus un élément fédérateur par les retombées économiques et symboliques suscitées par l’arrivée de visiteurs qui non seulement consomment mais participent à construire ou renforcer l’image d’un espace attrayant.
     Globalement, la force du tourisme urbain réside aujourd’hui dans la combinaison de deux évolutions fortes: des stratégies urbaines de plus en plus soucieuses de l’attraction touristique comme outil de développement et un désir des individus pour des espaces offrant un cadre propice aux consommations de loisirs.

Le retour du tourisme urbain dans les années 80

     Dans l’histoire, les villes n’ont pas toujours connu un tel succès mais elles ont toujours constitué des curiosités. Leur place dans le mouvement des voyages est ancienne: destination ou étape au Moyen-âge lorsque les campagnes étaient plus traversées que visitées, lieu de divertissement et de plaisir quand l’hédonisme s’affirme au 19e siècle, la ville attire depuis longtemps des flux de voyageurs.
     Depuis les années 1980, le fait touristique a gagné en importance dans les villes après avoir été éclipsé par l’industrialisation où les territoires étaient dévolus, pour beaucoup, à la production. D’ailleurs, la technique, l’ingénierie et les nuisances diverses marqueront durablement la physionomie urbaine. Aujourd’hui, devant le dépérissement des activités industrielles et leur transfert vers les espaces périurbains, les villes tentent de retrouver les agréments qui avaient fait leur attractivité et cherchent à renouer avec une fonction touristique ancienne. La force des villes est de constituer un territoire adapté à un ensemble de transformations liées aux politiques nationales (ouverture des frontières), à des problématiques tant démographiques (marchés des jeunes et des seniors) que techniques et industrielles (accroissement des moyens de transport, développement des compagnies « low-cost ») voire sociétales (augmentation globale des temps libres).

     Deux facteurs en particulier sont à mettre en lumière. D’une part, le développement des courts séjours qui sont l’une des marques du tourisme urbain. La ville est la destination pour laquelle la durée de séjour moyenne est la plus courte, permettant ainsi de partir plus souvent et moins longtemps, entraînant une faible saisonnalité des espaces urbains et une forme de tourisme international de proximité (partir loin pour peu de temps).
     D’autre part, les ressources culturelles et patrimoniales constituent l’élément moteur de l’attractivité des villes. Les fêtes et les festivals se multiplient, le succès des programmes « capitales européennes de la culture » est patent et les retombées en termes d’images sont notables.

     Depuis Athènes en 1985, quarante-deux cités ont déjà vécu, selon 80 % des acteurs locaux, « l’année culturelle la plus bénéfique ». Des villes comme Lisbonne, Madrid, Copenhague, Lille – et Marseille en 2013 – ont bénéficié du label européen. Nombre d’anciennes installations industrielles, d’entrepôts ou de grands magasins sont réaffectés vers des finalités culturelles. Un des exemples le plus frappant, le plus connu du grand public est le musée Guggenheim à Bilbao où la culture – un musée d’art contemporain porté par l’architecture audacieuse de Frank O. Gehry – est devenue le support d’un projet de revitalisation urbaine où s’interpénètrent des enjeux d’aménagement du territoire, notamment la requalification de friches portuaires, et l’affirmation de l’identité basque. De nombreuses villes ont fait le même choix de la culture comme outil au service d’un projet urbain, souvent dans un entremêlement de fonctions culturelles et ludiques, à l’image du front de mer à Baltimore ou du front de lac à Chicago.
     Outre la culture, les grands événements sont recherchés, à l’image des Expositions universelles qui sont l’occasion de promouvoir un événement et de renforcer une image. L’attribution des Jeux Olympiques est aujourd’hui la récompense la plus importante pour les villes à la recherche de méga-événements. Atlanta a, par exemple, consolidé sa position de capitale du nouveau Sud des États-Unis avec son slogan The World’s next great city. Même une candidature non retenue pour ce type d’événement est l’occasion de retombées significatives pour la ville.

