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Dossier
#06
La ville, destination touristique à part entière
RÉSUMÉ > Paradoxe: le tourisme urbain, en France, est né dans une région réputée rurale. C’est de Rennes que tout est parti, au début des années 80 sous l’impulsion du directeur de l’office du tourisme de l’époque, Jean-Bernard Vighetti. Il raconte ici sa démarche rennaise et ses liens avec les Villes d’art et d’histoire et les Petites cités de caractère mais aussi avec les autres villes françaises réunies dans la Conférence nationale du tourisme urbain, née à Rennes en 1988.

    Évoquer, il y a une trentaine d’années en France, la ville comme destination touristique d’agrément était un non-sens, tant celle-ci était vécue comme un lieu de travail et de résidence obligé qu’il fallait fuir au moindre temps libre. Cela n’avait pas été toujours été le cas. Le train, et parfois les longues attentes de correspondances, avaient fait émerger, avant la Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre, dans nombre de villes françaises, un tourisme d’agrément. Mais c’était plus un tourisme de passage que de séjour. Avec la croissance spectaculaire des villes dans les années 1950 et les encombrements urbains liés à l’essor de l’automobile, ce tourisme était tombé en pleine léthargie.

     Il faut attendre les années 1980 pour que le tourisme urbain se réveille en France, à l’initiative des villes bretonnes qui s’organisent en réseaux, sous l’impulsion de l’office de tourisme de Rennes, et pour qu’il se structure à l’échelon national en Conférence en 1989, après les premières assises nationales du tourisme urbain à Rennes, les 24 et 25 mars 1988. 

Une politique pionnière de courts séjours de proximité

     À la fin des années 70, la ville de Rennes veut doter son office de tourisme d’un poste de directeur. Dans le courant de l’année 1979, Annick Hélias, ma collègue du Comité régional au tourisme, par ailleurs adjointe au maire de Rennes, me sollicite pour l’aider dans cette mission.
     Engagé contractuellement depuis 1974, à l’initiative de la Datar, dans le Comité régional, en tant que directeur- adjoint, je lui fais part de mon intérêt pour ce nouveau poste. À la condition de pouvoir faire jouer pleinement à Rennes son rôle de capitale régionale:
     • d’abord en impliquant fortement la ville dans la mise en oeuvre d’un tourisme alternatif dans une Bretagne encore trop balnéaire, et menacée désormais par les destinations du soleil assuré;
     • ensuite en y expérimentant auprès de ses habitants, avec l’appui des services centraux du tourisme, une politique pionnière en France de « loisirs et courts séjours de proximité » susceptibles de créer de nouvelles solidarités entre la ville et sa région et d’offrir ainsi des marchés moins volatiles au tourisme breton.
     Ces conditions étant retenues, le réseau des Petites cités de caractère de Bretagne, groupant d’anciennes villes devenues communes rurales, et l’Association bretonne des relais et itinéraires (Abri), dont je suis le délégué général, rejoignent en 1981 la direction de l’office de tourisme aux Portes Mordelaises, enrichie d’un service visant à stimuler les pratiques de loisirs et courts séjours de proximité des Rennais. Après un travail universitaire sur le tourisme balnéaire dans la presqu’île guérandaise, après avoir contribué à penser et à favoriser le tourisme rural en Bretagne et en France, il me faut désormais réfléchir au tourisme urbain et le faire émerger.

Service des congrès : agences de voyage et hôteliers étaient contre

     La prescription principale de la ville est de créer rapidement un service des congrès, au sein de l’office de tourisme qui ne disposait jusqu’alors que d’un pavillon d’accueil de moins de 100 m2, de trois hôtesses, d’une responsable administrative et de quatre étudiants, guides conférenciers vacataires, agréés par la Caisse nationale des monuments historiques (CNMHS). Mais les agences de voyages de la place voient d’un mauvais oeil cette concurrence du secteur public. Et la Direction du tourisme a refusé jusqu’alors de délivrer aux offices de tourisme l’autorisation d’organiser voyages et séjours.
     Après d’âpres négociations, l’office de tourisme de Rennes obtient l’accord de l’État, en 1982, mais sans pour autant pouvoir l’exploiter en dehors des visites guidées de la ville. À l’hostilité des agences, très présentes à l’office de tourisme, s’ajoutent les réticences des hôteliers. Ils préfèrent le fidèle homme d’affaires aux aléatoires congressistes…
     De plus, les hôteliers, à la différence de leur chambre de commerce attachée par principe aux congrès, souhaiteraient voir leurs établissements se remplir en fin de semaine et en été, au moment où le tourisme d’affaires se fait rare. De ce fait, le service congrès se résume au poste d’une secrétaire partagée à mi-temps avec l’Abri puis avec les Tombées de la nuit qui prennent leur envol.

