n’est pas une maladie
La dépendance est, selon Le Grand Robert le « fait pour une personne, d’être sous l’autorité, l’influence de quelqu’un, de dépendre (de quelqu’un ou de quelque chose) ». Dès lors, le problème qu’elle pose est étroitement lié à la question de l’altérité, c’est-à-dire à la façon dont cet être social qu’est l’homme se situe par rapport à l’autre homme.
« Suis-je le gardien de mon frère ? » demandait Caïn, l’auteur du premier fratricide répertorié dans l’histoire de l’humanité. À cette question posée à Dieu, le démocrate contemporain répond : « oui ». Ce qui l’amène notamment à estimer que les majeurs incapables doivent être protégés.
Qu’il croie au ciel ou qu’il n’y croie pas, notre contemporain pose que tous les hommes sont des semblables, libres, égaux et fraternels. Il en résulte que chaque individu doit être regardé comme une personne dont l’existence est légitime sans qu’il ait besoin de la justifier. Dans son esprit, inestimable, l’être humain est digne du respect le plus absolu: il doit bénéficier d’une considération totale et d’une estime sans discussion. Et ce respect mutuel porté à l’extrême impose beaucoup plus que l’interdit du meurtre.
D’ailleurs, si le législateur sanctionne la mise en danger de la vie d’autrui et la non-assistance à personne en danger, c’est qu’il sait que l’idéal démocratique ne se contente pas d’un chacun pour soi qui, bien que ne s’en prenant pas directement à la vie de l’autre, resterait indifférent à son sort. Et si en instituant le droit à « des moyens convenables d’existence » (cf. la Constitution de 1946), la loi prescrit une solidarité collective, c’est pour que chacun puisse avoir une vie digne quels que soient son état de santé et sa situation. Enfin, des mesures de protection de justice ad hoc permettent que toutes ces garanties soient assurées également à celui qui ayant apparemment perdu la faculté de gérer lui-même son existence de façon libre et autonome. À celui qui est obligé de confier plus ou moins complètement, et éventuellement contre son gré, la gouverne de sa vie à une ou plusieurs autres personnes dont il devient dépendant.
Autant de preuves que, en démocratie, non seulement nul ne peut disposer de la vie d’autrui, mais en plus chacun doit accepter l’existence de l’autre sans la moindre réserve et en se souciant de sa qualité. Autant d’arguments pour affirmer que l’appartenance d’un individu à l’humanité ne peut pas se discuter: c’est un droit inné et inaliénable.
Dans un tel contexte, étant assuré du respect de sa personne et de la solidarité de ses contemporains, un sujet présentant un trouble cognitif susceptible de rendre problématique l’usage qu’il pourrait faire de sa liberté déboussolée, ce sujet devrait pouvoir passer la main à un autre qui sans hésiter lui tendrait la sienne afin de lui porter secours sans abuser de sa faiblesse. Il ne devrait ressentir aucun déshonneur et pas davantage d’effroi à l’idée de se retrouver sous la dépendance d’un autre. Lequel de son côté n’aurait aucune raison de se prévaloir de sa disponibilité, pas plus qu’il ne devrait se plaindre de sa mission de protection et encore moins s’y dérober.
Pourtant, nous ne le savons que trop, les choses ne se passent pas comme cela. Chacun redoute la dépendance qui est loin d’être exceptionnelle chez les personnes âgées. La perspective d’être soi-même dépendant et privé de l’exercice de son libre arbitre induit la crainte de ne plus être regardé avec assez de considération pour être réellement reconnu comme un semblable par les autres. Quant à la perspective d’être assigné à la fonction d’aidant d’une personne âgée dépendante, elle est loin de faire sourire tant la charge qu’elle représente peut être pesante.
La dépendance du petit enfant qui est totale à l’égard de son entourage n’entraîne pas ces réactions négatives. Bien au contraire. Ce petit enfant sans défense et dépourvu d’autonomie bénéficie le plus souvent d’une extraordinaire sollicitude de la part des siens. Ils ne se contentent pas de le protéger et de satisfaire ses besoins du mieux qu’ils peuvent. Affectueux et attentionnés, ils veillent à créer autour de lui un climat assez chaleureux pour qu’il soit heureux de vivre et désireux de s’épanouir. Malgré la fatigue et les sacrifices qu’elle impose, sa dépendance n’est pas pesante. Considérée comme normale, elle ne lui est pas reprochée. Émouvante, elle mobilise puissamment l’altruisme.
Avec la personne âgée dépendante, c’est l’inverse. Prendre soin d’elle renvoie plus au devoir qu’à un élan du coeur. C’est bien rarement l’occasion d’un plaisir partagé. Plus souvent celle de rencontres plus ou moins intrusives pénibles de part et d’autre. Cette dépendance-là n’est pas émouvante, elle est éprouvante. Pire, elle épouvante au point que l’idée que la mort pourrait lui être préférable vient assez facilement à l’esprit. Résultat : il devient difficile de s’investir dans un accompagnement dont on se pose plus ou moins rapidement la question du bien fondé. Horrifiante, la dépendance de la personne âgée incite moins à l’altruisme qu’à l’autruicide, ce « manque de considération à l’égard d’autrui » (Le Grand Robert) avec tous les risques de maltraitance que cela comporte.
