à Rennes par un de ses inventeurs
L’aventure du Minitel remonte à 1971: c’est le moment où deux grands disparus, les PTT et l’ORTF, constatent que leurs laboratoires respectifs s’intéressent séparément à deux sujets gourmands en moyens: la télévision numérique et la télévision par câble. La direction du Centre national d’études des télécommunications (Cnet) et celle du Service des études de l’ORTF décident donc de mettre des moyens en commun. La Datar exige que cette fusion ait lieu en province.
Après quelques hésitations, c’est Rennes qui est finalement choisi. La Bretagne est une évidence puisque le Cnet est déjà installé à Lannion. Mais l’ORTF exige, pour ses cadres, un environnement scolaire, universitaire et culturel de qualité que Lannion ne pouvait offrir. Rennes, avec ses deux universités, la réputation de ses lycées et collèges souvent déjà dans le haut des classements, son opéra, son centre dramatique, répond pleinement à la demande. Le 2 septembre 1972, le nouveau centre (baptisé CCETT, Centre Commun d’études de télévision et télécommunications) s’installe dans des locaux prêtés sur le quai Dujardin, sous la tutelle partagée du Cnet et de l’ORTF.
Les experts en matière de télévision numérique et de transmission par câble arrivent avec armes, bagages et encadrement. S’y adjoignent des spécialistes des réseaux de transmission de données, qui se trouvaient un peu à l’étroit à Paris. Ainsi vont se côtoyer trois cultures techniques (radiodiffusion, télécommunications et informatique) et deux cultures d’entreprise (une administration et un établissement public à intérêt commercial). Cette mixité jouera un rôle capital dans les résultats ultérieurs du centre.
Pour respecter la parité, le laboratoire de télévision par câble est confié à un encadrant de l’ORTF et celui des réseaux de données à un PTT. Les deux jeunes chefs des laboratoires de télévision numérique, dont moi, ont fait le voyage, mais il n’y a qu’une place. On me confie un quatrième laboratoire consacré aux « autres applications des techniques numériques et optiques ». Ce nouveau-né doit se chercher une identité à partir de zéro. Au bout de deux ans, il dispose d’un sujet d’étude cohérent et d’une dénomination: « Terminaux et services audiovisuels ». Ce vocable recouvre en particulier le concept de « Services auxiliaires de la télévision » dont l’étude a commencé au sein du Comité consultatif international des radiocommunications qui, à Genève, réglemente les services de radio et de télévision.
Ce sont les Japonais qui ont demandé et obtenu la création de ce sujet d’études, mais ce sont les Britanniques qui avaient commencé, dès le début des années 70, à expérimenter l’un de ces services auxiliaires à savoir le télétexte: transmission de textes visualisés sur l’écran du téléviseur domestique.
Pourtant, l’objectif d’adapter le système britannique et de l’exploiter en France est annulé au terme d’une analyse approfondie: en effet, cette adaptation se heurte à des obstacles majeurs en raison de l’architecture choisie par les radiodiffuseurs britanniques. Le réseau, la bande passante, déterminent le format de l’image: dans le cas britannique, un paquet de données, qui occupe une ligne du signal de télévision, représente une ligne de texte. Dans les pays où la bande passante allouée à la télévision est de 4,5MHz comme aux Etats-Unis, les paquets ne pourront comporter que 32 codes et donc les lignes de texte devront faire 32 caractères au lieu de 40 en Europe où la bande passante est de 6MHz. Chaque caractère ne peut être représenté que par un octet (un code). Le système « so british » ne sait donc transmettre que la langue anglaise, seule langue européenne à n’utiliser que les 26 lettres de l’alphabet.
Toutes les autres utilisent un nombre variable de lettres accentuées ou ornées de signes diacritiques. Pour nous, forts de la devise de l’ORTF: « éduquer, informer, distraire », il n’était pas question de diffuser des sous-titres rédigés dans une orthographe dégradée. Il a donc fallu imaginer une structure différente et ce sont les informaticiens qui fourniront la solution aux radiodiffuseurs : au lieu de systèmes intégrés, ils travaillent par couches indépendantes de fonctions : d’un côté la transmission, de l’autre la visualisation (ou présentation). Pour les informaticiens, ce concept est vital car il permet de ne pas avoir à réécrire à partir de zéro toutes les applications quand on change de machine. Ce type d’architecture en couche sera d’ailleurs normalisé en 1982 par les instances internationales.
