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Dossier
#04
La ville durable est
à la fois dense et verte
RÉSUMÉ > Une ville dense peut être verte et désirable. S’appuyant sur cet apparent paradoxe, découvert lors d’une enquête auprès des habitants de Stockholm, l’urbaniste Alexander Stahle a développé une conception renouvelée de la ville. Quatre conditions, dit-il, doivent être respectées: considérer la nature comme un élément constitutif de la ville ; prévoir de longues continuités naturelles pénétrant la ville ; construire dense à proximité ou, sinon, en prévoyant des accès faciles ; inscrire enfin dans les documents d’urbanisme le besoin simple et commun de nature qui nous habite tous.

     En 2001, la ville de Stockholm fit réaliser un sondage sur la manière dont les habitants percevaient leurs conditions d’accès aux espaces verts. Contre toute attente, la proportion d’habitants appréciant d’avoir près de chez eux des espaces verts et naturels aisément accessibles était beaucoup plus élevée dans le centre de la capitale que dans les quartiers pavillonnaires de la périphérie. Ainsi, non seulement les habitants de la ville dense bénéficient de meilleures possibilités d’accès aux transports publics, aux commerces et à la vie sociale, mais de surcroît, ils apparaissent plus favorisés que ceux des banlieues dites vertes sous l’angle de l’accès à la nature et à des espaces de liberté. 

     Ce paradoxe intrigua beaucoup Alexander Stahle, urbaniste responsable du bureau d’études Spacescape et chercheur à l’université de Stockholm. Lorsqu’il travaillait au service d’urbanisme de la ville de Stockholm, il avait participé à la mise en place de la structure verte de l’agglomération et créé le concept de sociotope, qui analyse la manière dont les gens pratiquent les espaces ouverts à proximité de chez eux.
     Cette enquête d’opinion le détermina à entreprendre une thèse sur la densité urbaine, en explorant les manières de produire des formes urbaines qui soient à la fois plus compactes et plus vertes. Cette thèse, qui s’inspire pour partie des idées du New urbanism, a été soutenue en 2007 et traduite en anglais sous le titre Compact sprawl: Exploring public open space and contradictions in urban density (L’étalement compact: sur les espaces publics et les contradictions de la densité urbaine). Parce qu’elle apporte des réponses à des questions très actuelles en France, sur l’urbanisme durable, l’économie d’espace et la densité, ou encore les liens entre ville et nature, cette démarche pouvait intéresser un public français.
     C’est pourquoi l’Institut régional du patrimoine (Irpa) a proposé en 2007 et 2008 deux voyages d’études à Stockholm, à des élus et à des professionnels de l’urbanisme et du paysage, au cours desquels Alexander Stahle a présenté ses recherches et animé des visites de territoires urbains. L’intérêt rencontré par ces voyages a incité les agences d’urbanisme de Lorient et de Rennes à inviter Alexander Stahle pour une conférence qui s’est tenue en septembre 2009 à Ploemeur, devant 200 élus et professionnels du grand Ouest. Les actes de cette journée d’étude ont été édités et peuvent être téléchargés sur le site de l’agence d’urbanisme du Pays de Lorient.
     Des villes et des bourgs à la fois denses et verts, il en existe beaucoup en Bretagne. Alexander Stahle a luimême pu constater, en visitant la région, que certains de nos bourgs sont des modèles d’organisation urbaine dont les urbanistes de son pays pourraient selon lui s’inspirer, puisqu’on y trouve à la fois de la densité, de la vie sociale, la proximité des équipements et services ainsi que la nature à portée de main, souvent par l’intermédiaire de places, de parcs, de jardins publics, de chemins menant vers une vallée…
     Cette heureuse organisation repose sur des pratiques très anciennes ; or, le fil conducteur qui produisait les enchaînements de rues, places, jardins et coins de nature tellement appréciés aujourd’hui a été coupé au cours des dernières décennies par la duplication de lotissements standardisés, posés en fonction des opportunités foncières selon un schéma radioconcentrique ceinturant le noyau ancien. Le procès de ces pratiques ayant été fait, il n’est pas utile d’y revenir ici, et la question qui se pose aujourd’hui est de savoir par quels procédés il est maintenant possible de faire des villes et des bourgs à la fois denses et agréables à vivre.
     Il serait naïf de croire qu’il suffit de copier les formes urbaines issues de la tradition, celle-ci ayant aussi produit des taudis et une promiscuité dont plus personne ne veut : la ville dense doit répondre aux besoins des habitants d’aujourd’hui et de demain sans chercher à pasticher les modèles anciens. Elle doit aussi, et peut-être d’abord, susciter l’envie d’y vivre. Le travail d’Alexander Stahle donne des éléments de méthode pour y parvenir.