     Dans un contexte mondialisé et concurrentiel, les villes doivent de plus en plus répondre à des exigences de mise en scène et de promotion par l’image, justifiant le recours au marketing urbain. On cherche à susciter un désir de visite chez les visiteurs-consommateurs potentiels et, à la manière d’un produit manufacturé, on crée du sens en les faisant adhérer à un imaginaire illustrant un patrimoine, un mode de vie ou un état d’esprit particuliers. Bref, tout ce qui peut constituer un halo de sens indiquant qu’à la visite correspond un univers bien précis (capitale des jeux, capitale de la mode, ville festive, etc.).
     Par exemple, Paris s’est lancée dans une politique visant les jeunes touristes par des aménagements hôteliers dédiés dans l’espoir de bénéficier de leur réactivité ainsi que de leur fonctionnement en réseau: entendre dire par d’autres jeunes touristes que « Paris bouge…» peut déclencher l’envie d’aller voir par soi-même. Ceci revient ici à susciter la rumeur en l’anticipant à partir d’une action visant une population précise de touristes.

     Dans ce même registre stratégique consistant à provoquer le désir d’une destination, la ville de Bordeaux a mis en place une cellule pour attirer les producteurs de cinéma afin qu’ils fassent de la ville leur lieu de tournage et, indirectement, la publicité. Les villes qui souhaitent renforcer leur identité visuelle font parfois appelle à des agences de design. Ce fut le cas pour New York et son fameux logo I ❤ NY. Créé en 1977 pour l’Office du tourisme de la ville, il existe toujours aujourd’hui et d’autres grandes villes se le sont approprié.
     Pour les villes dont l’histoire urbaine est ancienne, la valorisation concerne généralement des sites patrimoniaux classiques (bâti historique, etc.) qui constituent les principaux éléments du marketing urbain. Ce patrimoine renvoie essentiellement aux attributs traditionnels de la ville classique relevant du monumental et du muséal. Des villes comme Paris, Rome, Venise, Florence, Vienne constituent des cas emblématiques.

Las Vegas, Dubaï : du tourisme inventé de toutes pièces

     Dans le cas de villes plus récentes où les marques de l’histoire sont moins ostensibles, les éléments du passé pèsent moins. La valorisation est alors plus ouverte, intégrant un ensemble d’éléments plus large: les loisirs, les jeux, la mode, la gastronomie, la musique, l’art contemporain, etc. Les infrastructures touristiques peuvent plus facilement se construire et s’inventer de toutes pièces.
     C’est ainsi qu’émergent, dans une ville comme Las Vegas, des environnements thématiques qui doivent plus aux parcs à thèmes de Disneyland qu’à l’histoire urbaine. Des villes construites dans le désert comme Dubaï et Abou Dhabi se développent dans un gigantisme de réalisations architecturales et de projets urbains, dans une surconsommation d’eau et d’électricité, se promouvant comme un espace de liberté où tout semble possible et pouvoir s’acheter (comme la construction, par exemple, d’une réplique d’une partie du centre-ville de Lyon à Dubaï).

     Un risque d’uniformisation existe néanmoins : il devient difficile de se distinguer, d’apparaître comme un territoire véritablement singulier. Comment attirer les touristes culinaires lorsque les restaurants étoilés sont nombreux dans toutes les grandes villes. Comment susciter le désir des touristes mélomanes alors que des concerts se déroulent à peu près partout ? Quelles ressources mobiliser pour se distinguer dans le domaine artistique quand plusieurs villes font valoir la renommée de leurs musées ?
     Ce risque d’une offre trop peu distinctive implique de développer des segments de marchés particuliers. Par exemple, certaines villes ou quartiers misent sur le tourisme gay. C’est ainsi qu’un événement pluri-sportif sur le modèle des Jeux Olympiques – les Gay games – s’est essaimé à San Francisco, Vancouver, Amsterdam ou Sydney. À New York, l’édition a attiré des milliers de visiteurs nationaux et internationaux, créant une atmosphère festive tout en générant des retombées économiques.

