<
>
Dossier
#37
Le rêve éveillé d’un dormeur contrarié
RÉSUMÉ > Résident du centre-ville, notre collaborateur Gauthier Aubert sait ce que signifie faire la fête à Rennes. Avec humour, mais non sans justesse, il pointe les contraintes inhérentes au tapage nocturne ordinaire. Et plaide pour une meilleure prise en compte des attentes de chacun. Y compris de ceux qui aimeraient pouvoir dormir après 23 heures !

     Dernier comité de rédaction avant l'été pour Place Publique… Le rédacteur en chef déroule, serein malgré la canicule, le sommaire du numéro sur les Temps de la Ville. J’écoute sagement, ce n’est pas trop ma partie, mais tout d’un coup, le ciel me tombe sur la tête : j’apprends qu’une (nouvelle) Charte de la vie nocturne est en cours d’élaboration. Le choc. Ce n’est pas parce que je suis un vétéran de ce vieux jeu rennais pour étudiants que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, jadis surnommé « les 24 heures du Picca », que je bondis intérieurement, mais parce que je pressens là un événement copernicien dans l’histoire de « cette ville si facile à aimer », comme l’avait décrite mon maître Alain Croix. Et l’histoire, ça, ça me connaît. Quoi ? Une (nouvelle) Charte de la vie nocturne ? Déjà j’imagine à l’entrée de la rue Saint-Michel des cohortes d’Aminight (les cousins des Amistar) en combi fluo arpentant les rues dès 2 heures du matin pour distribuer aux fêtards cette précieuse Charte qui figurera, j’en suis sûr, en bonne place sur le WikiRennes, qui fera la une du Rennais, qui sera lue debout par la Maire entourée de tous les corps constitués le jour de l’accueil des nouveaux Rennais qui feront ensuite serment de la suivre ou de mourir, qui donnera lieu à des gloses citoyennes dans les écoles, les collèges, les lycées, qui sera projetée sur la façade du Parlement l’été et sur celle de la Mairie l’hiver, qui sera au cœur d’un colloque de sociologie comportementale à Rennes 2 et des prochaines Rencontres d’histoire aux Champs Libres, qui sera au programme des débats enflammés de la Manufacture citoyenne du vivre ensemble dans la bretillité urbaine, où on fera venir pour éclairer les vrais gens jusque-là calfeutrés derrière leurs boules Quies, à une heure où je bosserai à la fac, une star de la novpensée qui décryptera la Charte devant un public choisi et (donc) béat devant tant d’audace « hermeneuristique », comme on le lira en gros le lendemain sur maville.fr.  