Certes opposer aussi abruptement la dépendance du petit enfant et celle de la personne âgée peut paraître très injuste et passablement choquant, notamment pour des aidants qui se dévouent sans compter auprès de vieillards et qui mesurent jour après jour combien il est douloureux d’être tiraillé entre des sentiments contradictoires d’amour et de haine, de rejet et d’attrait. Qu’être partagé entre le désir que tout s’arrête et le refus de perdre un être cher est une épreuve d’autant plus terrible que la honte et la culpabilité interdisent d’en parler et condamnent à une solitude amère et déprimante. Mais ce schématisme est nécessaire pour mettre en évidence la différence considérable entre la dépendance de l’enfant allègrement acceptée de part et d’autre et celle du vieillard si douloureuse à assumer de part et d’autre. Et surtout que cette différence tient bien davantage à leurs âges respectifs qu’à leur situation de dépendance.
Si la première est acceptée, c’est qu’elle se situe à l’orée de la vie, qu’elle est temporaire et porteuse de l’espoir de se terminer pour le meilleur d’une autonomie assumée. Ce qui rend la seconde difficile à supporter c’est qu’elle n’est guère porteuse d’espoir et qu’elle risque de se terminer par une mort en forme de délivrance malgré le chagrin. Pourtant l’une et l’autre sont également légitimes et justifiables.
La dépendance du petit enfant est acceptée de gaîté de coeur de part et d’autre et son droit de vivre une existence épanouie ne fait pas l’ombre d’un doute. Se mettre à sa place non pour la lui prendre mais pour lui apprendre à se faire la sienne est presque un jeu… d’enfant.
La dépendance de la personne âgée est acceptée à contre coeur de part et d’autre. Et si son droit de vivre une existence épanouie n’est pas contesté en revanche sa capacité à y parvenir est trop sérieusement mise en doute de part et d’autre pour être crédible un seul instant. Ni elle ni ceux qui s’occupent d’elle ne désirent occuper sa place. Et c’est ce refus individuel et collectif de voir la situation de dépendance comme une situation acceptable alors même qu’elle est considérée comme légitime en cas de nécessité qui fait une bonne partie du problème.
Il faudrait s’en convaincre, conformément à sa définition, la dépendance n’est pas une maladie ou le symptôme d’une maladie (fut-elle la maladie d’Alzheimer), même si fréquemment elle peut en être la conséquence, et ce n’est pas davantage une tare. C’est une situation et elle doit être appréhendée dans son champ propre qui est celui de l’altérité en tenant compte du fait qu’elle se situe toujours dans le registre interindividuel. Elle n’est ni malsaine ni pathogène par elle-même. C’est évident en ce qui concerne le petit enfant pour qui elle est acceptée comme normale. Ce ne l’est pas lorsqu’elle concerne une personne âgée. Dans ce cas, elle s’accompagne à peu près inexorablement d’un jugement de valeur péjoratif et au-delà des différences objectives qu’il y a entre la charge concrète que représente la dépendance d’un petit enfant et celle d’un vieillard, c’est le regard porté sur eux qui creuse l’écart.
Intéressé et volontiers admiratif en ce qui concerne l’enfant qui va vers l’autonomie, ce regard le vivifie et l’aide précisément à aller vers cette autonomie. Peu flatteur pour la personne âgée qui, elle, est en perte d’autonomie, cette autonomie qu’elle a cultivée pendant des années comme tous ses semblables, le regard porté vers elle, la mortifie et, décourageant, il ne lui donne guère envie de lutter, ce qui réduit encore son autonomie et l’enfonce un peu plus dans sa dépendance au grand dam de tous.
L’idée que cet être particulièrement dépendant qu’est le bébé est une personne est devenue un lieu commun; en revanche l’idée que le dément demeure une personne à part entière malgré son handicap majeur n’arrive pas à s’imposer. Le transfert à un adulte de la responsabilité de son existence, l’aliénation de ce bien précieux qu’est son libre arbitre paraît lui retirer sa qualité de personne. Et pourtant, il ne s’agit que d’une atteinte grave voire très grave de ses facultés cognitives. Si elle le place en situation de dépendance, elle ne peut en aucun cas lui faire perdre son humanité et donc sa qualité de personne.
