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Dossier
#40
L’atelier d’Aran, un lieu « à la frange » au cœur
de la ville
RÉSUMÉ > C’est une adresse qui se transmet de bouche-à-oreille, non loin de la Vilaine. On y croise des tas de gens, des artistes, des spectacles, des images et des musiques. L’atelier d’Aran échappe aux catégories habituelles, mais crée de la rencontre et de la complémentarité. Plongée dans une arrière-cour pleine de ressources. Humaines.

     Passez le porche, sombre, presque à tâtons. Vous ouvrez la lourde porte, la lumière apparaît vive même s’il pleut. La cour est serrée, les deux portails sont face à vous dont celui, avec une enseigne assez peu professionnelle, marquée l’Atelier d’Aran.

     Vous êtes dans le cœur du corps de la ville. Les industries ne scandent plus les rives proches de la Vilaine mais ce quartier jadis industrieux, à l’ombre désormais des maisons sur les toits et du paysage de Chemetoff vibre encore entre les bâtiments, au fond des courées. Entrons dans un atelier singulier.

     S’y élèvent des voix, s’y fabriquent des images, s’y retrouvent des publics. Hétérogènes, on le verra, plutôt trentenaires quand même, bien que certains dépassent la moyenne, et largement.

     Les publics de l’Atelier d’Aran varient avec la fabrication au banc d’essai et les produits à présenter. Aran est une aventure créative, artistique, esthétique. Ce qui a lieu ici est à la marge de tout, « à la frange », préfère dire l’un de ses fondateurs, le témoin historique, Antoine Tracou. À la frange, en plein cœur de la ville, le recoin est baroque, tient d’un bric à broc, berlinois, vaguement destroy, carrément marrant, « un parfum de fond de cour », dit Antoine. Davantage que « le charme du lieu », c’est le processus démocratique qui en est la raison première. « De démocratie directe », dit l’hôte, rien que ça.

     Antoine Tracou est documentariste, réalisateur, il fabrique de l’image depuis longtemps. Son déménagement Paris – Rennes date de 2008, année où il se pose avec Ariel Nathan, décédé en 2012. Ce à quoi les deux compagnons réalisateurs tiennent, c’est à mettre en acte le chaînon qui manque. L’espace entre les télés acheteuses, la commande, les boîtes de production et les auteurs. Ces derniers travaillent en solo, l’atelier d’Aran (Ar comme Ariel et An comme Antoine) viendrait répondre associativement à ce manque, à trois niveaux : la diffusion, la production et la formation. Sous un format nouveau. Et sous ce nom d’Aran qui réfère directement au docu culte, L’homme d’Aran, de Flaherty, sorte de prémices à la collection Terre Humaine de Jean Malaurie chez Plon, aux travaux fondateurs de Tillion ou de Levi-Strauss.

     L’Atelier est un interstice dans la ville, mais c’est d’abord une expérience partagée, insiste Antoine Tracou. Ils sont quatre qui cohabitent en continu dans ces coursives tordues, sur cette mezzanine foutraque, dans ces bureaux alvéolaires. S’il y a des temps suspendus, il y a ici un lieu suspendu. Une enclave bizarroïde où les uns échafaudent, les autres montent, coupent, visionnent les rushes sur écran. Au-delà de cette fabrique, de cette production qui pourrait « avoir lieu n’importe où », le collectif répond à un autre appel.

     « Ni une MJC, ni un bar, ni une salle estampillée », l’Atelier se donne à voir par la négative, alors que sa positivité crève les yeux. Il se passe ici ce qu’il ne se passe pas ailleurs, mais quoi ? Demandez aux artistes qui souhaitent éprouver pour la première fois un public, mettre à l’épreuve leur nouveau son, leurs inventions, leurs imaginations. Les soirées se succèdent à Aran mais vous n’en saurez rien tant que vous ne serez pas cooptés.

     « La démocratie directe » est subtile car d’abord discrète. Aran est un lieu privé, un espace privé, associatif donc, et vous ne verrez ni affiche, ni flyer en ville annon- çant telle ou telle soirée. Vous serez averti par le bouche- à-oreille, vous entendrez parler, vous sentirez l’odeur de soupe ou les fumets de chili, et là, si la jauge le permet, vous passerez les portes et, après le sombre porche, le risque est d’être toujours surpris.

     Car une démocratie s’invente ici, avec un collectif sans chef, une décision avouée subjective mais comme elle est discutée, elle devient partagée : « un incubateur de démocratie directe » dixit Antoine, rien de moins que de l’expérimental en actes, tant dans les projets présentés que dans la structure qui les présente. C’est une asso sans CA, mais si l’on vous dit le 10 et le 30, vous avez les dates où les actifs d’Aran se réunissent, discutent, reçoivent les auteurs et, subsidiairement, vous avez l’adresse, ce qui est délicat, car l’article doit garantir une certaine cohérence politique ! Ce qui compte avant tout, c’est peut-être moins le résultat, ce spectacle nouveau, cette soirée créative, ou cette journée artistique incroyable, un peu nouvelle dans la forme, déjantée ou pas, ce qui compte c’est ce qui conduit à cela : le processus. À la manière dont Patrick Bouchain a voulu mettre en forme le processus d’Université foraine – dont il est par ailleurs question dans ce dossier et qui est devenu l’Hôtel à projets (lire pages 9 à 19), l’objectif clairement exprimé par les atelié- ristes d’Aran, c’est le levier sociétal, l’effort discret et très minuscule de faire bouger rien de moins que le monde. L’effort se veut microscopique, la posture est discrète, l’ambition secrète tient de la mégalomaniaque envie que tout soit bousculé et que tout se transforme. Si vous êtes donc cooptés – ici, c’est le mot en usage, vous voilà prévenu –, et que vous vous asseyez, que verrez-vous ?

