<
>
Dossier
#18
RÉSUMÉ > Les parcs, jardins et espaces verts constituent les témoins d’une histoire. Le Mail, le Thabor, le parc de Maurepas… sont nés de décisions politiques, représentatives d’un système social et culturel donné. À Rennes, on a toujours aimé la nature, mais cet amour a changé de forme et d’objets. L’histoire des espaces « naturels » dans cette ville montre des réalisations contrastées: du mail à l’espace-nature en passant par le jardin public.

     À Rennes comme ailleurs, tout s’explique par l’Histoire. Tout commence avec les jardins des abbayes et des couvents, nombreux intra-muros et hors des enceintes. Rennes a gardé la mémoire des jardins de l’abbaye Saint-Georges, vaste esplanade, véritable conservatoire de la mise en scène traditionnelle. La quête du bonheur en ville s’inscrit dans une organisation réglementée des espaces, régissant la rencontre du bâti avec la nature. Les premiers lieux livrés à un usage public sont rudimentaires: terrains vagues à proximité immédiate des remparts, rives aménagées en quais, prairies humides à fréquentation saisonnière… Plutôt que d’abandonner ces lieux au hasard ou aux caprices de chacun, les édiles veulent les soumettre à un système cohérent associé à un nouvel art de bâtir la ville.

La promenade urbaine: « voir et être vu »

     Historiquement, la promenade urbaine provoque cette nouvelle orientation; pratiquée depuis le 18e siècle, c’est un trait de société typique de la ville française. Pour répondre à la demande de Rennais épris de promenade et de représentation, on aménage des mails dans différents quartiers : le Mail Coquelin au sud, le Mail Donges à l’est, et le Mail des Champs-Élysées, devenu le Grand Mail, à côté du Cours, premier aménagement créé en 1663 près des Portes Mordelaises. Ces espaces organisés hors des enceintes, souvent sur des terrains amphibies et hostiles, répondent aux désirs d’une population urbaine en quête d’identité et d’appartenance sociale.
     Le Mail, par sa longueur (environ 600 m), son implantation à l’abri des miasmes de la ville, sa parure végétale qui renvoie à l’idée de nature, satisfait les loisirs codifiés de la « bonne société ». Par sa disposition, sa distribution et sa réglementation, ce lieu exprime l’action de se promener, de voir et d’être vu. Planté d’ormeaux, de tilleuls puis de platanes, le Mail a répondu pendant un siècle aux désirs d’une élite rennaise soucieuse de se distinguer par une déambulation codifiée et hygiénique. Par sa régularité le Mail s’oppose aux sites agrestes qui environnent la ville, laissés à la fréquentation des classes populaires.

Le jardin botanique, une discipline pédagogique

     Rennes étant une ville universitaire, elle se devait de répondre pendant la Révolution à la demande de Condorcet d’implanter dans chaque grande ville une École Centrale, véritable succursale du jardin des Plantes. L’évêque et les bénédictins ayant été expulsés du Thabor et les jardins attribués à la ville de Rennes, les élus décidèrent de créer une école de botanique attenante à l’Ecole Centrale installée dans l’ancien palais épiscopal. Ainsi, la connaissance plus systématique de la nature, en vogue au 18e siècle, devient l’affaire des élites bourgeoises au pouvoir. « Un livre ouvert », tel sera le rôle des jardins botaniques, établissements d’enseignement et d’expérimentation favorisant le progrès des sciences naturelles et de l’agriculture. La promenade dans ce lieu public devient didactique, elle s’apparente de plus en plus à une leçon de morale et d’histoire ainsi qu’en témoigne un essai de Léon de Laborde consacré au Maintien du goût public par l’initiation du citadin à la belle nature.
     Avec les jardins botaniques, le temps et l’espace urbain tendent à se discipliner ; la vocation pédagogique des lieux attire une élite qui considère leur fréquentation comme un signe de distinction sociale. Mais les citadins ne se contentent pas de ce musée en plein air; un jardin ne peut se satisfaire d’être séduisant, il doit être attractif. Les promenades créées au siècle précédent sont devenues rudimentaires ; les élus répondent à la demande en tentant d’améliorer l’héritage.

Au Second Empire, l’ère du jardin public

     Les arbres font leur apparition sur les places et les quais, le long des fortifications et des nouveaux boulevards. On établit autour des espaces publics des parterres de gazon à l’exemple de ce qui existe en Angleterre et en Hollande. Mais ce ne sont guère que des lieux de retraite et de repos. Le désir de jardins plus amples et mieux aménagés commence à s’exprimer. Les biens confisqués au clergé sont certes devenus des domaines publics « par principe », mais sans qu’intervienne un remodelage des terrains. Au début du 19e siècle, aucun schéma d’urbanisme ne s’impose pour donner aux citadins des modèles pratiques de vie urbaine. Il faudrait un pouvoir fort, une volonté politique clairement exprimée et surtout une adhésion à un comportement social dominant. Ces conditions semblent réunies sous le Second Empire avec l’émergence des jardins publics qui accompagnent les travaux d’embellissement de Paris.

