Le dernier dîner secret nantais organisé dans le cadre du Voyage à Nantes se tient ce lundi soir au coeur des vignes du muscadet. Surplombant Nantes, une tablée de 200 convives, joliment nappée et éclairée d’une guirlande multicolore, serpente entre les ceps des vignes du Domaine Luneau-Papin. Ce soir, deux chefs étoilés sont à la baguette, Éric Guérin et Hervé Bourdon. Au moment du plat, un échange s’engage, sur la cuisine et les vins, entre vignerons nantais et organisateurs. Et voilà que s’immisce dans la discussion, non pas un sujet sur le vin nantais, pas plus qu’une théorie sur la gastronomie au beurre blanc, mais un dialogue passionné sur le bistrot rennais ! L’un se met à décortiquer son repas pris un soir à l’Arsouille, l’autre à narrer un vin bu et découvert au Tire- Bouchon, un dernier à évoquer la tête de veau sauce gribiche de Chez Paul… Le bistrot rennais s’invitait ce soir-là dans le grand monde des vignes et de la gastronomie nantaise. Comme une reconnaissance, comme une évidence. Car oui, le bistrot rennais est désormais connu, apprécié et réputé bien au-delà de ses frontières. On parle même, en son sein, de « la famille ».
Mais quelle est-elle donc, cette famille ? Pour le savoir, direction l’un des nombreux marchés de la ville. On pourrait choisir le samedi matin et son célébrissime marché des Lices. Trop facile, même si l’on y croise de nombreux membres de cette famille justement. Non, dirigeons-nous vers le sud. Chaque mercredi s’y tient l’excellent marché Sainte-Thérèse. Place du Souvenir, derrière l’étal du maraîcher Vincent Bocel, les restaurateurs fouillent les cagettes. Ils reniflent, soulèvent, choisissent les lots de légumes. Il y a là Christophe Gaucher dit Chris, le patron de L’Arsouille rue Paul Bert dans le centre de Rennes. Christophe Ligeron caviste et restaurateur d’Un Midi dans les Vignes planté dans le haut de la rue de Paris. On y croise une autre caviste, itinérante celle-ci, Aurélie Denais. Dans la même famille, je demande l’un des cuisiniers ambulants, et voilà Mickaël Gloaguen. Tout ce petit monde se connaît et s’apprécie. Non pas qu’ils fassent partie de la grande confrérie des cuisiniers rennais – on a remarqué parmi eux des cavistes. Non, ce qui les unit est plus fort encore. « C’est clairement une éthique, une philosophie de vie, du produit frais et sain, du circuit court et du vin en adéquation avec cette philosophie, c’est-à-dire un vin respectueux des hommes et de son environnement. Nous ne sommes pas dans la bistronomie, mais dans la bistrologie », ose Chris. Et même s’ils ne restent pas bavarder longtemps accoudés sur les étals de carottes, ils s’embrassent pour se saluer, se chambrent gentiment, se moquent de la soirée d’un tel qui a déjà fait le tour du lanterneau bistrotier rennais… La famille, quoi !
À ceux précédemment cités, on peut aussi accrocher à l’arbre généalogique bistrotier rennais Marianne et Dary du Tire-Bouchon, Paul Béranger de Chez Paul, Cyril Jambu et Vincent Riezou du food-truck Cook-Cook, Jérôme Jouadet du Bruit qui Court (dites BQC en langage familial). Autour de cette galaxie, gravitent des cavistes comme Olivier Cochard, Éric Macé ou Aurélie Daunais, des producteurs comme Vincent et Jean-Paul Bocel, des lieux comme le Café du Port… Et puis il y a ceux qui se sont éloignés de la famille tout en conservant des liens forts comme Loïc Pasco ou Anthony Cointre. Il existe aussi des filiations entre les uns et les autres. Certains se sont succédé en qualité de chefs, sont passés par les mêmes établissements… Paul Béranger, le chef propriétaire de Chez Paul, a oeuvré 10 ans au Tire-Bouchon et notamment en qualité de chef de cuisine. Mickaël Gloaguen, Cuisinier Ambulant, et Cyril Jambu, de Cook-Cook, ont tous deux été les chefs de feu l’Entonnoir d’un certain Anthony Martin lui-même passé par… le Tire-Bouchon ! Et si l’on ajoute que Tanguy Nicol, deuxième Cuisinier Ambulant, est aussi passé en salle par le Tire-Bouchon, on comprend que ce dernier bistrot tient une place particulière au coeur de la famille. Marianne, mère nourricière du bistrot rennais, nous n’en sommes pas loin… L’histoire du bistrot rennais débute en 1993 avec l’ouverture du Tire-Bouchon place Sainte-Anne, à l’époque – il y restera jusqu’en 1997 avant de descendre place du Calvaire « Je sortais de chez Alain Passard, après être passé chez Alain Chapel dans cet établissement lyonnais où j’ai découvert les vins sans soufre de Marcel Lapierre notamment. À Paris, après les services, on filait dans les bistrots à vins, raconte le sommelier Christophe Boisselier. C’est ce que nous avions envie de faire à Rennes en ouvrant le Tire-Bouchon avec Marianne et Dary. Des petits plats à base de productions locales et des vins que l’on ne nommait pas encore natures à l’époque ! » Ils sont les premiers à travailler par exemple le cochon d’André Denoual qui est désormais un incontournable du bistrot rennais. « Nous avons lancé les tartines et lorsque je suis parti, Marianne a développé les plats du jour. »
Voilà pour les noms et l’origine de la Sainte famille. Qu’en est-il des ardoises, des menus, des cartes des vins, des ambiances ? Outre les produits frais des producteurs locaux, quels sont les points communs de ce bistrot rennais ? Même si chacun conserve, heureusement, sa propre identité, les gourmands habitués de ces lieux peuvent noter quelques ressemblances, à commencer par le superficiel, l’habit. À l’exception peut-être du BQC ou d’Un Midi dans les Vignes, les clients attablés dans l’un des bistrots rennais remarquent immédiatement ce cachet si caractéristique du bistrot français. Faïence, comptoir, petites tables, sets en papier, proximité, cuisine ouverte… On ne se prend pas au sérieux avec du nappage et un service tiré à quatre épingles. Et là encore, l’essence même de cette ambiance se retrouve dans la petite salle si vivante du Tire-Bouchon, attablé au comptoir derrière lequel Marianne aime plaisanter avec ses clients. Ce même besoin d’échange qui pousse les fidèles clients à aller saluer Chris ou Paul en cuisine.
