Les chercheurs rennais aimeraient chercher. Quoi de plus normal ? Et quoi de plus nécessaire ? Après tout, ils sont payés pour cela (d’ailleurs assez mal). Et pourtant, depuis des années, les restructurations de laboratoires, plans pluriannuels, recherches de crédits avec des dossiers lourds et des résultats de plus en plus aléatoires… ont multiplié les commissions, réunions, dossiers urgents… comme si nos tutelles nationales et locales pensaient qu’en modifiant continuellement notre cadre de travail, on faciliterait celui-ci. Après des années de cette agitation administrative ne débouchant parfois que sur de fumeuses stratégies, un résultat est-il là ? A-t-on gagné en visibilité internationale ? Les laboratoires ont-ils obtenu plus de crédits ? A-t-on réussi en douceur toutes les nécessaires restructurations ? Les grandes manoeuvres ayant accouché de l’UEB (Université européenne de Bretagne) n’ont-elles pas capoté devant une absence généralisée de volonté collective (notamment de la part des responsables universitaires craignant de perdre un peu de leurs prérogatives) pour lui donner les missions essentielles (par exemple pour la recherche et les écoles doctorales) ? Cette fébrile agitation n’a-t-elle pas été plus pilotée par des administrateurs – parfois anciens chercheurs – que par les intéressés eux-mêmes, ce qui serait une des causes des actuelles difficultés ? Les nombreuses grues dans les chantiers de nos campus témoignent-elles d’une réelle vitalité ?
Hélas, nul ne peut nier certaines faiblesses du potentiel de recherche rennais, d’ailleurs bien analysées dans le projet de ComUE-UBL – Communauté d’universités et établissements de Bretagne et Pays de la Loire sous l’appellation Université Bretagne-Loire. N’a-t-on pas commis l’erreur de croire que des restructurations pouvaient se faire « par décrets » plutôt que de résulter de l’évolution des pratiques de terrain ? Bottom up ou top down, diraient nos collègues anglo-saxons ? On entend souvent dire que l’on est « au milieu du gué » ; il serait urgent d’en sortir.
La belle ambition de Rennes « Vivre en intelligence » se traduit-elle dans les faits ? Si l’on en juge tant par le potentiel existant d’ESR (Enseignement supérieur et recherche) que par les ambitions métropolitaines pour le futur avec son SDU (schéma de développement universitaire), nul ne peut nier que l’excellence de sa recherche est une ambition partagée à Rennes, métropole French Tech depuis peu.
Ses deux actuelles universités, sa quinzaine d’écoles d’ingénieurs et de business, ses instituts publics de recherche totalisent près de quinze mille emplois, hors emplois induits. Sa technopole, Rennes-Atalante, bientôt vingt mille emplois, est en croissance continue depuis trente ans malgré les crises. Ses quatre campus, Centre, Est-Beaulieu, Ouest-Villejean, Sud-Ker Lann ont des SDAC (schémas de développement et d’aménagement des campus) ambitieux compte tenu des contraintes budgétaires. Son Espace des sciences, trente ans lui aussi, est un modèle national. Nul ne peut nier le besoin de formations scientifiques liées à la recherche : une enquête du pôle Emploi en 2014 estimait que plus de la moitié des offres d’emploi en ingénierie et recherche n’avaient pas reçu assez de candidatures pour un recrutement optimal.
Et pourtant ne ressent-on pas une sorte de malaise chez beaucoup de chercheurs, un sentiment de ne pas avoir su (ou voulu) saisir les opportunités, de risquer de rester sur la touche dans les grandes manoeuvres de l’ERA (European Research Area)… ? N’y aurait-il pas, à l’instar de la population de la Bretagne dans la première moitié du siècle dernier, une sorte « d’identité négative » du chercheur rennais n’osant plus oser et sous-estimant ses chances alors que certains de ses voisins surestiment volontiers les leurs ? On entend par exemple souvent dire que la Bretagne est plus faible en recherche que sa voisine ligérienne ; si elles sont au même niveau, d’après le rapport Strater de 2014, en nombre de Labex (laboratoires d’excellence labellisés) et Equipex (Équipements d’excellence labellisés), la Bretagne a, par exemple, 60 % de plus de chercheurs productifs (classés AA +) et près de 70 % de plus de membres de l’Institut Universitaire de France que sa voisine avec laquelle elle négocie la création de l’UBL.