     En ce milieu du 19e siècle, à l’image de la capitale, la bourgeoisie rennaise exprime de nouveaux désirs de représentation. Elle a abandonné la promenade ritualisée qui se déployait naguère sur le mail. La déambulation qu’il autorise diffère trop des nouvelles pratiques de parcours de l’espace urbain. L’élite citadine rêve d’un lieu identifié à son image, un enclos épousant l’idée de nature et d’embellissement; le concept de jardin public répond à ces désirs, Paris a montré l’exemple: Le jardin public, contrairement au boulevard et à la promenade plantée, n’est pas un espace de flânerie. Il diffère profondément du « musée vert » de la Forêt de Fontainebleau. Le Thabor est un espace aménagé de distinction et d’ostentation. Il manifeste la reconquête de la ville par les élites sociales. Il autorise à jouir de l’Ordre; ordre des parterres, ordre des comportements assuré par le règlement qui multiplie les interdits, par le gardien qui veille et, surtout, par la clôture qui protège de la fréquentation non contrôlée. Le Thabor, comme tous les jardins publics nés à cette époque, est tout à la fois manifestation et métaphore de l’ordre social.

     Dans l’entre-deux-guerres, les parcs et jardins ne sont pas au centre des préoccupations des aménageurs. Les conséquences démographiques de la guerre entraînent un ralentissement de la croissance urbaine et une évolution dans la fréquentation des espaces publics. Les femmes, nombreuses en ville, demandent des fleurissements et des aménagements de jeux d’enfants. L’urbanisation du secteur de Maurepas, à partir de 1928, est l’occasion pour les élus de mettre en pratique la volonté de doter les nouveaux quartiers d’équipements collectifs ; sur les terrains reçus en donation au sud de Maurepas, la ville crée un « parc mixte » destiné « aux familles modestes ne disposant pas de moyens pour partir en week-end ». Le parc de Maurepas a été créé sous le Front Populaire, des chômeurs et des « nécessiteux » sont associés à cette opération. La municipalité renonce à l’équipement en nouvelles machines de chantier pour appliquer la politique de l’emploi relancée au niveau national.
     Le tracé du parc montre l’évolution des mentalités. Les vastes pelouses sont désormais autorisées, la roseraie et sa pergola répondent aux désirs de mises en scènes florales, un grand bassin est destiné au barbotage des petits. Une partie du parc est aménagée en aire de jeux avec un grand bassin ludique. La place de l’enfant est au centre des préoccupations des décideurs. Le parc public est devenu un lieu de détente et de récréation.

     Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, l’afflux vers les villes entraîne un regard nostalgique vers le monde rural. Dans un contexte de « reconstruction », d’exode rural et d’explosion démographique, la réalité urbaine inclut une conception de la campagne qui est d’autant plus implicite qu’elle exerce depuis la ville une influence économique, politique et culturelle sur elle. Le rapport cité/campagne, ville/nature s’est peu à peu transformé jusqu’à poser en termes de planification et d’aménagement le rôle de la nature dans l’habitat communautaire.
     Rennes s’organise et surtout se propage sous formes de Zac et de lotissements. Des mots sans trop de grâce, tout fonctionnel; des nouveaux quartiers de nature plurielle. L’individu et le nombre doivent s’y équilibrer. Le collectif et le privé. Un nouveau quartier est une table de multiplication, une sorte de déclinaison, une structure sur laquelle se greffent de petites différences. Rennes dispose, relativement, de foncier; la mixité maison/immeuble est permise; l’idée de nature dans la ville est possible.
     Le Blosne donne le ton: le quartier est géométrique, souvent en damier, coupé de voies transversales. Des maisons possèdent leur jardinet, l’aire domestique s’affirme et se distingue de la voisine. On se ressemble, on s’assemble, mais on diffère. Tout près, les tours, la densité urbaine. Une trame bocagère, des arbres séculaires, de l’agrégat serré et du semis ventilé. Les zones intermédiaires sont souvent d’origine, d’autres épousent l’idée de jardins, de cours de verdure, lieux vivants qui répondent à l’idée de nature, de campagne même. Le tissu végétal se complète ou se relâche mais conserve une continuité remarquable. La nature est là pour satisfaire des désirs mais aussi pour assurer la transition entre la ville tentaculaire et le tremblé du devenir. Car c’est un monde imprégné de ruralité qui épouse la ville; les urbanistes ont façonné le paysage de proximité à leur mesure.