Est-ce à dire que tout le monde s’y sent bien accueilli ? Oui… mais ici, le client peut ne pas être tout à fait roi. On n’y fait jamais semblant et J.P. Gené, le chroniqueur gastronomique de M, le Magazine du Monde, en sait quelque chose lui qui a consacré, cet été 2014, une chronique entière au Tire-Bouchon (intitulée « Service non compris ») où l’un des serveurs lui a bien fait comprendre que le « s’il vous plaît » était de rigueur. On touche là à l’une des principales spécificités du bistrot rennais, son parti pris, son naturel, sa conviction. Comme le souligne joliment Christophe Gaucher de l’Arsouille, « il y a tellement de restaurants qui ne servent à rien ! Depuis plus de 10 ans, nous avons essayé d’imposer un style, un goût. Certains comprennent, d’autres pas, ce n’est pas grave, j’ai arrêté de me battre. Mais, ici, les Saint-Jacques frétillent lorsqu’on les propose en carpaccio, les viandes sont maturées et servies saignantes, les poissons nacrés, les terrines sont cuites à 60 °C… Et cela me met de mauvaise humeur lorsque l’on me dit que ce n’est pas cuit ou que l’on me demande une viande bien cuite ! » Plus qu’ailleurs, il existe dans ces bistrots rennais un authentique respect du produit qui se vérifie d’ailleurs sur les ardoises, toujours courtes, signe de fraîcheur du produit et évidemment de saison. Le soir, l’Arsouille ne propose que deux choix de plats, tout comme chez Un Midi dans les Vignes le midi. « Et même si l’on peut recuire une viande, on essaye quand même d’abord de la proposer comme nous pensons qu’elle doit l’être », ajoute Isabelle Ligeron d’Un Midi dans les Vignes. Il en va de même pour les légumes, souvent croquants, jamais trop cuits et conservant alors toutes leurs propriétés. C’est la simplicité qui règne dans l’assiette avec un produit et des légumes, le tout lié par un jus court, un bouillon… La pauvre feuille de salade, la tomate décorative en toute saison ou le trait de balsamique serpentant dans l’assiette n’y ont pas droit de cité. Car évidemment, le respect du bon produit ne fait pas tout, ces hommes et ces femmes possèdent un joli savoir-faire teinté de créativité et d’ouverture sur le monde.
Partout des assiettes goûtées, franches et justes, mais également des vins à l’avenant. Et c’est vraiment ce qui fait aussi la spécificité de cette bistrologie rennaise. « Même si nos cartes des vins ne sont pas toutes composées à 100 % de vins dits naturels, elles leur font une très large place », note Christophe Ligeron. Et si ce ne sont pas des vins strictement naturels (tous ne sont pas sans soufre), ce sont des vins travaillés en bio ou en biodynamie. « Quoi qu’il en soit, sans aucun produit chimique de synthèse. » Au-delà de la qualité intrinsèque du vin, ce qui compte aussi et surtout c’est bel et bien l’humain, l’histoire. Là encore, du caractère dans les verres… Et ce lien au vin naturel est si intense que certains bistrots ont d’ailleurs accolé à leur activité gourmande celle de caviste comme L’Arsouille, Un Midi dans les Vignes ou encore le tout nouveau La Tonnelle à Vin, boulevard de Verdun. Des « petits » d’Isabelle et Christophe Ligeron chez qui Guy Melia et Gabrielle Oge ont été « formés ». Ces nouveaux arrivants reconnaissent d’ailleurs qu’il existe sur la ville « un fourmillement de bonnes adresses qui sont dans cette veine des produits de qualité et des vins nature. » Une de plus désormais.
Cet esprit du bistrot rennais n’est évidemment pas figé. Il sort des murs et prend d’autres formes comme celle des Cuisiniers ambulants. Avec eux, le traiteur prend une claque et les tempuras de légumes, les langoustines justes snackées, le foie gras au citron, les fricassées de citron vert et copeaux de foie gras crus… s’invitent avec leur sélection (proposée) de vins naturels dans les mariages ou sur les tournages. Partageant les mêmes cuisines, le food truck Cook-Cook, tenu par un ancien de l’Entonnoir et de l’Arsouille, fait quant à lui la différence dans les rues de Rennes en garnissant ses burgers de boeuf de béarnaises d’artichauts, d’algues, de fromages Bordier, de pestos de fanes de carottes… Sans oublier les plats du jour toujours détonnants.
Ce bistrot rennais du manger et boire bon, propre et juste comme le clame le mouvement Slow Food, est en fait à l’image de sa ville. Une ville d’accueil paysan, de marchés. Une ville jeune, moderne, à visage humain teintée de rock’n’roll. Transposé dans l’assiette, cela donne cet esprit du bistrot rennais. Lorsqu’ils viennent à Rennes, deux personnalités amoureuses du bistrot français aiment venir s’attabler à l’Arsouille. Yves Camdeborde et François Hadji Lazzaro, le chanteur de Pigalle. Bel hommage.