Outre les contraintes budgétaires qui brident dangereusement le développement de nos laboratoires, ce sentiment négatif prend sans doute sa source dans trois questions : a-t-on atteint, ou est-on en voie d’atteindre, la « masse critique » nous permettant d’exister dans l’ERA ? A-t-on une attractivité internationale suffisante ? Les discours ne servent-ils pas à masquer une inquiétante réalité ?
La « masse critique » est avant tout un concept idéologique, une « pré-notion » aurait dit Durkheim, permettant de s’identifier aux plus gros que soi et de mépriser les plus petits. De plus, la pertinence des indicateurs permettant de la mesurer peut légitimement être critiquée : la fameuse classification de Shanghai et les débats qu’elle suscite en est un exemple (lire l’article de Guy Baudelle, page 20). Notre système d’évaluation de la recherche ne crée-t-il pas plus de traumatismes démobilisateurs que d’enthousiasme et d’ambition ? Il ne s’agit pas de casser le thermomètre pour ignorer sa fièvre mais seulement de remettre à leur juste place certaines estimations quantitatives initialement conçues par les plus gros pour se valoriser.
A-t-on une attractivité internationale suffisante ? Les étudiants-chercheurs étrangers représentent en moyenne autour de 10 % des postes alors que dans nombre de grandes universités américaines, ils dépassent souvent les 50 %. D’après l’étude Strater de mars 2014, la Bretagne ne serait qu’au 18e rang national pour le nombre d’enseignants-chercheurs de nationalités étrangères et Rennes aurait un taux d’endo-recrutement supérieur à la moyenne. Le nombre de participations rennaises aux programmes européens des 6e et 7e PCRD (Programme cadre de recherche-développement) est nettement inférieur à celles d’universités d’agglomérations européennes de taille comparable (même si elle est supérieure de près de 50 % aux participations nantaises). L’image de notre recherche à l’étranger n’est pourtant pas si mauvaise que cela, en témoigne la facilité qu’ont nos post-doctorants à trouver des postes à l’étranger.
Ne doit-on pas plutôt chercher la cause dans la langue ? Combien de nos enseignements, de nos rapports internes, de nos thèses, de la langue d’échange dans les laboratoires sont en anglais ? Un peu moins de 10 % du millier de formations proposées à Rennes ont au moins un module enseigné en anglais. Qu’on le regrette ou non, la langue de la science et des affaires est partout l’anglais ; il serait plus que temps d’en prendre conscience. La Cité Internationale en construction à Rennes témoigne d’une volonté d’accueil mais pour qu’un étranger vienne (seulement 20 % de chercheurs étrangers à Rennes et surtout des doctorants), il faut qu’il puisse s’exprimer sans passer par la case contraignante de l’apprentissage d’une langue qui n’est plus, on peut le déplorer, la langue de la science.
Nous avons évoqué, dans l’introduction à cet article, la réformite aiguë, mobilisatrice d’énergies au détriment du travail de recherche. Avec un sens aigu de la provocation, un ancien ministre des universités avait revendiqué de « dégraisser le mammouth » ; comment veiller à ce que les restructurations en cours ne rajoutent pas une surcouche adipeuse à notre mammouth universitaire breton ? Il ne s’agit pas de nier l’enjeu des destructurations- restructurations en cours mais seulement de craindre qu’elles ne visent que les contenants alors que c’est d’abord le contenu qui importe. Les discours ne manquent pas à Rennes… mais c’est leur réalisation que l’on attend.
Les tutelles de nos établissements se sont lancées dans deux grosses opérations de restructuration dont on peut considérer l’enjeu comme majeur… s’ils n’accouchent certains ont reproché à l’UEB (Université Européenne de Bretagne) peu efficace depuis sa création en 2007. Au niveau rennais, il s’agissait de la fusion de Rennes 1 et Rennes 2, bien sûr à resituer dans le projet de ComUE (Communauté d’Universités et Établissements) « Université de Bretagne-Loire ».
