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Contributions
#13
La belle renaissance
du kiosque à musique
du Thabor
RÉSUMÉ > À la fin du 19e siècle, le kiosque à musique du Thabor, fierté de la ville, lieu populaire de concert et « temple » républicain, accoucha dans la douleur. Dégradé au fil du siècle, il vient juste de renaître grâce à une restauration complète qui lui permet de recouvrer sa majesté et tout sa fonction artistique.

     Le 14 août 1875, le conseil municipal de Rennes votait un crédit de 11 000 francs pour la construction d’un kiosque à musique au Thabor. Il entendait par là mettre une touche finale au réaménagement du jardin par les frères Bühler et répondre à la demande des Rennais et des sociétés musicales. Prise par la municipalité républicaine qui a remporté les élections en novembre 1874, cette décision est un acte politique fort. Rennes devient ainsi la deuxième ville de Bretagne, après Fougères , à se doter d’un kiosque à musique.

     Il a fallu, en effet, attendre 1848 – et la Seconde République – pour que les sociétés orphéoniques soient autorisées à se produire en plein air, c’est-à-dire à se réapproprier l’espace urbain, un acte subversif aux connotations révolutionnaires. Un peu partout en France, vont alors apparaître sur les places, les allées-promenades ou dans les jardins publics, des estrades en bois puis des kiosques proprement dits, plus confortables pour les musiciens. Si le premier connu d’entre eux fut construit à Metz, ville de garnison, en 1852, c’est sous la Troisième République qu’ils se multiplièrent, devenant avec le développement du mouvement orphéonique un outil de diffusion de l’idéologie républicaine. Rennes ne pouvait manquer ce rendez-vous.

     La grande majorité des communes qui prirent la décision de construire un kiosque s’adressèrent à des entreprises de construction métalliques et fonderies qui avaient vu dans la fabrication du mobilier urbain une source de diversification de leurs produits et vendaient sur catalogue, en kit. Les villes qui avaient un architecte attitré, choisirent souvent de le solliciter. Tel fut le cas à Rennes où Jean- Baptiste Martenot, l’architecte de la Ville, fut chargé d’élaborer le projet soumis au conseil municipal ce 14 août 1875. Les dessins et plans conservés montrent un kiosque en fer et fonte sur terre-plein paysagé, de forme octogonale de huit mètres de diamètre, comportant huit colonnes légères reliées entre elles par un garde-corps en fer forgé travaillé et des arcades décoratives, un toit en zinc, aux arêtes ornées, surmonté d’un épi de faîtage et ceint d’un lambrequin.
     La commission des travaux souligna d’emblée l’une des faiblesses du projet, le sol en ciment, et proposa son remplacement par un plancher en bois sur sous-sol pour former une « boîte d’harmonie ». Une amélioration fondamentale que le conseil vota à l’unanimité. Quelques semaines plus tard, Bitsch, chef de la musique de l’École d’artillerie, Giraud, chef de la musique du 41è R. I. et Masson, chef de la musique municipale, qui n’avaient pas été consultés, firent connaître au maire, après étude du projet, leurs critiques: ils pointèrent à leur tour la nécessité acoustique d’un plancher sur chambre d’écho, confortant ainsi les élus dans leur choix, mais aussi sa capacité d’accueil, insuffisante au regard du nombre de leurs musiciens. Ils demandèrent expressément que le diamètre du kiosque fût porté à neuf mètres. Le 22 décembre 1875, le maire, Pierre Martin, autorisait Martenot à porter le kiosque de huit à neuf mètres avec plancher et sous-sol, à condition qu’il n’y ait pas de surcoût5. Martenot reconnut lui-même que ces dispositions étaient « plus conformes à celles adoptées par plusieurs grandes villes que [il avait] pu visiter depuis » la présentation de son projet, mais il prit un malin plaisir à rappeler au maire que c’est à sa demande et conformément au croquis du kiosque du bois de Boulogne qu’il lui avait remis, qu’il avait proposé un édifice de huit mètres de diamètre.

