du comptoir
C’est un débat sans fin, qui revient régulièrement dans les discussions locales : Rennes, sa nuit, ses bars et l’alcool. Partisans ou détracteurs, chacun possède des arguments bien rodés et des points de vue rarement conciliables. Mais qu’en est-il de ceux qui y travaillent ? À quoi ressemble cette nuit festive, vue du comptoir ?
Patron du Petit Bar, place Sainte-Anne, Théodore officie derrière un comptoir depuis près de huit ans. Ancien du Petit Vélo, bar de nuit de la place Saint-Michel, et du Carnaby situé dans la « rue de la soif » voisine, il est un bon connaisseur de ce petit univers qui s’étire de la rue de Saint-Malo à la rue du Chapître. Dans ce secteur, « chaque bar est différent : rien qu’en 50 mètres, les ambiances se succèdent. Les gens circulent par réseaux de bars », décrit-il. Ouvert jusqu’à une heure du matin, son bistrot accueille une clientèle mélangée.
« Le soir, on a autant de femmes que d’hommes, de vingt à cinquante ans, plutôt des buveurs de bière. Mon bar, c’est un endroit où l’on se retrouve, avec des grandes tablées. Des gens qui viennent pour l’apéro, et ça se prolonge dans la nuit », explique le barman. De fait, l’endroit est convivial. On discute au comptoir, la vaste terrasse est souvent bondée. Dans ce lieu, à la fois privé et public, ouvert sur la rue, le rôle du tenancier va au-delà du service des boissons. « Un bar, c’est un commerce mais c’est aussi un lieu de vie, un lieu festif, de rencontres. Il a ses règles de savoir-vivre qu’il faut respecter. Notre boulot, c’est de gérer cette atmosphère générale », estime Théodore. « Ici, il m’arrive d’avoir des gars un peu cinglés qui peuvent être agressifs. Mais j’ai beaucoup moins ce travail de police que lorsque je travaillais rue Saint-Michel. J’étais toujours en train de tempérer la violence et les excès », se rappelle-t-il. Lorsqu’on lui demande comment la vie nocturne a évolué ces dernières années, il réfléchit. « Les gens traînent moins dans la rue après une heure. Quand j’ai commencé à travailler, la vie dans la rue était plus intense, on pouvait rencontrer du monde, discuter. Aujourd’hui, quand je termine le boulot, il y a encore des gens qui passent mais je croise surtout des zonards et des dealers. C’est comme si on avait enlevé le côté convivial, pour ne garder que le côté glauque ». En cause, selon lui, les multiples réglementations contre les bars de nuit et la vente d’alcool, notamment lors du passage musclé de Bernadette Malgorn à la préfecture de région de 2002 à 2006. La nouveauté ? « Les soirées cartable », ces rassemblements de collégiens et lycéens la veille des vacances scolaires. « C’est vraiment spécifique. Une classe d’âge qui reste entre elle sur une place. Ça n’a rien à voir avec les bars ».
Figure bien connue du petit monde bistrotier rennais, Zoubak, responsable de bar au Bar’Hic, place des Lices, est intarissable sur cette nuit rennaise. Barman depuis 10 ans, il a démarré sa carrière au Carnaby, rue SaintMichel. « Une rue vivante, populaire », décrit-il. « On parle souvent du « problème étudiant », mais il y a aussi énormément de travailleurs, de marginaux, d’habitués et de touristes qui la fréquentent. Il faut apprendre à recevoir chaque client au cas par cas ». Sa mauvaise image ? « Ceux qui la dénigrent pour ses jeudis soir sont aussi ceux qui l’apprécient le samedi midi après le marché. Et ceux qui la fréquentent le jeudi soir ne sont pas là le lundi midi. On entend beaucoup de choses sur cette rue, mais rarement ceux qui y travaillent au quotidien », note-t-il. « C’est difficile pour les bars d’y proposer autre chose que de la boisson : le café-concert Le 1929 a été préempté par la mairie en 2009, puis le Sympatic a fermé. S’il n’y a plus de lieux pour accueillir de la création musicale, il ne reste que la débauche ». La question des concerts n’est pas nouvelle, et elle fait l’objet de discussions entre la mairie et le collectif Culture Bar-Bars notamment, dont le Bar’Hic fait partie.
