Tout au long des décennies 1990 et 2000, le projet urbain des Berges de Vilaine s’est traduit par deux manifestations spectaculaires : un fleuve rendu à la promenade alors que la saison fonctionnaliste l’avait réduit à un grand axe routier, et une épaisseur urbaine restituée à des berges qui avaient trop longtemps rappelé le tissu lâche et désaccordé des faubourgs. Mais comment un projet rencontre-t-il une attente socio-économique, construisant ainsi les conditions de sa propre réussite ?
Bien souvent, lorsqu’ils sont appelés à se souvenir, les acteurs d’un projet urbain réussi disent volontiers que « ce n’était plus tenable ». Ainsi des voitures sur les berges de Vilaine… Mais que cache au juste cette expression, « plus tenable » ? Une foi démesurée dans le sens de l’Histoire que l’on ne croyait plus d’actualité ? Non, tout simplement un projet qui façonne autant qu’il rencontre les formes de son acceptabilité, en l’occurrence un projet véritablement lancé dans la foulée des municipales de 1989 qui avaient vu, à Rennes, une forte poussée écologiste avec l’arrivée de 4 des leurs au conseil municipal.
Chacun sait désormais que Rennes a été la ville où sont nés au début des années 1980 des « jeunes gens mödernes », avec ses Transmusicales et sa new wave lettrée, de Marquis de Sade à Étienne Daho qui le constatait encore tout récemment : « je serai éternellement le petit mec de Rennes ». En revanche, la décennie suivante fut plutôt remarquable pour l’architecture qui y fut projetée et la transformation de la ville qui en est issue. Une movida granitique ? Rennes (et Saint-Jacques de la Lande) étaient regardées d’un peu partout en France.
Alors que je débutais, en 2009, pour les livraisons nantaise et rennaise de Place Publique une série de portraits au long cours d’architectes-urbanistes ayant tour à tour exercé dans les deux villes, Jean-François Revert se souvenait avoir commencé à travailler à Nantes au tout début des années 1990 juste après l’arrivée de Jean-Marc Ayrault alors que « tous mes amis me demandaient ce que j’allais bien pouvoir faire là-bas ! À l’époque, tout le monde ne jurait que par Rennes, c’était LA référence, la ville dynamique, celle des étudiants, l’une des villes où les Français, régulièrement conviés par sondages interposés à s’exprimer sur ce sujet, disaient tous avoir envie d’habiter. Rennes donnait l’image d’une politique urbaine concertée et planifiée, tandis que Nantes se laissait aller au coup par coup, au fil de l’eau… À Rennes, on ne comprenait pas le laxisme des Nantais1. »
Mon collègue Jean-Claude Pinson remarquait dans le numéro nantais de Place Publique consacré en janvier dernier à la Loire que « le droit à la ville doit inclure un droit essentiel et imprescriptible au fleuve » lorsque celui-ci la traverse. Et l’on sait bien qu’à Nantes, sur les rives de l’Erdre, le combat continue depuis près d’un demi-siècle…
Il est vrai que sous les Trente glorieuses, les fleuves auront payé un lourd tribut à la topographie plane de leurs rives permettant le passage des voies rapides. Et comme tant d’autres, Lyon ou Boulogne-Billancourt, Rennes n’avait pas aimé ses cours d’eau comme il le fallait. Mais le tournant des décennies 1980 et 1990 vit ses élites porter progressivement un autre regard sur la place de la nature, avec en particulier l’émergence de cette « trame verte et bleue » qui aura accompagné l’idée alors naissante de communauté urbaine.
C’est en hiver que les jours allongent : les berges auront profité pour renaître du déclin de la saison fonctionnaliste. Qu’il est loin le temps de l’après-guerre où un Georges Monmarché, passionné des paysages bretons, pouvait en 1950 regretter d’une belle plume acérée que « malheureusement la Vilaine canalisée, dont la vallée offre de si beaux paysages entre Rennes et Redon, ne mérite que trop bien son nom dans la traversée de la ville, où elle traîne une eau morne entre deux interminables quais rectilignes. » Corsetée et puis même enterrée depuis 1913 dans le seul endroit où il eût fallu s’en garder ! Et puis, on l’a sans doute un peu oublié, mais le quartier Saint-Cyr, sur le quai-même et en retrait, fut l’un des plus touchés par les bombardements du 29 mai 1943 et du 4 août 1944 : le Séminaire et le Monastère, le pont de l’Abattoir (aujourd’hui pont Malakoff), le pont Vaneau, les cafés Bohanne (aujourd’hui le parking des Horizons) et Carret (aujourd’hui la barre traversante Armor), la rue du Tourniquet (aujourd’hui square Yves Mayeuc).