En définitive le droit de la personne âgée à être dépendante est toujours contesté. Contesté par elle-même qui ne supporte pas d’être gardiennée. Contesté par ses semblables qui acceptent difficilement de devoir la gardienner. Il en est ainsi, parce qu’au lieu d’accepter inconditionnellement l’autre homme comme il en pose le principe, l’homme n’accepte l’autre homme qu’à condition d’avoir de l’estime pour lui. Et l’une des conditions exigées actuellement pour qu’un homme soit digne d’estime, c’est qu’il soit autonome, car dans un monde comme le nôtre où ce n’est plus l’économie qui est au service des hommes mais les hommes qui sont passés au service de l’économie, l’être humain ne compte plus pour ce qu’il est : une personne, mais en fonction de son utilité sociale, c’està- dire sa capacité à être un producteur ou un consommateur. Si ce n’est plus le cas, comme lorsqu’il est dépendant, il n’a plus sa place parmi les autres. Il est mort socialement bien que toujours vivant.
L’âgisme, ce racisme anti-vieux, sévit dans notre société car non seulement la vieillesse y pose parfois la question de la dépendance, mais en plus elle évoque inéluctablement la mortalité de l’homme. Depuis le début du XXe siècle, on le sait, l’espérance de vie a augmenté largement d’une trentaine d’années et elle continue à s’accroître. Comme c’est essentiellement parce que la mortalité des plus jeunes a diminué, la mort est devenue plus ou moins l’apanage des vieux dans les représentations collectives. Imaginairement, ils paraissent plus mortels que les autres mortels. Inversement et tout aussi imaginairement, la jeunesse qui a la vie devant elle paraît protégée de la mort. Résultat : la vieillesse est mal vue, alors que le culte de la jeunesse bat son plein.
Les sénescents et autres seniors essayent de rester jeunes malgré leur avancée en âge. Moins dans l’espoir fallacieux d’échapper à la mort (encore que?) que pour se cacher et cacher aux autres leur vieillesse. Ils ont peur que si elle se voit, ils soient rejetés sous prétexte qu’ils ont fait leur temps et qu’ils ne sont plus à leur place dans une société qui ne voulant pas de la mort ne veut pas des vieux qui la rappellent. Comme l’écrivait en 1970 Simone de Beauvoir : « Que pendant les quinze ou vingt dernières années de sa vie un homme ne soit plus qu’un laissé pour compte, cela manifeste l’échec de notre civilisation: cette évidence devrait nous prendre à la gorge, si nous considérions les vieillards comme des hommes, ayant une vie derrière eux, et non comme des cadavres ambulants » .
Non seulement on reproche aux personnes âgées dépendantes leur inutilité, mais en plus leur mortalité, sous prétexte qu’elles sont vieilles alors que, et c’est un comble, les jeunes sont aussi mortels qu’elles. Il faut faire cesser ce manque de considération qui est un autruicide.
Pour Vladimir Jankélévitch: « l’autre est un autre-quemoi, parce qu’il est relativement le même, parce qu’il est à la fois semblable et différent » . Remarquable de concision et de précision, cette définition permet de percevoir les vraies racines du manque de considération d’autrui et donc le mécanisme de base de l’autruicide, ce refus de l’autre homme.
Être à la fois semblable et différent est un paradoxe. Grâce à la fraternité, ce « lien existant entre les hommes considérés comme membres de la famille humaine » (Le Grand Robert), qui lève l’antinomie entre ressemblance et différence et permet leur coalescence, ce paradoxe fait de chaque être humain un sujet dans la mesure où il est unique en son genre (le genre humain) parce qu’il est différent de tous les autres, et qu’il reste en même temps le semblable de chacun d’eux.
Lien insécable puisque c’est un lien d’espèce, le lien de fraternité fonde la responsabilité des hommes les uns par rapport aux autres. Ils ne peuvent le rompre, mais ils peuvent à l’occasion dénier qu’il existe en décrétant qu’autrui n’est pas leur semblable, n’est pas digne de leur considération respectueuse. Du même coup, ils ne le voient que comme un être différent d’eux. Coincé entre sa honte de ne pas être estimé et le mépris des autres qui le rabaissent en ne l’estimant pas digne d’eux, il n’est plus digne de respect ni à ses yeux ni aux yeux des autres. Bien qu’il n’ait pas changé en apparence, il n’est plus un autre homme, mais tout autre qu’un homme et glisse hors humanité. L’autruicide est consommé.
Dans l’homicide, le meurtre ou le suicide, un être humain est tué, il y a un cadavre. Dans l’autruicide, c’est un autre qui est tué, il n’y a pas de cadavre, c’est seulement (!) la déshumanisation de l’homme par l’homme et la perte de sa dignité de personne.
Le sort réservé aux personnes âgées est symptomatique du fait que l’être humain n’est plus respecté inconditionnellement. Comme si leur respectabilité se mesurait à l’aune de leur utilité sociale et de leur capacité à cacher leur mortalité. Si elles paraissent inutiles ou trop visiblement mortelles - et pire les deux -, elles sont reniées par les autres et tuées socialement avant leur mort, à moins que devançant l’attente de la collectivité qui les poussent à le faire, elles décident de se suicider.
Caïn démocrate ne pratique plus guère le fratricide brutal. Plus raffiné que son ancêtre, il utilise l’autruicide hypocrite. Est-ce un progrès ?