Le café-concert est, depuis 5 ans, l’un des bars de nuit les plus prisés de la ville. La foule qui s’y presse ne fait pas que des heureux : si le bar a réalisé de lourds travaux d’insonorisation, il reçoit des plaintes de riverains excédés par le bruit dans la rue. Un sujet épineux. Zoubak pointe la loi Evin, dont il est un fervent contempteur. « En faisant sortir les fumeurs dehors, les problèmes sont dans la rue, loin du comptoir et du barman. Pour nous, la rue est le domaine de la police. Mais pour la police, le problème de l’alcool dans la rue vient des bistrots. Ça se mord la queue ! », s’agace-t-il. Sans compter le dialogue de sourds entre policiers, patrons de bars et fêtards, qui parlent rarement le même langage… Le barman évoque aussi la mauvaise foi de certains voisins, ayant pourtant emménagé sur la place en connaissance de cause. Mais le principal problème, selon lui, reste le manque de bars de nuit et de lieux ouverts après trois heures. Officiellement, la ville compte une vingtaine de bars de nuit. Mais ce chiffre englobe les bars à hôtesses, au registre bien différent. « Il n’y a pas assez de propositions nocturnes, que ce soit des bars, des boîtes ou des lieux alternatifs. On se retrouve avec une population alcoolisée qui n’a pas du tout envie de rentrer chez elle et qui se concentre devant les bars de nuit qui ne peuvent pas accueillir tout le monde. Il faudrait peut-être encourager des plages d’ouverture plus vastes afin qu’il y ait toujours des lieux d’accueil disponibles », plaide-t-il. Et le barman insiste : les noctambules ne se réduisent pas aux étudiants. « On a beaucoup de jeunes travailleurs dans notre clientèle. D’ailleurs, si une chose a changé pour nous ces dernières années, c’est que nous avons plus de fréquentation l’été, quand les étudiants sont partis, que l’hiver. Les gens partent moins en vacances, on a aussi des touristes. »
Au Bistro de la Cité, Philippe, son patron, observe la nuit rennaise avec plus de distance. Et pour cause : 40 ans dans le métier, fondateur du bar de nuit Le Chatham avant un passage par les Transmusicales et la restauration. Niché au creux de la rue Saint-Louis, en retrait de l’effervescence de la place Sainte-Anne, ce troquet à forte identité est un repaire d’habitués. « On a des artistes, des avocats, des chômeurs… On veut rester un bistrot point de rendez-vous. On est un peu des dinosaures », sourit le patron. La loi Evin, le phénomène des terrasses chauffées qui colonisent les trottoirs l’hiver ? « Cette loi n’a pas tué les bars. C’est plus compliqué, c’est sûr, mais les gens font gaffe. Moi je suis content, j’ai moins de lessives à faire ! Concernant les terrasses, les 16-23 ans s’y donnent rencard et ne communiquent pas du tout avec le reste du bar. Mais je vois des jeunes de 23-24 ans venir dans notre bistrot », constate-t-il. À propos des bars de nuit, il ne partage pas l’inquiétude de certains de ses confrères. « À l’époque du Chatham, il y en avait beaucoup moins. On avait 150 personnes qui attendaient dehors le soir », se rappelle-t-il, évoquant les années 1980. Et l’insécurité ? « Il y en a toujours eu. Dans le temps, il y avait déjà des bandes et des bagarres. » Loin d’être blasé, le patron du Bistro de la Cité est plutôt un optimiste. « J’ai l’impression de retrouver ce que je vivais dans les années 1980. À cette époque, il y avait des bistrots dans la ZUP. Tout a fermé pour être ramené vers le centre-ville. Aujourd’hui, ça se décentralise un peu ». Il cite l’ouverture, l’an dernier, du Marquis de Sade, un café-concert au sud du Thabor, rue de Paris. « Quand on voit le nombre d’associations qui se montent, au niveau musical on n’a vraiment pas à se plaindre. Faire des concerts dans les bars, oui c’est compliqué. On s’arrange avec les assos. Mais si personne ne nous embêtait avec ça, ce serait formidable ! »