Pour reprendre l’exemple initial, si un paquet de données occupe bien une ligne de télévision, grâce au travail par couches, ce paquet peut contenir plusieurs lignes de textes courts. On dit que le système de transmission est transparent. Le codage doit aussi être indépendant du mode de transmission et explicite: la place de chaque caractère est déterminée par les règles de codage et non par la structure du système de transmission et un caractère accentué peut être représenté par deux codes (accent et lettre) sans détruire la mise en page.
L’autre inconvénient de l’architecture intégrée est aussi apparu quand, en août 1974, Jacques Chirac, chef du gouvernement, annonça que l’ORTF était purement et simplement supprimé et remplacé par des sociétés spécialisées: production, programmation, transmission. Dans ce nouveau contexte que ne connaissaient pas les Britanniques, il était donc nécessaire de séparer les fonctions correspondant aux responsabilités de chacune de ces entreprises.
Un système de diffusion de données numériques dans le signal de télévision (DIDON) voit donc le jour à cette époque. Il sera utilisé à la fois par le système de télétexte et par les autres services auxiliaires en cours de définition au CCETT: identification du programme en cours avec instructions pour les magnétoscopes, informations de validation des clés pour les programmes brouillés qui donneront naissance à Canal+, et même diffusion de journaux en mode fax. C’est donc un véritable réseau de données qui est créé en même temps que son frère Transpac, expérimenté sur les lignes de télécommunications. Évidemment, les caractéristiques de Transpac (structure des paquets) influencent fortement DIDON. Le télétexte français est donc composé de deux éléments indépendants: DIDON pour la transmission et un procédé de description, codage et visualisation de textes et d’images élémentaires appelé ANTIOPE.
Pour la conception fine d’ANTIOPE, nous passons un contrat avec le laboratoire de linguistique de Rennes 2. Déjà renommé (sa renommée grandira encore sous la direction de Henriette Walter) il est alors dirigé par Claude Muller qui réalisera avec son équipe un inventaire des caractères utilisés dans les 39 langues européennes utilisant l’alphabet latin. Cet inventaire fait encore autorité aujourd’hui et a servi de base aux systèmes de codage d’Internet (ISO Latin puis UNICODE).
ANTIOPE utilise donc un système de codage (devenu la norme ISO 6937) permettant de transmettre les 234 caractères (majuscules et minuscules, au lieu des 2 x 26 de l’Anglais) décrits dans cette étude, ainsi bien sûr que chiffres, signes ponctuation, symboles monétaires ou mathématiques usuels. Et là, c’est la culture des « télécommunicants », toujours soucieux de compatibilité internationale et d’interfonctionnement qui avait guidé cette orientation.
Les trois cultures avaient donc bien été présentes dans la conception initiale.: vocation culturelle grand public, architecture du système et soucis de compatibilité. Cette étude linguistique aura un tel retentissement que la présidence du comité chargé, au plan mondial, de normaliser le codage informatique des caractères, puis d’autres informations multimédia me sera confiée.
Les premières maquettes voient le jour et les premières expérimentations sur les antennes de TDF ont à peine commencé que Maurice Rémy - premier directeur du CCETT devenu directeur général de TDF - demande à l’équipe de se porter candidate pour l’organisation du système d’information des journalistes aux futurs JO de 1980 à Moscou. Le choix des systèmes doit se faire en septembre 1976 à Moscou lors d’une exposition où toutes les entreprises candidates, d’Adidas à TDF, présenteront leurs produits.
Il nous faut donc, en six mois, réaliser non seulement un nombre significatif de récepteurs, mais surtout monter une démonstration simulant une journée journalistique de Jeux olympiques. Cerise sur le gâteau: les trois langues officielles des JO de Moscou seront le français, l’anglais et, évidemment, le russe, ce qui veut dire que les décodeurs doivent embarquer un alphabet cyrillique. Il nous faut réaliser quelques centaines de pages dans les trois langues, trouver un enregistrement de programme olympique et insérer ces pages au bon endroit dans la bande vidéo, comme s’il s’agissait d’une émission images + télétexte synchronisée avec les événements sportifs vus sur l’enregistrement ou se déroulant ailleurs au même moment !