     Les trois chefs de musique contestèrent également l’emplacement choisi par les élus pour ériger le kiosque, à savoir « dans l’axe du jardin français et au centre du gazon qui le sépare de l’allée des chênes. » Il leur semblait préférable d’établir le kiosque sur la Promenade de la Motte, moins excentrée, où des concerts se tenaient assez régulièrement. La municipalité qui voyait dans ce kiosque un moyen supplémentaire de valorisation et d’animation du Thabor, tint bon: le projet fut rejeté par le conseil municipal du 13 novembre 1875.
     Le maire Martin ayant demandé, à la suggestion de Martenot, le 15 décembre suivant, au préfet l’autorisation de passer des marchés de gré à gré « en raison de l’aspect artistique de certains travaux9 », on pouvait penser le projet bien engagé et sa réalisation rapide. Il n’en fut rien. Modifications, tergiversations, non respect des décisions votées10 vont entraîner un ralentissement considérable du chantier. Il fallut donc attendre la fin de 1879 ou même le tout début de 1880 pour voir le kiosque achevé.

     Alors que la base du kiosque, portée à neuf mètres de diamètre avec chambre d’écho, est terminée au début de 1877, on s’étonne de voir Martenot adresser le 10 février 1877 au maire, Pierre Martin, « un croquis de plateforme pour la musique au jardin des plantes en utilisant la base du kiosque telle qu’elle est exécutée. » Il ajoute: « Aussitôt qu’une décision aura été prise, je ferai terminer la plate-forme ou achever les modèles de la partie haute du kiosque. » C’est le maire qui, soucieux « d’éviter toute dépense supplémentaire », a demandé à l’architecte d’établir ce projet de « plate-forme complétée mais sans couverture ». Ceinte d’un cordon de bois, garnie d’un simple garde-corps de fer forgé droit dont la raideur est seulement atténuée par une double rampe d’accès légèrement incurvée, la plate-forme dessinée par Martenot n’est rien d’autre qu’une estrade améliorée, un projet à l’économie sans rapport avec la décision prise en août 1875. La commission des travaux ne fut pas dupe. Jugeant le projet sans doute trop restreint, elle le refusa: « La commission maintient le projet adopté et voté par le Conseil et demande l’exécution immédiate de ce projet. » L’agacement des membres de la commission est perceptible et, au-delà, le climat de tension interne. L’avis de la commission ne semble pas avoir « été soumis au conseil municipal ou du moins la discussion, si elle a eu lieu, n’a pas été insérée au procès-verbal » de l’avis même d’Edgard Le Bastard lorsque, élu maire au début de 1880, il tente de reconstituer l’enchaînement des faits.
     Une nouvelle modification fut cependant apportée au projet initial et à la plate-forme réalisée. Le chantier du kiosque exacerbe, en effet, les sensibilités, créant un climat passionnel. Sous un déluge de réclamations et devant une campagne de presse qui vise « à tort » l’architecte, simple exécutant des volontés municipales, un encorbellement en granit, matériau noble, est « projeté et exécuté comme un agrandissement nouveau en remplacement du cordon de bois15. » On mesure là le désir de la population de voir Rennes se doter d’un kiosque à la mesure de son histoire et de son imaginaire.