1991, moment fondateur, l’urbaniste-paysagiste Alexandre Chemetoff est choisi pour conduire la transformation. Enfin, pour être plus précis, il s’agit plutôt d’un trio qui entre alors en scène : le « maître d’oeuvre urbain » accompagné par l’élu, l’actif Jean-Yves Chapuis, adjoint à l’urbanisme qui vient de passer le flambeau à l’occasion des dernières élections municipales, et aidé en second rideau par Éric Beaugé, l’aménageur de la S2R se forgeant au passage une solide réputation de négociateur de porosités dans les jardins privés les mieux cachés !
Alors qu’il entrera dix ans plus tard à Nantes par la grande porte à l’issue d’une vaste consultation sur le futur de l’Île, à Rennes Alexandre Chemetoff entre plutôt par la porte de service. Un principe ? Le plaisir de vivre en ville : ouvrir la Vilaine sur le centre-ville pour contrer ce déni de la réalité géographique. Un modus operandi : les opérations urbaines interrogent le projet urbain et le projet urbain interroge les opérations en cours, jusqu’au « droit d’ingérence » dans l’aménagement des espaces privés. Tant que le courant passe, le jeu peut continuer…
Aucun plan a priori, ni d’ensemble ni de détail, et c’est fondamental : le cas par cas, parcelle après parcelle, opération par opération tout en regardant à chaque fois l’ensemble du dispositif. En chemin, Chemetoff cherchait une actualisation de l’éternelle question du logement : faire coïncider la qualité spatiale des espaces intérieurs (et leur simple ampleur est aujourd’hui la première d’entre elles) avec leur projection vers des espaces extérieurs privatifs. Sur l’autre versant, le projet des Berges a aussi réactualisé à sa manière l’éternelle question du « pittoresque » : Alexandre Chemetoff n’aura jamais cherché à peser sur les architectes afin qu’ils y mettent en scène ce pittoresque, dans leurs architectures, mais il se sera occupé à sa manière des murets, des venelles, du rapport à l’eau, du stabilisé fertile et des bancs publics, des candélabres et des bordures de trottoir.
Au projet fractionné suivant chaque opération de logements répondait donc une volonté de continuité urbaine par le maillage des espaces publics et le traitement global des espaces privés. En somme, ce que l’on a réussi sur les quais n’aura pu être mené à bien sur le Mail voisin où Chemetoff aurait à nouveau cherché à réinterroger les pratiques et les méthodes, et donc se heurter encore une fois aux habitudes des services… C’est regrettable et l’on peine toujours à comprendre pourquoi au juste l’urbaniste qui a remodelé l’ensemble de ce quartier n’a pas pu y mettre un point final en s’occupant de son artère principale.
Reste l’idée de travailler le privé comme le public, en composant avec les contingences, quitte à s’imposer parfois d’acrobatiques performances. Lionel Dunet (avec Jean Guervilly et François Debulois) avait dû, déjà, étirer ses Belles de Vilaine, pour les amener jusqu’au Mail — et obtenir ainsi le Prix Architecture Bretagne en 1998. L’ensemble accueille sans doute le plus beau jardin intérieur des Berges, composant toutefois avec des servitudes d’espace public. Leurs géométries bicolores (et des façades habillées de bois bakélisé) sillonnées de passages et creusées de jardins privatifs donnaient un air de campagne au quai Saint-Cyr et à ses 450 mètres de linéaire traités en promenade au début des années 2000 : une haie végétale d’orangers du Mexique au pied des façades et des pavés sur la partie haute pour une desserte locale réservée aux riverains ; un chemin stabilisé en partie basse ; entre les deux des érables et des platanes et un petit muret de schiste rouge de Pont-Réan couronné de granit délimitant la partie engazonnée.
De superficies comparables, les deux « ZAC » du Mail et de la Mabilais se trouvent chacune dans une situation de proximité avec le centre-ville, en contrebas du Marché des Lices pour le Mail et juste à côté du Colombier et près de la Place de Bretagne pour la Mabilais. Leur plan de charge était élevé, le plus important des ZAC rennaises à l’époque, avec début 1994 plus de 3 000 logements programmés (à comparer avec les 2 000 du quartier du Colombier) dont 214 livrables dès cette année-là. Début 1992, 25 programmes sont déjà en phase de conception sur La Mabilais. D’ailleurs, les « 1 000 logements » programmés sur La Mabilais furent souvent agités comme un chiffon rouge par le Comité de quartier.