La fusion des deux universités rennaises devait être effective en janvier 2016, mais sans doute plus pour certains comme un mariage de raison que comme une passion fusionnelle, comme en témoignent les nombreux soubresauts (concernant notamment la recherche) lors des négociations. L’ambition de ses promoteurs, les présidents Gombert et Cathelineau, était d’en faire la troisième université française avec ses 42 000 étudiants et son demi-milliard d’euros de budget annuel. Les questions non résolues étaient pourtant nombreuses : quelles représentations des deux actuelles universités dans les futurs conseils ? Quelle association avec les écoles d’ingénieurs ? Quel essaimage sur le territoire breton ? Doit-on faire venir tous les étudiants sur Rennes, renforçant ainsi ce que certains reprochent à la métropolisation ? N’est-ce pas au contraire l’opportunité de renforcer des pôles universitaires secondaires avec des campus L (dans le découpage LMD), par exemple à Lannion, Saint-Brieuc et Saint-Malo, ne nécessitant pas la même proximité de la recherche ? La fusion des universités rennaises ne serait positive pour la Bretagne que si, outre une visibilité-attractivité accrue pour Rennes, elle savait se positionner comme moteur pour l’ensemble de la Région. Et puis, on se rend bien compte que cette fusion signerait, même si on ose rarement le dire, le constat d’échec de l’UEB ; quel bénéfice en tireraient l’UBO (Université de Bretagne Occidentale à Brest) et l’UBS (Université de Bretagne Sud à Lorient et Vannes) ? Mi-Janvier 2015, une crise interne à Rennes 2 a entraîné la démission du président Gombert et la nomination d’un administrateur provisoire. La fusion, initialement prévue pour janvier 2016, semble définitivement partie en fumée. Reste, on peut le souhaiter, le projet d’Université Bretagne-Loire (UBL).
Verra-t-elle le jour comme prévu en janvier 2016 malgré la crise rennaise ? C’est le président de l’Université de Nantes, Olivier Laboux, qui pilote le navire et, du fait des voies d’eau rennaises, Nantes se retrouve en position de force dans les négociations. De plus, Rennes devrait logiquement nous priver des chances d’obtenir un IDEX (projet d’initiative d’excellence). On peut cependant souhaiter la naissance de l’UBL à une condition, et elle est de taille, que cela conduise à une dynamique neuve et que les arbitrages nécessaires ne créent pas plus de troubles que de bénéfices. Saurat- on fusionner les conseils, éviter les doublons dans les formations, associer les laboratoires, autant d’opérations difficiles à négocier. Mais si on complique seulement le millefeuille des structures en multipliant conseils, commissions et autres « comités Théodule », autant mettre fin rapidement à ce stérile chamboulement. Il y a pourtant une justification « de terrain » à un tel projet. Les fusions entre Rennes et Nantes, Bretagne et Pays de la Loire ont devancé le projet d’UBL : Biogenouest, le Cancéropôle grand ouest, Agrocampus, le groupe HUGO (regroupant les CHU), la SATT, les PUR, les pôles de compétitivité, les IRT et nombre de laboratoires n’ont pas attendu l’UBL pour s’associer. On cite souvent en référence l’université du Wisconsin aux États-Unis : 13 universités et 13 campus de collèges, 180 000 étudiants… et cela marche. L’UBL réunirait l’UEB et l’UNAM (son équivalent en Pays de la Loire), soit une cinquantaine d’établissements, plus de 130 000 étudiants, 250 laboratoires… Une différence est pourtant essentielle : l’Université du Wisconsin a un budget de 6 milliards de dollars alors que le budget de l’UBL serait au moins trois fois inférieur. Même si le financement n’est pas tout, nul ne peut nier son importance. N’oublions pas non plus que l’université du Wisconsin, créée en 1971, ne s’est pas faite en un jour. À quand le « retour sur investissement » d’une création de l’UBL ?
Certains syndicats de chercheurs demandent un moratoire mais est-on en situation de pouvoir attendre ? Aurait-il fallu commencer par structurer la recherche en Bretagne avant d’envisager un partenariat avec nos voisins ligériens ? L’exemple rennais montre que cela ne serait pas nécessairement plus simple. Telle était plutôt la philosophie du SRDESR (Schéma régional de développement de l’enseignement supérieur et de la recherche) craignant de privilégier un axe métropolitain Rennes-Nantes au détriment de la Bretagne occidentale malgré les points marqués par Brest comme pôle des sciences de la mer.