     Rien de plus normal ni sérieux que ce public attentif face à un projet artistique en train de se laisser découvrir. Dans rien de plus concret que cet entrepôt des possibles. Les créateurs trouvent à l’Atelier d’Aran une lumière qui s’éteint à temps, un noir parfait et donc les conditions de leur performance.

     Antoine Tracou parle ici de « tiers-secteur ». Le tiers lieu n’est pas loin. Le tiers-secteur serait ce mélange politique, éthique et social. L’idée est de ne rien demander à quiconque, pas de subvention vers l’Atelier d’Aran, uniquement de l’autofinancement et de créer, sans avoir l’air, une connivence, des rapprochements, de l’économie sociale et solidaire en train de se faire.

     Les produits de la soupe sont de circuit le plus court possible, les « mamies punks » qui la mitonnent sont thorépholéennes mais ça, on avait quasiment promis de ne pas le dire, donc cela reste entre nous. Sauf que la soupe est bonne et le tajine préparé par une experte de Maurepas laisse toujours l’envie d’en reprendre. De l’art consommé du consommé et surtout de loger la cuisine dans le partage et secondairement dans un choix culturel.

     Le public vient donc sans communiqué de presse, uniquement par les réseaux de réseaux, les proches de proches, et les cercles se sont au fil de l’eau élargis comme les propositions artistiques.

     Antoine Tracou apprécie que Rennes soit « pas mal doté » d’un point de vue culturel. À chaque niveau de l’édifice se sont inscrites des complémentarités efficaces. De l’institution lourde, aux structures intermédiaires et aux alternatives, les cases sont parfaitement remplies sauf que pour « l’hybride et l’inattendu », ce qu’un programme annuel ne peut pas anticiper, le souple, le volatile, le spontané, la case restait vacante, l’est encore, car impossible à remplir à ceci près qu’Aran le tente.

    Ce n’est pas une invective, encore moins une accusation vers quiconque, c’est un constat d’offre et Antoine dit que l’Atelier se positionne exactement là. Son souci : que cela perdure au-delà des fondateurs, ce qui semble en bonne voie.

     Au programme de l’Atelier d’Aran, ces derniers temps, un défilé de mode et une violoncelliste presque octogénaire dont les solistes sont déjà des virtuoses internationaux. Ce soir où nous y passons, soupe, vin chaud, galette saucisse et un ciné concert. Quid ? Deux musiciens précis et complets dialoguent avec une image décomposée, recomposée de la Coupe de France Lyon-Rennes, pardon Rennes-Lyon 1971, c’est le collectif Olaff et ses chiens, Olaff est à l’ordi, les chiens sont musiciens, ou l’inverse ! Soirée typique, peut-être pas, rien ici ne rentre dans la catégorie, sauf la surprise.

     Ce mélange des genres signe une autre frange, de mixages, d’interdisciplinaire, de frottements artistiques, la machine à coudre sur la tête, bref si le programme est souple c’est que la souplesse est au programme. Résumons : un lieu enfoui dans le lacis des cours et plutôt qu’y transitent des wagonnets depuis la Vilaine, ce sont des images, des films courts ou plus longs en train de se faire, des acteurs qui se rôdent. Pour ce faire, sur les anciens rails sont dressés des tringles à cintre et des porte-projos.

     Continuons le résumé : le coopté vient manger sa soupe, rencontre les artistes, vibre avant, pendant et après le spectacle. L’enclave est dans la ville, a des horaires d’ouverture larges. ESS oblige, les offres culturelles n’appartiennent pas au secteur marchand, les artistes sont au chapeau ou la recette leur est reversée intégralement. Pas non plus pour ces derniers de dossier en six exemplaires, pas de surcharge inutile ni de graisse à discours, ni de traçage ni d’évaluation des projets, puisque la rencontre prévaut, l’impro est possible et le lendemain presque aussi surprenant que la veille. Antoine parle donc de « lieu ressource pour que s’y ressourcent des artistes solos et que s’y ressourcent des publics, les amis des amis, convivialement. « Le collectif, dit Antoine Tracou, compte plus que le lieu », voilà pourquoi nous ne le domicilierons pas plus.

    Et les voisins ? Car dans une ville et en sa trame, le voisinage est là, l’urbain quoi ! Certains sont descendus voir. Ils ont vu et vécu des moments, partagé des soupes. Notons qu’il y a un voisin grincheux, la ville est ainsi qui fournit son spectre allant jusqu’au grincheux. Le secret du lieu discret, vous l’aurez saisi, c’est que la démocratie directe comprend la responsabilité. L’autolimitation des invitations, la programmation de spectacles seulement acoustiques, des visionnages privés. Si on traîne dans la rue plus tard que tard, on est invité à y aller mollo, les adhérents se connaissent puisqu’ils adhèrent aussi à un projet. Politique, sociétal, convivial, créatif, artistique, social et solidaire.