     Est-ce de sa propre initiative et à la suite de cette campagne que Martenot fit appel au professeur de physique de la faculté des sciences pour optimiser les qualités acoustiques de l’édifice? Nous l’ignorons, mais cet avis autorisé joua un rôle décisif dans la finalisation du projet. L’universitaire recommanda, en effet, un plafond plat sans moulures saillantes, des supports aussi fins que possible et un « auvent relevé au pourtour avec 1m 25 de saillie sur le périmètre de base. » Cette prescription n’enchante guère Martenot en raison du surcoût qu’elle entraîne: « La forme prescrite par la science était peu avantageuse » car elle portait, avec un kiosque de 9 mètres, la surface couverte du kiosque à 109 m 40, soit le double du projet primitif. Mais, cette fois, Martenot décide d’assumer ses responsabilités d’architecte: conscient que trop de kiosques pêchent par leur médiocrité acoustique et soucieux de livrer aux chefs de musique, et par voie de conséquence aux Rennais, un édifice réussi sur ce plan, il prend le parti de suivre les recommandations du physicien.
     Les travaux avaient été confiés à des entreprises locales : Nottin pour la maçonnerie, Hébert fils pour la charpente, Ollivault pour la serrurerie, Dublot pour la zinguerie, Hérault pour la menuiserie, Jobbé-Duval pour la peinture, Folliot pour la céramique, Mouillé-Paturel pour la quincaillerie. Pour la fabrication des colonnes et fontes ornées, Martenot avait dû s’adresser à la maison Durenne, hauts fourneaux et fonderie, installée à Sommevoire (Haute-Marne). Or l’entreprise a pris du retard dans l’exécution de la commande et, le 4 avril 1878, Martenot lui rappelle qu’il attend avec impatience les détails du kiosque promis, soit les calques du haut de la colonne et de la partie basse, les détails du plafond aussi pour pouvoir faire exécuter la charpente en bois immédiatement « car le soleil est revenu et tout le monde me jette la pierre. » Il dût encore patienter: les comptes montrent que le gros oeuvre fut effectué en 1879, mais les autres entreprises ne furent réglées qu’à l’été 1880.

     Les 11 000 francs prévus dans le budget primitif avaient été largement dépassés. Les modifications successives et la lenteur du chantier avaient entraîné un triplement des dépenses: le coût total de revient du kiosque s’élevait à 32 882 francs. Les 9 000 francs votés à la mi-août 1875 pour la grille de séparation entre le Jardin des Plantes et le Carré Duguesclin qui ne fut finalement pas exécutée, avaient, certes, été affectés au kiosque mais se révélaient insuffisants pour solder les comptes. Restait, en effet, une somme de 14 449 francs que le nouveau maire, Edgard Le Bastard, soucieux de payer les entreprises au plus vite, demanda le 9 août 1880 au conseil municipal de voter. L’heure n’était plus à la discussion, le chantier n’avait que trop duré, il fallait en assumer le coût. Le Bastard, prenant du recul et dépassionnant le débat pour mieux le clore, tint d’ailleurs à relativiser le prix de revient : « Permettez-moi, lance-t-il aux élus, de vous faire remarquer que la dépense ne paraît exagérée qu’autant qu’on la compare au chiffre des prévisions, mais qu’on ne peut la juger ainsi après examen du petit monument qui est d’après tous les avis ce qu’il y a de mieux dans ce genre18. » Des propos qui, indirectement, saluent la qualité du travail de Martenot qui s’était efforcé d’obtenir « une exécution soignée, durable, et exigeant peu d’entretien. » Il n’avait pas voulu « négliger l’effet que devait produire le petit monument, tant à cause de sa destination que de l’emplacement choisi pour son édification. »
     Le résultat dépassa toutes ses espérances: la légèreté de l’édifice, liée à l’extrême finesse de ses colonnes et à la hauteur de l’élévation, sa fière élégance due à une ornementation raffinée mais sobre, la qualité de son acoustique redevable à l’application de conclusions scientifiques, furent unanimement reconnues et appréciées. Après cinq ans d’attente, Rennes venait de s’enrichir d’un petit chef d’oeuvre architectural.

     Le kiosque devint très vite un but de promenade, un lieu de rencontre, de brassage des classes sociales et des générations : la concrétisation d’une nouvelle sociabilité sous l’égide de la musique. Telle est, en effet, la finalité d’un kiosque: accueillir sous son toit, sur sa scène, des musiciens, instrumentistes à vent ou chanteurs, être un lieu de concerts.
     De Pâques à la fin de septembre, les Rennais pouvaient donc se divertir en écoutant le dimanche, ou en semaine, les concerts des musiques militaires (École d’artillerie, 41e R. I.), de la Cipale, appellation familière de la musique municipale ou de l’Orphéon rennais, créé en 1880 à la demande de Le Bastard. Aller au kiosque est une distraction populaire, qui se prend en famille, un moment de détente à bon marché, sans contrainte et rituel puisque l’on peut rester debout, continuer à marcher, à parler, s’installer à l’écart ou non. Il y a bien sûr les moments privilégiés qui attirent la foule, y compris les mélomanes avertis, comme les deux concerts de gala donnés les 7 et 8 juin 1908 par la Musique de la Garde Républicaine à l’occasion de la visite à Rennes, pour l’inauguration de l’exposition régionale d’agriculture, du président du Conseil, Georges Clemenceau, et de son ministre de l’agriculture, Ruau. Il faut compter aussi avec les grands rassemblements orphéoniques que sont les concours. La perspective du concours musical prévu à Rennes à la mi-mai 1880 a, d’ailleurs, contribué à accélérer l’achèvement des travaux du kiosque: il fallait accueillir soixante fanfares et harmonies. Il y en aura soixante-six en 1887, soixante-quinze en 1897, quatre-vingts en 1908. On imagine aisément la fierté, l’enthousiasme de ces hommes, défilant, bannières au vent, à travers Rennes, du Thabor à la mairie pour y recevoir leurs médailles.