Rennes est décidément une ville de ressources avec sa petite colonie russophone, son diacre orthodoxe, professeur de Russe à Rennes 2. Un émissaire part aux JO de Montréal pour participer avec l’équipe de la télévision soviétique à la vie de ses journalistes pendant les jeux et rapporter une bande vidéo commentée en russe ainsi que toute la documentation sur le calendrier des compétitions. Pendant ce temps l’équipe restée à Rennes, à laquelle nous ajoutons une dactylo russe et une traductrice, fabrique de toutes pièces un magazine avec pages touristiques, règles des compétitions, pages de sous-titres indiquant le départ d’une compétition sur les sites ne figurant pas à l’image.
Le voyage à Moscou est un succès et ANTIOPE est sélectionné. Des essais ont lieu en avril 1977 sur le réseau de la télévision d’État. Lors des séances de formation des ingénieurs moscovites, l’un d’eux pose une question: « votre système, est-ce qu’il marche aussi sur téléphone? » La réponse est immédiate: l’utilisation de l’architecture en couche garantit que « oui ». En principe… Achevons cet épisode en indiquant que le boycott des jeux de 80 entraînera des restrictions budgétaires qui obligeront les Soviétiques à renoncer au système d’information proposé et à se contenter du papier.
Aussitôt rentrés de Moscou, nous modifions des maquettes de terminaux pour y inclure un modem téléphonique. Nous gavons l’ordinateur du CCETT de bases de données destinées à simuler des services « interactifs »: horaires SNCF, annuaire téléphonique, résultats du championnat de football, petites annonces… et c’est à une exposition de télévision à Berlin, en septembre 1977 que le nouvel enfant est présenté pour la première fois. Il s’appelle TITAN (pour Terminal interactif de télétexte Antiope).
C’est à Berlin que Gérard Théry, directeur général des télécommunications du ministère des PTT, passant incognito, verra la démonstration et sera convaincu: pour venir au secours d’une industrie du téléphone en surchauffe et dont le marché se sature, c’est ce service qu’il faut développer. Télétel naît au bout de quelques mois. Télétel, mais pas encore le Minitel… car ce dernier naîtra trois ans plus tard en vue du déploiement du service annuaire.
L’écran d’Antiope ou de Titan était celui du téléviseur domestique. Pour relier le téléviseur au décodeur nous avons dû imaginer une prise spéciale permettant d’envoyer (dans le cas du télétexte) le signal vidéo démodulé par le téléviseur vers le décodeur afin d’en extraire les paquets de données transmis, puis transmettre vers le téléviseur l’image de la page reconstituée dans le décodeur. Cette prise devait aussi permettre de choisir entre l’image de télévision et celle du décodeur et même d’incruster une partie de cette dernière dans l’image de télévision (pour le sous-titrage, par exemple).
Après avoir convaincu le Syndicat des constructeurs d’appareils de radio et de télévision d’ajouter cette prise à aux téléviseurs, elle fut ensuite exportée dans toute l’Europe sous le nom de Péritel. Quoique maintenant supplanté par la connexion HDMI, ce produit dérivé du Minitel a joué un rôle important dans le développement des services de télévision, décodeurs externes et magnétoscopes.
C’est sous cette forme: décodeur, téléviseur et Péritel que la première expérimentation fut conçue. Cette expérience Télétel 3V, autour de Vélizy, préfigurait pleinement l’étendue des applications qui seraient offertes par le futur service de Vidéotex puisque telle est la dénomination internationale officielle de l’ensemble des services permettant l’affichage, sur un écran, de textes distribués par le réseau téléphonique. À Vélizy, La Redoute et Les 3 Suisses offrent des services d’e-commerce avant la lettre, on trouve les horaires des transports, chaque terminal accède à une boite aux lettres, certains journaux locaux et nationaux offrent au moins les titres et résumés des dernières nouvelles. C’est d’ailleurs ce qui inquiétera d’autres journaux, dont Ouest-France qui commence alors une violente campagne contre le Vidéotex.
On approche des élections présidentielles de 1981: pas question pour Gérard Théry de laisser gonfler la polémique. Propriétaire de l’annuaire téléphonique et chargé par la loi d’en assurer la diffusion, il se tourne alors vers ce trésor pour gagner son pari qui est de faire produire en masse des terminaux Vidéotex. Ils intégreront un écran. L’une des raisons évoquées est que le téléviseur est parfois loin de la prise téléphonique. Les premières maquettes du Terminal annuaire électronique (TAE) sont expérimentées chez 49 volontaires de Saint-Malo. Une fois intégré sous sa forme finale, il portera le nom de TAE puis de Minitel et sera d’abord distribué en 1981 à 2500 foyers à Betton, puis à Monfort et à Retiers.