Le Mail démarre plus timidement : début 1992, 72 % des propriétés ont été acquises ou font l’objet d’un accord de principe et 950 nouveaux logements sont envisagés. Très vite, un an plus tard, on parle déjà de 1 400 logements neufs, et la ZAC est passée de 5 hectares à 15,3 ha (et 15 ha pour la Mabilais). Pour finir, ce seront respectivement 1 636 et 1 635 logements qui seront programmés sur la Mabilais et le Mail, avec une phase de construction très active qui va se situer durant la seconde moitié des années 1990. C’est le moment où sont livrées les opérations des architectes rennais Yves-Marie Maurer et Lionel Orsi, l’imposante et remarquable Closerie du Mail, avec ses balcons refermables comme des loggias sous leurs beaux volets en bois persiennés et son entrée principale qui se distingue entre deux arrondis. Ou encore, toujours sur le Mail, l’immeuble des parisiens Jean Léonard et Martine Weissmann, cette fois-ci pour du logement social, et puis un peu en retrait, quai d’Illeet- Rance, Les Marines d’Ille et Rance, plus rudes, de Patrick Chavannes, architecte parisien enseignant (tout comme Jean Léonard) à l’ENSAB, l’école d’architecture. Fin 2001, ce sont ainsi 1 500 logements qui auront été livrés déjà sur la Mabilais, et 800 sur le Mail. L’année 2001 marque d’ailleurs un premier point d’aboutissement avec pas moins de 6 réalisations des deux quartiers sur la cinquantaine distinguée par la Ville de Rennes dans le cadre de son exposition annuelle d’architecture – qui vit le jour en 1992, en même temps que furent lancées les deux ZAC, comme si l’architecture avait vraiment commencé à compter à ce moment-là. Y furent distingués cette année-là David Cras et Promoren-Fimoren pour l’immeuble Cap Bretagne et son puissant attique recouvert de zinc. 30 logements en accession libre quai de la Prévalaye, sur cette rive gauche où le soleil est à l’arrière, au sud et à l’ouest, alors que la vue d’agrément, sur la ville historique, est plein nord. Où donc placer les séjours ailleurs qu’au nord ? Mais d’abord, convaincre le promoteur ! Distingués aussi, Jean-Luc Le Trionnaire et l’OCDL pour Le Clos des Lilas, boulevard de Cleunay, et les deux opérations de Michel Seban et Aiguillon Construction : les Villas Chanterive (en accession sociale) et la résidence Alain Colas (58 PLA), étonnante avec ses maisons à double pente démonstrativement posées sur le toit au bord de la Vilaine près du quai d’Auchel.
On relève tout de même une hiérarchie implicite entre les deux ZAC si l’on s’arrête aux types de financements des logements : sur la Mabilais, on trouve plus de PLA et PLI que sur le Mail (respectivement 292/192 et 102/62), aucun logement en accession sociale sur le Mail et 111 sur la Mabilais. En revanche, les deux ZAC ont bénéficié d’un investissement remarquable des promoteurs privés : 1 127 logements sur 1 636 en sont issus sur la Mabilais, et 1 350 sur 1 635 sur le Mail. Densifier, l’objectif était clair, et l’on ne trouve que 3 maisons individuelles nouvelles sur la Mabilais, livrées en 1998 par Valérie Tréguer et Gwenaëlle Velly pour Prodim. Trois maisons sur des parcelles en lanière délimitant une modeste placette atteinte par une venelle qui valurent aux deux jeunes architectes leur première récompense lors du Prix Architecture Bretagne en 2000.
Trois élégantes maisons au bout de l’allée François Mauriac, trois triplex sous leurs sheds bardés de zinc autour d’une placette : Alexandre Chemetoff s’en souvenait toujours aussi clairement une bonne dizaine d’années plus tard dans ses visites, distinguant le projet auquel il avait « consacré le plus de temps et d’énergie » au bord de la Vilaine ! Les architectes n’aimaient ni le béton, ni l’acier galva, les services techniques trouvaient ces box pas très réglementaires… Aujourd’hui, on y trouve une imbrication exemplaire entre l’ancien et le neuf, les vieilles bâtisses qui préexistaient comme le lotissement voisin des années 1980. Densifier, oui, mais en imbriquant, superposant, juxtaposant. Ceci dit, « ne vous y trompez pas, en concluait Chemetoff, ce qui a l’air d’être là comme une évidence a été acquis de haute lutte. Moralité : quand ça n’a pas d’importance, ne lâchez rien ! Projeter, c’est désobéir, mais désobéir avec infiniment d’attentions. »
Les Berges rappellent l’image de l’échelle : dans la forme d’une ville, il y a les longitudinales, les constantes, l’immuable dans le mobile, et puis il y a les latérales, les formes qui autorisent le passage et tuilent la distance qui sépare un lieu d’un autre. Les montants (longitudinaux) et les barreaux (latéraux), comme sur une échelle, mais dans un projet urbain, on soigne trop souvent chaque barreau, l’un après l’autre, en oubliant les montants qui pourtant donnent à l’échelle sa rigidité, sa structure. Sur les Berges en revanche, on se sera d’abord intéressé aux deux montants que dessinent les deux rives du fleuve : presque rien n’a changé, au fond la rivière est toujours là, mais tout autour, tout y aura été redistribué autrement. Résurgence de la Vilaine en ville : le moment du retour est toujours le plus beau. On n’y attend plus que le Cap.