Une ville plus agréable et un festival des arts vivants

     La question est donc de savoir s’il ne serait pas possible de faire de Rennes une destination de tourisme d’agrément à part entière. La dynamique urbaine engendrée par la nouvelle municipalité pour freiner l’exode de ses habitants vers les communes périphériques va dans ce sens: le ravalement des façades, la rénovation de l’habitat, la « piétonnisation » des rues et la maîtrise de la circulation automobile dans le coeur de ville rendent Rennes plus agréable à vivre pour ses habitants et ses visiteurs.
     Parallèlement, la municipalité, après l’agrément de Rennes comme ville d’art et d’histoire, par la Caisse nationale des monuments historiques en 1978, a confié le soin à son office de tourisme d’assurer la gestion des visites guidées des quartiers anciens à jours et heures fixes en été par des guides conférenciers. La ville, par l’entremise de Martial Gabillard, adjoint à la culture, me sollicite aussi pour mettre en oeuvre, place du Parlement, un festival des arts du spectacle vivant au début de l’été, pour les Rennais qui ne partent pas en vacances et les hôtes de passage, les Tombées de la Nuit, dédiées à la Bretagne au présent. Pour lancer cette manifestation, je décide de la faire démarrer dès 17 h, en ouvrant les rues piétonnes et les lieux patrimoniaux aux musiciens, conteurs, poètes et gens de théâtre, faisant ainsi de Rennes la première ville de France à lancer les arts de la rue. Accueillant près de 12 000 personnes en six jours pour sa première édition, elle passe rapidement à neuf jours et plusieurs dizaines de milliers de festivaliers. En 1981, j’y ajoute un festival gourmand, la Chouette d’or, visant à valoriser les chefs créatifs de la ville et de l’Ille-et-Vilaine.
     Puis l’office de tourisme me donne un triple accord:
     • pour organiser dès 1980 (et jusqu’en 1989) des croisières à la journée sur la moyenne Vilaine, entre Rennes et Guipry-Messac (avec aller ou retour par le train), de Pâques à octobre;
     • pour accueillir en 1984 grâce à Kendalc’h les Européades et leurs 5000 participants en costume;
     • pour coopérer avec l’Union des commerçants pour des animations de la ville d’avant et arrière-saisons (quinzaine irlandaise en juin, concerts de Noël avec les chorales rennaises).
     Parallèlement, les concours de pêche de la ville de Rennes et la Saint-Valentin organisés traditionnellement par l’office se transforment respectivement en fête de la pêche pour rappeler l’ancienneté exceptionnelle de ce loisir populaire à Rennes et en fête de l’amitié intergénérationnelle avec les écoles de la ville.

