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Dossier
#40
La médiation,
un accompagnement essentiel à la création artistique
RÉSUMÉ > Pas facile d’aider un artiste émergent à affirmer sa singularité, à prendre confiance et affronter le public. C’est la mission que réalise avec délicatesse et rigueur Isabelle Renaud, en charge de l’accompagnement des artistes à la MJC La Paillette, à Rennes. Parmi eux, l’auteure et comédienne Sandrine Roche, qui apprécie ce précieux compagnonnage lui permettant de « pouvoir prendre des risques ». Rencontres avec deux femmes complémentaires.

     Un regard bleu incisif, une parole libre qui ose bousculer les idées reçues avec humour… Isabelle Renaud conjugue, en coulisses, son engagement aux côtés des artistes de théâtre émergents avec habileté, ténacité et pugnacité. Porter sous les feux de la rampe le fruit de questionnements artistiques en voie de maturation, gorgés de promesses, est un savoir-être autant qu’un savoir-faire, modelé par une pratique de terrain au long cours. « L’émergence n’est pas forcément liée à l’âge de l’artiste, mais à la période des premiers spectacles. Il faut du temps po

Offrir des espaces d’expérimentation

     Offrir à l’artiste des espaces d’expérimentation, de lisibilité et de visibilité, est un pari sur l’avenir qu’il faut tenir, parfois à bout de bras, dans un contexte économique peu propice. Cet engagement prospectif qui demande une compréhension fine des forces en présence dans le domaine des arts vivants, par essence éphémères et fulgurants, ne peut s’inscrire que dans la durée et la tempérance afin de tisser un maillage solide avec des partenaires fiables. « Cet accompagnement de l’émergence s’inscrit pour moi dans un cadre plus ou moins institutionnel selon le lieu où j’interviens, mais le travail en réseau avec des partenaires est un moteur essentiel », constate Isabelle. C’est un tuilage fait de la multiplication des apports logistiques et financiers, doublés d’un accueil bienveillant, qui garantira à l’artiste de pouvoir travailler sans filet. Créer ce même climat de confiance avec les partenaires qui prendront le relais est histoire de temps et d’expérience. Un rapide coup d’œil dans le rétro d’Isabelle Renaud s’impose pour saisir l’esprit de ce cheminement qui prend corps en Bretagne, au début des années 90.

     Une première étape de sept ans la conduit au service du développement des politiques publiques en matière de projets artistiques et culturels dans les Côtes d’Armor, pour le compte de l’Office Départemental du Développement Culturel. Elle y découvre les réalités des communes, des institutions, des associations et celles des artistes. À la fin des années 90, elle rejoint Digor Dor, troupe dirigée par Jean Beaucé et François Le Gallou. « Je suis devenue administratrice de cette compagnie associée à L’Aire Libre, à Saint-Jacques-de-la-Lande, au plus près de la création et de l’artistique ». Les protagonistes de la compagnie se séparent, elle poursuit l’aventure avec d’autres artistes rennais, puis rencontre Le Vent des Forges, une potière et une metteuse en scène désireuses de mettre en forme un projet scénique novateur d’argile manipulée : « Je les ai accompagnées dans la structuration de la compagnie et le lancement du premier spectacle. Une forte rencontre humaine autant qu’artistique ». En 2005, avec René Lafite, directeur de Théâtre’s en Bretagne à la retraite, elle crée A Production à Rennes : « Le cœur de notre métier était d’accompagner des artistes, avec une mission de conseil et d’étude auprès des communes sur la place de l’artiste dans la cité ». Isabelle peut désormais mettre à profit un autre atout, une formation de somatothérapeute entreprise au début des années 2000.