     Une des forces d’attraction de la ville est le paysage qu’elle renvoie, qui lui donne forme en constituant sa singularité. De là naît son caractère reconnaissable, d’autant plus fort que les formes en question sont originales : ce sont aussi bien les « gratte-ciels » que les centres historiques des villes européennes ou la monumentalité de certains quartiers ou des édifices qui participent à l’attrait des villes. Dans cette diversité des « expressions » urbaines, la ville constitue un paysage et est l’objet de regards comme le montrent les multiples formes de circuits touristiques. En ville, si l’éventail des modalités de circulation est large, de la marche comme mode déambulatoire aux circuits collectifs organisés et motorisés, il signifie bien l’importance accordée à l’expérience visuelle de la ville, d’où le nombre des produits liés à la circulation en ville proposés par les professionnels du voyage.
     Que ce soit en autocar, monospace ou mini-bus, en bateau ou train touristique, en voiture individuelle, à vélo ou plus simplement à pied, les villes proposent aujourd’hui un éventail extrêmement large et divers d’activités excursionnistes. À Paris, le touriste se voit proposer des excursions privées avec chauffeur et guides diplômés, des visites personnalisées en voiture individuelle (de la limousine à la 2 CV Citroën ou des véhicules insolites comme le véhicule à pédales sur le mode du « pousse-pousse » asiatique, etc.). Au catalogue aussi, des excursions de prestige en minibus, des circuits en autocar de plusieurs dizaines de personnes, ou… en roller, etc. De nombreuses balades pédestres sont réalisables pour suivre les traces d’un écrivain, pour comprendre l’architecture in vivo, pour visiter des ateliers d’artistes dans un quartier, etc.

Le divertissement comme motif de déplacement

     Insistons également sur l’importance des usages liés à la consommation, notamment à partir des lieux dédiés au divertissement. Le tourisme urbain se développe aujourd’hui en partie sur la base de projets portés par l’industrie du divertissement qui favorisent l’émergence d’espaces marqués par l’entremêlement de logiques ludiques et marchandes. Si les industries du loisir étaient jusque là cantonnées à l’extérieur des villes à l’image des parcs à thèmes, elles investissent maintenant les villes.
     C’est ainsi que de nombreuses entreprises de l’industrie des médias sont devenues des acteurs du développement urbain, à la fois comme investisseurs et « développeurs » (comme on dit développer un produit). Aux États-Unis, ces lieux ont été labellisés comme des « destinations de divertissement urbains (« urban entertainment destinations ») en ce qu’elles réunissent plusieurs caractéristiques : des commerces liés à l’industrie du divertissement et des médias (boutiques Disney Store, etc.), des centres de divertissements « high-tech » offrant un état de l’art sur la réalité virtuelle (Sega Arcades, etc.), des restaurants à thèmes (Hard Rock Café et Planet Hollywood) et des complexes de cinéma de grande taille et réputés pour leur technologie.

     Par exemple, Sony a construit un important complexe de loisir sur la Potsdamer Platz à Berlin comportant le siège de Sony Europe, une librairie des médias Sony et une place dévolue aux événements dominée par un écran géant diffusant les produits Sony. Ce nouveau tourisme urbain où les projets de développements sont en partie portés par l’industrie du divertissement tend à façonner le cadre architectural afin de susciter des expériences significatives pour les touristes. Apparaissent ainsi, sur le modèle des vieilles rues et des buildings, des combinaisons entre zones de loisirs, magasins (« shopping district »), arcades et atriums, zones commerciales piétonnes et parfois casinos. Dans ces lieux enclavés, le paysage urbain tend à jouer sur le factice à travers un patchwork d’images stéréotypées de la vie romantique urbaine.
     Ces exemples illustrent une tendance au développement d’espaces urbains « marchandisés » mêlant les loisirs et le commerce. Ils constituent la résultante à la fois de la globalisation des industries culturelles et de la nécessaire promotion « marketing » des villes. Les premières voient dans les anciens espaces de production situés en centre ville des possibilités de créer de nouveaux lieux de développement par la consommation; les secondes s’appuient sur l’industrie des médias pour renforcer une identité urbaine et stimuler un dynamisme de la cité en termes d’images, de revitalisation urbaine et d’emploi.