     Mais, il faut se rendre à l’évidence: à elle seule, la ville de Rennes ne peut promouvoir une politique de tourisme urbain d’agrément en Bretagne et a fortiori en France. Il lui faut trouver des partenaires, d’abord sur le plan régional. Les sept autres villes d’art de Bretagne (Auray, Dinan, Fougères, Quimper, Saint Malo, Vannes et Vitré) sont les mieux placées pour créer en 1984 la première Union régionale des villes d’art de France, à l’initiative de Rennes et de Dinan, autour d’une charte de qualité qui les engage à une politique volontariste de sauvegarde, d’entretien, de valorisation et d’animation du patrimoine, associée à une politique active de soutien à la création artistique contemporaine.
     Parallèlement la CNMHS s’engage beaucoup plus vers une pédagogie du patrimoine à l’attention du public local par la création d’un service dédié avec animateur du patrimoine permanent. Du coup la nouvelle association bretonne se transforme en Union des villes d’art et villes d’art et d’histoire de Bretagne. Les Petites cités de caractère, quant à elles, qui doivent, avec des moyens de communes rurales, entretenir un patrimoine urbain prestigieux bénéficient d’aides plus diversifiées de la Région. Elles organisent en 1987 à Josselin un colloque national pour faire reconnaître à l’État l’urgence d’agir en leur faveur.
     En 1985, les offices de tourisme de Rennes et de Dinard suscitent la création de Bretagne Congrès, union de six villes (Brest, Lorient, Rennes, Saint Brieuc, Saint- Malo et Vannes) et de quatre stations littorales (Dinard, Perros-Guirec, Quiberon et Trégastel) pour la promotion du tourisme d’affaires. Puis, c’est en 1987 la naissance de « Trois festivals pour un été », regroupant l’Interceltique de Lorient, le Festival de Cornouaille de Quimper et les Tombées de la nuit de Rennes, toujours à l’initiative de l’office de tourisme de Rennes. Progressivement, au fil de la création de ces réseaux, le tourisme urbain, d’affaires ou d’agrément, se pense et s’organise collectivement en Bretagne.

En 1988, les premières Assises du tourisme urbain

     Mais cette dynamique, construite de manière spontanée, ne suffit pas pour faire reconnaître à l’échelon national la ville comme destination touristique d’agrément. Il devient pour moi impératif de vérifier si cette offre urbaine se développe ailleurs et si il existe une vraie demande. Je profite d’une soirée disponible, dans la nuit du 4 au 5 décembre 1986 – après une communication sur le réseau des Petites cités de Bretagne aux premières Rencontres européennes du tourisme en espace rural – pour rédiger, sur un coin de table d’une chambre d’hôtel à Dijon, l’oeil rivé sur les images de la manifestation géante d’étudiants contre le projet de loi Devaquet, une note d’orientation: « Le tourisme urbain, une ardente obligation », assortie d’un questionnaire détaillé sur l’offre et la demande dans les villes françaises. L’idée d’adresser ce dossier à toutes les villes de plus de 10000 habitants est validée par les administrateurs de l’office de tourisme et par les élus rennais. Plus de 51 % des villes ayant répondu de façon extrêmement positive, la décision est prise d’organiser les premières assises nationales du tourisme urbain les 23 et 24 mars 1988;
     Ces assises, qui réunissent plus de 100 villes, consacrent l’émergence du tourisme urbain d’agrément en France et d’une demande de courts séjours. Ainsi naît, en septembre 1989, la Conférence permanente du tourisme urbain (CPTU), présidée par Edmond Hervé, maire de Rennes, que j’assiste en tant que secrétaire général. Dans un rapport que je rédige cette année-là à la demande du Conseil national supérieur du tourisme, je rappelle notamment que le ressort principal de la demande est la quête de l’identité de la ville, du génie du lieu, incarné dans son patrimoine et dans son histoire et, bien entendu, dans les activités des hommes d’aujourd’hui.

Une multitude de prix et de distinctions

     Cette dynamique est, plus ou moins directement, à l’origine de la création d’un département tourisme urbain au sein des services d’études et de prospective de la Direction du tourisme, de la création aussi du Club des grandes villes de la Maison de la France et du lancement de la formule Bon week-end en ville, proposant deux nuits pour le prix d’une. Elle se poursuit en 1990, toujours à Rennes, par les premières assises européennes du tourisme urbain réunissant près de 200 villes. Celles ci mettent en exergue la croissance spectaculaire à venir de la demande touristique et la nécessité d’organiser l’offre urbaine en réseaux, tout en valorisant chaque cité par une forte politique de communication in situ, employée jusqu’alors pour les sites naturels: l’interprétation du patrimoine.
     Parallèlement, la recherche et les expérimentations engagées par l’office de tourisme depuis 1981 sur les loisirs et courts séjours de proximité, et notamment la réalisation de la première banque télématique de données touristiques de France fondée sur la demande de la population d’une ville, l’ont fait reconnaître sur le plan national comme expert des marchés correspondants, l’autorisant à organiser à Rennes en 1989 le premier colloque national sur la reconquête du marché français par le tourisme. Dans son prolongement, le ministère de la Culture décide de financer l’office de tourisme pour un travail de recherche sur la valorisation par l’image d’une base de données télématique, consacrée au patrimoine rennais.
     Une multitude de prix et de distinctions vont récompenser cette forte contribution de la ville, de l’office de tourisme de Rennes et de son directeur à la réflexion sur le tourisme urbain et son organisation.