C’est donc la Direction Régionale de Rennes qui va supporter tout le poids du déploiement du service Annuaire électronique et de son terminal, le Minitel. Et c’est de Rennes qu’il s’implantera progressivement sur tout le territoire national. Malheureusement, c’est à Strasbourg que l’industriel retenu pour la majorité des terminaux achetés choisit de localiser sa ligne de production. Pourtant, l’aventure rennaise du Minitel ne s’arrêtera pas là. Le cahier des charges, la validation et le test des terminaux se feront sous la responsabilité de Jean Claude Touzalin (décédé en 1986), dans son laboratoire au CCETT où il étudie aussi certaines évolutions : la lecture des cartes à mémoire pour le e-commerce, les périphériques, les Minitel « dialogue » servant de téléphone aux malentendants.
Si on l’oublie un instant que le Minitel n’est que le terminal pour s’intéresser à l’ensemble du service, on constate que l’intelligence du Vidéotex reste à Rennes: les services centraux de l’annuaire s’installent, avenue Fréville, avec ce qui est à ce moment-là la plus grosse base de données informatique, le plus gros moteur de recherche avec ses outils phonétiques importés de Lannion (recherche par prononciation et non seulement par orthographe). Suivent le service de “Maintenance, Exploitation, Gestion, Assistance à la Télématique (MEGAT)” et l’exploitation du réseau Transpac.
Les choix faits par la direction générale des Télécommunications parmi les possibilités du Vidéotex, tel qu’il se normalise lentement au niveau européen puis mondial, restent très modestes et les pays étrangers choisissent des systèmes aux fonctionnalités plus riches : l’exportation du Minitel restera un échec. Pourtant ces fonctionnalités étaient déjà présentes en laboratoire, certaines seront d’ailleurs intégrées dans des séries limitées de Minitels : créé dès 1977, le téléchargement des alphabets supplémentaires permettra des applications utilisant des symboles plus fins que le graphisme grossier hérité du système britannique. La téléécriture, expérimentée dès 1978, offre la possibilité de dessins. Et, surtout, la mise au point de Minitels « photographiques » utilisés par des agences immobilières ou touristiques donnera naissance à un format d’images normalisé sous le nom de JPEG et qui est un des outils de base de la photographie numérique après avoir été le premier moyen de diffusion de photographies sur Internet.
Avec des outils pourtant plus sophistiqués, le Vidéotex n’aura survécu que quelques années en Allemagne, au Canada et au Japon, compétiteurs directs de la France. La longévité du système français peut s’expliquer par deux autres caractéristiques. Tandis qu’Outre-Rhin, le serveur était centralisé dans les locaux de la Bundespost (comme d’ailleurs en France, le système annuaire) et que les prestataires disposaient d’un nombre donné de pages au travers d’un système compliqué de numérotation des pages, le Vidéotex français hors annuaire était formé d’une multitude de serveurs indépendants, reliés aux points d’accès par le réseau Transpac. L’utilisation de mots-clés au lieu des numéros de page était un facteur de simplicité. En Allemagne, les services centralisés publiaient un annuaire papier des pages Vidéotex à l’époque où l’on tentait en France de supprimer l’annuaire téléphonique papier ! Notre système décentralisé est celui utilisé aujourd’hui pour le web. De même que les termes mnémoniques associés au « 36 15 » ont préfiguré les noms de domaine d’aujourd’hui.
Le 3615 ou mode kiosque est justement l’autre innovation importante du Vidéotex français: alors que ses systèmes concurrents nécessitaient un abonnement avec identification et mot de passe, le réseau français garantissait l’anonymat des utilisateurs vis-à-vis des prestataires de service. Le système de globalisation de la facture, tant vers l’usager que vers le fournisseur, constitue un modèle économique performant repris par Docomo dans son service i-mode.
Le service de Vidéotex ne s’est finalement développé qu’en France. Et c’est là aussi, qu’il vit ses dernières heures. Mais il laisse des héritiers de valeur dans l’univers des médias numériques : multilinguisme, photographie numérique, conception de services, architecture générale du réseau à serveurs répartis, telles sont quelquesunes des innovations que recouvre le mot de Minitel, lui-même désignant désormais un objet de musée.