La nature, élément constitutif de la ville

     Une première étape est de s’extraire de notre tradition culturelle latine qui oppose la ville, univers ordonné et policé, au désordre du monde naturel, pour parvenir à traiter la nature comme un élément constitutif d’une ville harmonieuse. Il s’agit là d’une proposition a priori consensuelle et dans l’air du temps. Pourtant, elle remet en cause bien des habitudes, elle oblige à dépasser les cloisonnements professionnels, tout comme les limites de zonages des plans d’urbanisme et la segmentation des procédures d’aménagement. Non seulement l’urbaniste, le paysagiste, l’écologue, le sociologue doivent apprendre à travailler ensemble, mais ils leur faut aussi s’imprégner mutuellement de leurs cultures respectives.
     Une seconde étape est de mettre en place, dans les documents d’urbanisme tels que les SCoT et les PLU, une « structure verte » protégée, constituée de longues continuités de milieux naturels ou agro-naturels comme on en trouve en abondance en Bretagne: il s’agit souvent de vallées avec des ruisseaux, des bois, des prés et des zones humides, mais aussi d’éléments plus aménagés ou plus ténus tels que des chemins creux, des jardins publics, des potagers, des terrains de sports… Dans des grandes villes comme Rennes, Nantes ou Brest, on mesure à quel point de telles continuités sont précieuses pour la ville et ses habitants – on pense par exemple aux prairies Saint-Martin et au canal d’Ille-et-Rance à Rennes, aux vallées de la Chézine et de l’Erdre à Nantes, au vallons du Stangalarc’h et de la Penfeld à Brest…, et on loue la sagesse des élus qui ont eu, à des moments déterminants, le courage d’imposer une protection à long terme de ces territoires.
     Cela vaut aussi pour les petites communes, où la protection d’une modeste tête de vallon en contrebas du bourg est une position souvent difficile à tenir, car l’enjeu paraît faible face à des perspectives d’urbanisation. La mise en place d’une « trame verte et bleue », dans le cadre des « lois Grenelle », va partiellement dans ce sens, mais cette politique se base essentiellement sur les fonctions biologiques des espaces naturels en tournant le dos à leurs fonctions sociales, et elle se conjugue mal avec la production d’une ville ouverte sur la nature. D’où l’utilité de la notion de « structure verte », plus polyvalente et ouverte sur le projet urbain.

     Dans l’étape suivante, il va s’agir d’implanter, puis de concevoir un projet urbain proche de la nature et ouvert sur des espaces libres. Dans le film réalisé par la Région Bretagne pour présenter sa politique d’urbanisme durable, dite Eco-Faur, le maire de La Chapelle-Thouarault (35) relate la méthode suivie pour renforcer le bourg: la commune a d’abord assuré la protection, la gestion et la mise en valeur d’un secteur de vallée comportant des zones humides. « Cette coulée verte », dit Jean-François Bohuon, « permet une densification de l’habitat, avec une Zac de 330 logements sur 10 ha ». On ne saurait traduire plus clairement l’idée développée par Alexander Stahle, à savoir que lorsque l’on a la chance de disposer de beaux espaces de nature aptes à recevoir du public, c’est certainement à leur voisinage qu’il faut chercher à construire, et à construire dense, qu’il s’agisse d’étendre l’urbanisation ou de faire du renouvellement urbain. Si la collectivité est capable d’offrir aux habitants de la nature et des espaces de liberté tout près de leur domicile, le jardin pavillonnaire, pauvre ersatz d’une nature sans cesse repoussée par l’étalement urbain, perd de son intérêt, d’autant qu’il devient aussi possible de proposer aux habitants des jardins partagés. Bien sûr, la proximité d’un espace naturel n’est pas un critère unique, et il faut tenir compte aussi de la proximité des équipements et services.
     Dans l’hypothèse où le projet de densification doit s’implanter à l’écart de l’espace naturel, il va s’agir d’établir des liaisons efficaces avec celui-ci. Le travail mené par Alexander Stahle montre que quatre facteurs favorisent l’accès aux espaces verts et espaces de nature: la taille, qui ne doit pas être trop petite, et la qualité, la proximité et la facilité d’orientation.
     La qualité s’apprécie au regard de la diversité des activités et des agréments que les gens vont pouvoir trouver sur un site. La cartographie des sociotopes aide à comprendre ce que le public dans toute sa diversité – enfants, adolescents, adultes, personnes âgées…– trouve ou aimerait trouver dans un espace déterminé. Elle permet donc d’aménager celui-ci pour lui apporter un niveau d’agrément aussi élevé que possible, tout en respectant le milieu naturel. À titre d’exemple, une méthode comparable a été utilisée par la commune de Mellac (29) pour l’aménagement d’un espace proche du bourg, et la démarche des sociotopes va être intégrée dans la révision du PLU de Ploemeur (56).