Un développement continu depuis 20 ans

     La réussite de l’office de tourisme de Rennes se traduit d’abord par le renforcement de ses effectifs et l’élargissement de ses compétences. En 1998, les services de l’Office de tourisme, dispersés sur quatre sites, trouvent enfin un lieu à la mesure de leur rayonnement avec l’ouverture au public de la chapelle Saint-Yves, édifice du 15e siècle magnifiquement restauré. Le rôle de Rennes à l’échelon national reste prépondérant. Il abrite la Conférence nationale du tourisme urbain. Laboratoire d’idées et d’expérimentation, la Conférence agrège rapidement une quarantaine de villes françaises et devient le partenaire incontournable des pouvoirs publics, notamment de la direction du Tourisme. Elle organise régulièrement des journées à thèmes, des visites sur le terrain et bien entendu de nouvelles assises à Saint Étienne (1992), Albi (1998), Bourges (2004) et le 10e anniversaire de la Conférence à Rennes en 1999. La présidence en est assurée aujourd’hui par Jean-Yves Chapuis, et le secrétariat général par Dominique Irvoas-Dantec, directrice de l’office de tourisme de Rennes Métropole depuis juillet 2004.
     Sur le plan européen, l’office assure, à la demande de la ville, en 1994 et 1995, l’animation d’un réseau de 10 villes européennes sur le thème du tourisme urbain (Bilbao, Bordeaux, Cardiff, Cordoue, Cork, Exeter, Faro, Lisbonne, Poitiers, Rennes) dans la perspective de la création d’une conférence européenne des villes de l’Arc atlantique. Ce travail se traduit par la réalisation d’un rapport circonstancié, en direction de la commission de Bruxelles, sur la nature du tourisme urbain et ses différentes déclinaisons sur la façade atlantique, avec bien entendu toute une série de propositions pour améliorer la situation. La Conférence des villes de l’Arc atlantique se met en place quelques années plus tard, à l’orée de l’an 2000.
     Sur le plan breton, les réseaux Villes d’art et d’histoire et Petites cités de caractère, après avoir largement réhabilité leur patrimoine et diversifié leurs activités d’accueil, deviennent de plus en plus influentes et se rapprochent pour assurer leur promotion en commun, comme l’illustre en 1991 l’édition d’un document très remarqué sur les marchés étrangers. Ce succès les incite à aller plus loin et à demander à la Région et au Comité régional du tourisme l’obtention d’une année à thème sur la destination urbaine en 1993. Ces derniers en acceptent le principe sous réserve d’agréger davantage de communes, d’où l’idée de solliciter d’autres villes historiques, non labellisées, mais disposant d’un potentiel patrimonial et animées de la volonté de le sauvegarder et de le mettre en valeur. Dix communes sont retenues et portent le nombre de villes concernées à une quarantaine. Les Villes d’art et d’histoire, quant à elles, ouvrent la porte de leur union en 1997 aux villes historiques. Une douzaine de cités répondent à cet appel, portant le nombre des membres à une vingtaine. Au début des années 2000, les deux réseaux forts d’une quarantaine de membres se rapprochent encore davantage, à l’occasion de leur arrivée dans les locaux du Comité régional. Ces réseaux constituent objectivement aujourd’hui un des fers de lance du tourisme culturel et patrimonial en Bretagne.
     En 30 ans, la ville a réussi à se faire reconnaître comme une destination à part entière et incontournable du paysage touristique français. Cette destination a même permis à la France à conserver ces dernières années ses parts de marché, dans un univers concurrentiel de plus en plus exacerbé. Le paradoxe est que l’impulsion de cette dynamique est partie de Bretagne, région peu connue pour sa tradition urbaine. La détermination des acteurs locaux de Bretagne a permis de créer une dynamique telle que le « Finisterre » de l’Europe est devenue aujourd’hui une référence en matière de structuration et d’expérimentation du tourisme urbain.