     Bref, je rêve… Et je vois d’un coup le Rennes de demain, métamorphosé par cette (nouvelle) Charte de la vie nocturne. Fini le djembé à 3 heures du matin sur les places minérales du centre ? Finis les rires de chasse d’eau des teenagers jouant à des Fort Boyard coquins dans les fontaines remplies de mousse ? Finies les chansons paillardes gueulées par des voix forcées et trop tôt brisées par l’alcool, le tabac et plus si affinités ? Finis les hurlements au jardin de la C**** jusqu’au bout de la nuit ? Finies les fiestas « à tout péter » dans les beaux bureaux moquettés de la V**** ? Finie la balayeuse municipale à l’aube dont le travail méticuleux donnera l’illusion, à l’heure où les administrations ouvrent, que tout va bien parce que tout est propre ? Finis les balayeurs municipaux avec leur machine à souffler qui déchirent le fragile silence de l’aurore pour donner l’illusion, à l’heure où les magasins ouvrent, que tout va bien parce que tout est propre ? Finie la gerbe sur la portière de ma voiture (mais quelle drôle d’idée d’avoir encore une voiture) ? Fini mon rétroviseur plié au petit matin (mais quelle drôle d’idée d’avoir encore une voiture) ? Finis les pneus de mon vélo crevés le vendredi matin par les tessons légués de la nuit passée (mais quelle idée aussi de prendre son vélo alors qu’on a un si beau métro) ? Finies les cavalcades juvéniles dans les cages d’escalier à 2 heures du matin qu’on finit par bénir car elles signent le moment où la fête estudiantine migre de la piaule du 5e vers un ailleurs qu’on souhaite le plus loin possible ? Finies les odeurs de pisse dans les arrière-cours et les recoins obscurs de la ville qui cessent de l’être quand le jour paraît et qu’on enjambe la flaque saumâtre avec sa poussette ? Finie la fête de la bière musique la veille du bac car c’est un 21 juin et que changer la date serait un crime de lèse-Languisme primaire (alors que le défilé du 14 juillet le 13, c’est un hommage à Charles Hernu) ? Finie la scène électro-pop de la fête de la bière musique avec ses basses qui font l’effet du passage d’un supersonique en rase-mottes ? Finis les troquets qui dégorgent sur les trottoirs leur clientèle quand ils n’y organisent pas le pot de fin d’année d’une joyeuse bande de collègues « qui-se-lâchent-enfin-de-la-pression-du-boulot » ? Finie la scélérate loi antitabac qui jette dans les rues (et donc sous les fenêtres des indigènes) tous les bruyants candidats au cancer du poumon ? Finis les jeudis soir de folie, les vendredis soir de malade, les samedis soir de oufs, les mercredis soir et même maintenant les mardis soir pas mal non plus (le lundi et le dimanche, c’est – un peu – relâche, ayons quand même l’honnêteté de le reconnaître) ? Finies les nuits saccadées, coupées, hachées et, non sans lien, les petits endormissements diurnes en réunion sur le coup de 15 heures ou les baisses d’attention quand l’exposé de l’étudiant manque un peu de rythme (on va dire ça comme ça pour ne pas avoir d’ennuis avec la clientèle) ?  

     Je sais, je sais, on va dire que je suis vieux, con (c’est pareil), réactionnaire, poujadiste, le genre sous-Muray de province, voyez-vous, biberonné au finkelkrautisme, que je suis riche aussi sans doute puisque, c’est bien connu, il n’y a que des (sales) nantis qui habitent par-là, et que je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même car je savais bien en m’installant sur ce bout de terre que non seulement je serai, le jour, dans un centre commercial à ciel ouvert mais aussi, la nuit, sur le plus beau plateau festif de l’espace Schengen. Et qui suis-je pour me plaindre ? Le soir de la fête de la bière musique, des gens font des kilomètres pour s’enivrer de ces douces mélopées harmonieuses qui s’envolent à coup de guitares électriques dans le ciel d’été et qui ne semblent pouvoir être savourées qu’avec plus de 4 grammes dans le sang, quand moi je peux les écouter peinard dans mon lit en faisant mes mails en retard jusqu’à l’aube ? Une collègue, merci à elle, cherche à me rassurer : « Tu sais, c’est partout pareil, c’est une évolution sociologique »… Et ça me console, moi, de savoir qu’il existe des Toulousains ou des Munichois qui ont aussi des envies de meurtres certaines nuits ? Non, ce qui me console, je vais vous le dire : c’est de savoir qu’il va y avoir, dans ma ville, une (nouvelle) Charte de la vie nocturne. Non pas parce que j’ai l’ombre d’un début d’illusion quant à son efficacité réelle, le mal est trop profond, culturel, civilisationnel même tant qu’on y est à employer les grands mots à défaut d’envisager les grands moyens. Mais parce que cette Charte, si elle voit le jour et si elle est honnête intellectuellement, sonnera comme une reconnaissance symbolique de la légitimité des râleries des victimes directes et indirectes du son et de la fête, comme l’aveu de la justesse des propos de tous les contempteurs des ravages de la noctambulie faussement joyeuse, et qu’elle marquera la réduction à néant des pauvres discours sur la nécessaire festivisation de l’espace public – « parce que, avant, vous comprenez, la ville était tellement triste » – assénée depuis des années par des communicants de tout poil chargés de vendre aux investisseurs et aux électeurs une ville de papier glacée qui est au fond quand même parfois un peu glaçante pour ceux à qui il arrive, la nuit, de garder les yeux ouverts.