     Le kiosque est un outil fondamental de la diffusion de la musique, de sa vulgarisation en un temps où radio et disques n’existaient pas : il est un lieu d’éducation populaire, une thématique centrale de l’idéologie républicaine. Les noms des compositeurs inscrits sur ou dans le kiosque invitent à la découverte de la musique savante. De fait, à côté des morceaux de musique militaire et des danses, on trouve dans les programmes donnés au kiosque des extraits d’ouvrages lyriques et des transcriptions de Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Berlioz, Saint-Saëns, Massenet, Wagner etc... Rennes avait, d’ailleurs, mis la barre haute en inscrivant dans des médaillons du plafond les noms de Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, Rameau, Berlioz, Franck, qui ont récemment retrouvé tout leur éclat. Le huitième nom était illisible: à la demande des services techniques de la Ville de Rennes, nous avons proposé celui de Gounod pour des raisons d’équilibre entre compositeurs germaniques et français, et compte tenu du succès remporté par Faust à Rennes tant au théâtre qu’au kiosque. Il est, toutefois, certain que ces noms ne sont pas, en totalité ou partie, ceux d’origine: leur choix est trop élitiste, trop historiquement et esthétiquement correct, et Bach était encore, en 1880, un quasi inconnu.
     Wagner, par contre, fut applaudi très tôt au Thabor et l’effet qu’il y produisit, s’apprécie à la lecture du Journal du secrétaire général de la mairie, Vadot: « Hier soir pendant que la musique militaire jouait un morceau de Lohengrin, la lune s’étirait lentement derrière les grands arbres du Thabor. Assis dans l’allée des chênes près du kiosque, j’écoutais avec ravissement la superbe musique de Wagner et je regardais avec admiration le beau spectacle qui se déroulait dans le ciel. J’aurais voulu m’isoler de la foule bruyante et indifférente et m’abandonner à la rêverie que provoquaient en moi la musique, la nature en ce moment unies. »

     Depuis longtemps l’état du kiosque se dégradait et son utilisation était devenue dangereuse. Il n’avait pas fait depuis sa construction l’objet d’une restauration de fond. La ville de Rennes, sensible à l’importance patrimoniale de l’édifice, vient d’engager 485 000 euros dans cette opération qui s’inscrit dans un plan plus large de rénovation, par tranches, en cours, du Thabor.
     Les travaux de restauration ont été confiés à des entreprises locales, hautement qualifiées: serrurerie, entreprise Crézé (Saint-Jacques-de-la-Lande) ; maçonnerie, pierre de taille, entreprise Joubrel (La Mézière) ; charpente, menuiserie, L’art du bois (Chavagne) ; couverture, zinc, entreprise Hériau (Cornillé) ; peinture, entreprise Mainguet (Rennes).
     Le 2 avril dernier, Daniel Delaveau, maire de Rennes, président de Rennes Métropole, a procédé à l’inauguration de l’édifice rénové, en présence des artisans-artistes au travail desquels il a rendu un vibrant hommage. Le kiosque a retrouvé une insolente jeunesse et une beauté insoupçonnée qui force l’admiration. Plus que jamais, ce lieu de mémoire apparaît comme un exemple réussi d’architecture de la transparence. Mieux, il va revivre.