     Dans un temps où l’idée de nature se livre aux décideurs, la ville ne s’impose plus, elle dispose, elle aménage, elle négocie ses contours. C’est sous l’effet de la pression sociale que l’espace urbain se structure. Chacun s’approprie la nature; les jardins s’appellent désormais espaces verts, plaines d’aventure, coulées vertes… L’écologie se fait incontournable, le retour à la nature dicte les comportements. Le parc des Bois (dit aussi des Gayeulles) est né dans les années soixante-dix de ces nouvelles pratiques. Sur 27 ha, on offre aux citadins les espaces attendus pour la détente, le parcours de santé ou la recherche de scènes paysagères. Ces grands espaces au traitement simple et robuste correspondent à une approche générale des loisirs actifs.

     Le bocage rôde aussi dans la ville, dans les quartiers de Patton, des Longs-Champs, Beauregard… les haies ont été apprivoisées, intégrées dans le semis urbain respectueux de la mémoire des lieux. La ville apparaît au printemps sous un décor saisonnier qui décale rudement avec l’urbanisme fonctionnel qui a sévi ailleurs. Les Rennais regardent à nouveau la campagne, l’aventure se joue désormais dans la mélancolie paisible des plans d’eau, des allées bocagères et des promenades aménagées. S’y promener permet des évasions rapides, d’autant que la végétation d’origine a été conservée; les peuplements de chênes pédonculés et de châtaigniers ont été complétés par la flore locale : cornouillers, noisetiers, saules, sureaux… Même les ronces et les fougères sont maintenant admises ! Un pacte avec la nature fait que la ville actuelle ose épouser la campagne.

     Depuis quelques décennies, la ville n’est plus soumise aux seules vues des lotisseurs. Cette métamorphose souple fait entrer le paysage dans le projet urbain. À Rennes, le paysagiste a été associé dès le début à l’aménagement des quais de Vilaine, au parc de Beauregard et à la Zac Chardonnet. Le projet paysager constitue ainsi l’axe majeur de composition des nouveaux quartiers. Le croisement des compétences et des sensibilités a donné naissance à un nouveau concept de paysage urbain auquel le jardin contemporain est associé. Comme sous le Second Empire, Paris a donné le ton. Une nouvelle génération de paysagistes a contribué, à partir des années 1980, à faire de l’art des jardins un élément de la « politique des grands travaux » initiés dans la capitale.
     Dans le même temps que Paris s’agrémente de nouveaux parcs (Jardins Citroën, Bercy, la Villette…), quelques grandes villes font du jardin contemporain un élément structurant du projet d’urbanisme.

     Le parc de Beauregard participe de cette nouvelle conception; avant l’intervention des architectes, on a créé un espace chargé de symbolisme. Les paysagistes ont travaillé sur le thème du soleil; le cadran solaire géant de David Boeno, marqué de bornes numériques sert d’écrin à un « foyer » où le visiteur devient stylet.
     Plus loin, le promeneur découvre la ville sous un aspect méconnu, le nom de « Beauregard » prend tout son sens; la situation de belvédère fonctionne parfaitement: à une altitude de 49 mètres, on perçoit un premier plan marqué de lanières bocagères puis la vue glisse vers les quartiers périphériques qui se donnent à voir sous un angle nouveau. On découvre une ville faite de composite, d’équité ; s’instaure alors un état d’esprit plus convivial, plus collectif guidé par un principe de plaisir plus collectif.

     Dans le même temps, les Rennais partent à la reconquête de l’eau. L’Ille et la Vilaine deviennent omniprésentes dans les schémas d’urbanisme. Maintenant que l’eau a retrouvé sa sagesse, nullement dangereuse, non sujette à des débordements hostiles, les Rennais se réapproprient « leur vallée ». Des prairies Saint-Martin au Moulin du Comte à Cluny, le chemin de halage a été réhabilité dans l’esprit de reconquête d’espaces liés aux rivières retrouvées. Elles parcourent à nouveau le corps du paysage urbain, révélant au fil des méandres les métamorphoses contemporaines.
     Au fil du temps, la complexité urbaine ne s’est jamais démentie. Car la ville change et se cherche, s’exerce en tout lieu. C’est un paysage volubile qui s’habille de réseaux, de symboles, cherche son passé du côté des rivières, se repose dans ses parcs, médite dans ses espaces publics. L’énergie des hommes empoignant leur paysage, à leur mesure, à leur image. Sans fin.