On voit bien que l’avenir de la recherche rennaise se jouera dans l’adaptation des choix ambitieux (et donc risqués) aux pesanteurs et contraintes du petit monde de la recherche qui navigue entre élans généreux et égoïstes conflits d’intérêts. Ces choix ne sont pas indépendants des stratégies politiques et scientifiques qui s’imposent à notre territoire : dans quel espace régional positionner l’UBL ? Comment arbitrer les priorités entre domaines de recherche et accepter une spécialisation intelligente (la fameuse S3 de nos plans de développement : Strategies for Smart Specialization) qui obligerait à abandonner au profit d’autres certains domaines de recherche ?
Face aux espoirs jusque-là déçus d’une nouvelle décentralisation et à un découpage archaïque des régions de l’Ouest, comment et dans quelles frontières prendre en compte notre développement scientifique ? Le découpage régional voté par le Parlement fin 2014 doit-il être lu comme définitif ou, notamment dans l’Ouest, comme une solution d’attente dénotant plus une absence de courage politique réformateur qu’une vision territoriale historiquement et économiquement intelligente ? Une Bretagne à six départements, incluant donc les historiques Marches de Bretagne (le sud de la Loire-Atlantique et la Mayenne), n’aurait-elle pas plus de sens historique et de réalisme ? Ne traduirait-elle pas une réalité déjà vécue sur le terrain : la référence de Laval n’est-elle pas Rennes et les collaborations économiques, technologiques et scientifiques entre Rennes et Nantes n’en font-elles pas déjà un territoire cohérent ? De même, la forte image maritime de Brest a-t-elle empêché le Pôle Mer-Bretagne d’associer Saint-Nazaire et Nantes pour devenir le Pôle Mer Bretagne-Atlantique ? Une future Bretagne associant ses Marches historiques avec ses cinq millions d’habitants (à peu près autant que le Danemark) et son réseau de trois métropoles n’aurait-elle pas plus de réalité et aussi plus de poids dans le monde de la techno-science ? On doit cependant remarquer que le projet d’UBL ne se donne pas les mêmes frontières que cette Bretagne à six départements mais, par exemple, Le Mans est-il dans l’orbite de Nantes ou un satellite TGV de Paris ?
Le territoire thématique n’est guère plus facile à définir que le territoire géographique. Faut-il rêver d’une deuxième vie pour nos technologies-socles ou oser une « smart specialization » ? Un domaine scientifique met des années à se faire reconnaître mais son image perdure souvent au-delà de la réalité. Cette rémanence de l’image d’excellence perturbe les choix politiques à faire. Il est clair, par exemple, que les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) ont révolutionné la recherche, les entreprises et toute l’économie. Sans elles, la technopole Rennes-Atalante n’aurait jamais existé. Mais c’était à la fin du siècle dernier ! Quelles technosciences révolutionneront notre siècle ? Sans prendre beaucoup de risques, on peut parier sur le trio : nano-, bio-, éco-technologies. Saura-t-on leur faire à temps la place qui leur revient dans notre recherche ?
La recherche et l’innovation devenues les moteurs de l’économie sont un enjeu qui va bien au-delà du petit monde académique. Le développement de la recherche rennaise est donc un défi majeur pour la métropole. N’oublions pas que notre génération est la première dans l’Histoire du monde à devoir vivre avec la techno-science et que la majorité des « savants » ayant existé depuis les débuts de l’humanité sont aujourd’hui en activité. Un défi aussi pour la culture scientifique et technique face aux craintes sociétales vis-à-vis de plusieurs des nouvelles technologies, mais n’est-ce pas la vocation de la métropole rennaise de devenir tout entière un « espace des sciences » ?
On est au milieu du gué et, hélas, certains semblent y patauger sans réelle envie d’en sortir, sauf peut-être en revenant en arrière. Les dirigeants des universités et structures de recherche rennaise ont sans doute placé la barre assez haut, effrayant quelques nostalgiques d’un confort établi. Mais a-t-on le temps de réformer lentement en incrémentant posément de timides ambitions ? Les chercheurs n’ont-ils pas parfois besoin d’être un peu bousculés ? N’est-il pas urgent d’oser ? « Yes, we can », comme le disait Barack Obama dans son célèbre discours de 2008 !