     La proximité est un facteur essentiel pour le succès des espaces verts comme pour celui des commerces. En Suède et dans d’autres pays, des documents de planification imposent aux communes de mettre à la disposition des habitants différents types d’équipements à moins d’une certaine distance de chez eux ; par exemple, à Stockholm, un espace vert calme avec aire de jeux à moins de 300 mètres, ou une aire naturelle de jeux et une prairie à moins de 500 mètres. Il n’est pas certain que de telles règles seraient acceptées en France, où l’on préfère la souplesse d’une approche « au cas par cas ». Quoi qu’il en soit, la notion de proximité en distance à vol d’oiseau ne suffit pas, et Alexander Stahle utilise un système d’information géographique qui permet de calculer les distances et temps de déplacement réels d’un piéton pour se rendre de chez lui à un espace vert.
     Enfin, la facilité d’orientation est à prendre en compte. Ce thème, moins connu que celui de la proximité, a une grande importance pratique ; la question est de savoir si l’itinéraire à suivre est simple (ligne droite) ou complexe, avec de nombreux changements de direction. Dans ce dernier cas, même si la distance n’est pas très grande, la complexité de la trajectoire peut suffire à décourager une pratique quotidienne, surtout s’il faut franchir ou contourner des obstacles tels que des voies à grande circulation. Il découle de cette observation que dans beaucoup de grandes villes au plan quadrillé, avec des voies orthogonales et des jardins ou parcs régulièrement espacés, ceuxci peuvent être vécus comme proches et commodément accessibles par les habitants. À l’inverse, dans les nappes de lotissements comme on en trouve tant autour de nos villes, avec des systèmes de rues sinueux voire labyrinthiques, et a fortiori en impasse, les éventuels jardins publics et espaces naturels du voisinage apparaissent souvent lointains et difficiles à atteindre, et les habitants ne s’en servent pas, ou pas suffisamment.
     Pour construire une ville verte, il faut donc intégrer dans les documents d’urbanisme le fait que tous les habitants, quels que soient leur âge, leur culture ou leur condition sociale, ont besoin pour toutes sortes de raisons d’avoir près de chez eux des « espaces ouverts », commodément accessibles, qui peuvent être de la nature, des chemins, des jardins publics, ou même des espaces minéraux adaptés à la rencontre, tels que des places ou des quais. La présence de tels espaces offre des opportunités pour densifier ; et si ces espaces n’existent pas, un projet urbain peut être une occasion de les créer : la ville verte ne se contente pas d’aller vers la nature pour tirer profit de ses agréments, elle peut aussi tirer la nature vers elle. À Kervignac (56), l’intégration de la structure verte du SCoT dans le PLU en cours d’élaboration va être l’occasion de mettre en place une première ouverture d’un bourg en pleine croissance vers un espace naturel, par l’intermédiaire d’un nouveau quartier dense et piétonnier, à proximité immédiate d’un bois dont la commune est partiellement propriétaire. Dans d’autres communes, c’est le principe nouveau d’une gestion des eaux pluviales à l’air libre, par des systèmes de noues et de zones humides, qui va permettre de produire des milieux naturels là où il n’en existait pas, et de créer des espaces publics attrayants pour les habitants.

     Mais la planification ne fait pas tout, et les conditions de mise en oeuvre des projets ont aussi leur importance. Un problème très français est de parvenir à traiter soigneusement les contacts entre l’espace urbain et la nature. Trop souvent, ceux-ci sont terrassés, remblayés, on y déverse les gravats de chantier, on y déroule des routes, des parkings, on y case des bassins d’orage bâchés et grillagés. Les arbres proches des maisons, après avoir servi d’argument de vente, sont perçus comme une gêne. Quant aux herbes folles et aux animaux sauvages venus des alentours, ils donnent une impression de laisser-aller et de « pas propre » dont les élus sont tenus pour responsables. Négligence et peur de la nature se conjuguent pour finalement produire de mornes glacis de gazon et de bitume, censés tenir en respect la menace de la vie sauvage. Pourtant, les exemples de grandes villes comme Rennes ou Nantes démontrent que du courage politique et de la pédagogie permettent de faire comprendre et apprécier aux habitants ce qu’ils gagnent à tolérer la nature sous leurs fenêtres, à l’image de cette habitante du coeur de la Zac de Beauregard, à Rennes, qui nous déclarait: « Ce que j’aime ici, c’est qu’on se sent proche de la nature ».
     Attaché à la fois aux plaisirs de la vie urbaine et aux sensations offertes par la nature, Alexander Stahle nous montre que la ville verte et dense existe, que l’on sait la produire, et qu’elle peut aussi se rendre belle et désirable. Tout en plongeant ses racines dans un passé lointain, elle reste à la pointe de la modernité et mérite de mobiliser les énergies créatrices. Elle est enfin universelle, parce qu’elle cherche à répondre à des besoins simples et communs à tous les hommes. Nous pouvons donc nous en inspirer pour apporter à nos villes, tout comme à nos villages, un surcroît d’urbanité bienvenu après des décennies de dilution et d’étalement.