     « C’est une écoute et une présence à l’autre que je mets en œuvre auprès de l’artiste afin de l’aider à avancer dans la verbalisation et la clarification de son projet, à savoir de quel ordre sont ses besoins artistiques, structurels, de visibilité… Si chaque chemin d’artiste est singulier, néanmoins certains rendez-vous sont incontournables, à des moments parfois différents pour chacun. » Créer une compagnie et devenir chef d’entreprise, rechercher des financements, monter un spectacle… « Il faut savoir identifier le moment et l’endroit où notre accompagnement sera le plus pertinent ». En 2008, Bernard Queruau, directeur de La Paillette, fait appel à ses compétences et lui propose de rejoindre son équipe : « Il me demandait d’accompagner les artistes dans la voie de leur professionnalisation, dans le cadre de la programmation et de la coordination de l’activité du théâtre ». Dans cette structure, elle poursuit l’accompagnement des artistes émergents, aux côtés de la directrice nommée en 2014, Christelle Mazel. Pour la saison en cours, une proposition : Trois jours avec Sandrine Roche. Une déclinaison de quatre temps artistiques avec cette auteure, comédienne et metteuse en scène polymorphe que l’équipe de La Paillette accompagne depuis 2013

     Pour Isabelle Renaud, un compagnonnage est l’histoire d’une rencontre, artistique et humaine. À l’occasion d’une présentation de la performance solo Neuf petites filles, Isabelle découvre « une comédienne et une langue ».Les deux femmes apprennent à se connaître et s’apprivoisent. Sandrine Roche souhaite poursuivre l’exploration de Carne, un duo performatif contemporain, « une partition pour voix, cordes et samples », joué en 2012 au Théâtre du Cercle après une résidence de création sonore et lumière. Un parti pris artistique auquel Isabelle n’adhère pas totalement en termes de sensibilité, mais qui l’interpelle par la puissance de l’écriture et de la présence scénique. Et c’est bien là, l’intelligence d’un accompagnement bien compris : savoir se mettre en distance pour saisir le potentiel d’un artiste, au-delà du simple « j’aime, j’aime pas ». Avec l’écoute des programmateurs de la région et le soutien actif du TNB et des décideurs, l’équipe de La Paillette lui offre une fenêtre de visibilité à l’occasion du festival Mettre en scène 2013, avec deux semaines de résidence de reprise et création de la deuxième partie du texte

Créer les conditions de la production de l’œuvre

     Dans le même temps, Sandrine Roche nourrit un projet d’écriture nommé Des cow-boys, désireuse de croquer une palette de tempéraments dans le rapport à l’autre et notre société contemporaine, à travers les codes du western. Une étape de recherche d’écriture s’inscrit à la Paillette, en atelier avec des élèves de 3e du collège Rosa Parks, dans le quartier de Villejean. En janvier 2016, une résidence de quinze jours à La Paillette permet à Sandrine Roche de présenter un nouvel état de son projet. Seule la multiplication des temps d’accueil permet de bâtir une production que le public découvrira dans les salles, en diffusion. C’est un long processus de maturation qui peut s’échelonner sur deux, voire trois ans. Dans une période où les décisions budgétaires municipales restreignent ces possibilités d’accueil et de fabrique du spectacle vivant, au profit d’un simple achat de spectacle, quel avenir pour ces nécessaires espaces de frottement et de prise de risque ?

Donner sens à la rencontre avec le public

     « Il y a le temps de travail nécessaire entre les artistes que nous devons accompagner et soutenir, mais aussi la rencontre avec le public, une étape nécessaire pour poursuivre un travail. Et encore une fois, nous avons un rôle de médiateur », souligne Isabelle Renaud. « Par exemple, pour l’organisation de temps de répétition ouverts au public, il faut sentir à quel moment cela a du sens pour nourrir le projet de l’artiste et l’enrichir, tout en donnant au public l’opportunité de rencontrer le processus artistique en action, en devenant partenaire de ce qui se joue. Les artistes sont là pour nous accompagner à faire un pas de côté, recevoir notre humanité… », poursuit-elle. La complexité est bien de créer cette visibilité avec un artiste peu connu, aux propositions parfois déroutantes. « Il est important de créer un lien de confiance avec le public et lui transmettre l’envie d’être curieux. La réussite pour nous se situe dans le potentiel artistique pressenti dès la première représentation. Et c’est là que nous devons établir avec l’artiste et l’équipe une véritable confiance pour pouvoir mettre à plat, toujours avec bienveillance, les enjeux de la proposition artistique, étape par étape. » Isabelle Renaud se réjouit d’avoir ainsi contribué à la découverte de Guillaume Doucet, Léonor Canales, Frédérique Mingant, Antonin Lebrun, Marine Bachelot et bien d’autres… Une fidélité qui s’installe au fil des années.