<
>
Dossier
#24
RÉSUMÉ > Les effectifs du théâtre amateur en France ne cessent de croître. Ce théâtre est particulièrement vivant à Rennes et dans la métropole où l’on recense plus de 80 troupes amateurs ! Cette pratique s’enracine dans une vieille histoire, du temps où laïques et catholiques s’affrontaient. Elle revêt aujourd’hui des formes très diverses qui témoignent d’une vitalité renouvelée.

     Impossible d’évoquer le théâtre à Rennes et dans sa métropole sans parler du rôle important joué par le théâtre amateur. Théâtre des amateurs, théâtre en amateur, pratique amateur de théâtre, tous ces vocables pointent une réalité commune: le besoin exprimé par une partie non négligeable de la population de se frotter à l’exigence et au plaisir du plateau. Lorsque l’on évoque le mot amateur, on ne parle pas tous de la même chose.
     Pour certains, et ils sont nombreux, amateur désigne « celui qui aime », certes, mais qui aime quoi ? Pour la plupart d’entre nous, le vocable amateur indique surtout une qualité d’exécution plus que discutable. En ce qui concerne le sujet que nous évoquons, on peut aimer le théâtre en tant que spectateur, mais on peut aussi être habité du désir puissant de participer à la réalisation d’un spectacle qui sera joué devant le public de sa commune ou lors des nombreux festivals qui existent. Si la plupart du temps, ce désir s’attache au rôle de l’acteur-comédien, il peut aussi s’exprimer dans le domaine de la mise en scène, de la scénographie ou du costume.

     Ces aventures théâtrales ne datent pas d’hier et n’ont rien d’un phénomène de mode car il y a bien longtemps que cette tradition existe dans notre région, bien avant l’arrivée et l’installation d’une compagnie professionnelle en Bretagne, en 1949 (la CDO).
     Sans remonter jusqu’au 18e siècle où existait déjà le « théâtre de sociétés », en particulier au sein des familles aristocratiques, sans revenir sur les Mystères, Passions et autres Vies des Saints, chers à la tradition catholique, c’est au début du 20e siècle, en 1901, que la loi sur les associations va donner un essor essentiel aux pratiques artistiques et sportives des gens et va en permettre la structuration par le truchement des fédérations associatives qui vont voir le jour.     
     C’est une époque où apparaissent les premiers jours de congé et il est important de ne pas laisser les enfants et les ouvriers se perdre dans des activités préjudiciables à leur bonne santé morale. Il faut occuper les corps et les esprits tout en les éduquant, s’occuper des intérêts moraux de ses administrés ou de ses ouailles, lutter contre l’alcoolisme, le désoeuvrement source de multiples perversions. Ajoutez à cela que c’est aussi une période où la rivalité entre les laïques et les catholiques est à son comble et que ces fédérations ou patronages vont mettre tout leur effort à attirer vers eux le plus grand nombre possible de gens.

     Dans chaque commune, chaque quartier vont naître ainsi clubs sportifs et troupes de théâtre dont le répertoire sera soit très moralisateur, soit divertissant, en tout cas écrit souvent spécifiquement pour elles. En 1907, se créent donc deux fédérations de théâtre amateur: la Fista qui deviendra quelques années plus tard la FNSTA, fédération (laïque) nationale des sociétés de théâtre amateur, et la Fectaf, fédération catholique des compagnies de théâtre amateur. Puis en 1930 naîtra l’Ufolea, mouvement issu de la Fédération des oeuvres laïques consacré à l’éducation artistique. On verra aussi apparaître des troupes corporatistes dont certaines auront une durée de vie et une influence très importantes (le Gaz, la Poste, Les chemins de fer…).
     Ce processus est national est particulièrement présent dans les régions de l’Ouest où le partage entre privé et public est pratiquement à l’équilibre. Le côté positif de cette lutte d’influence est d’engendrer une vraie émulation.

Au-delà du clivage laïques-catholiques

     Après bien des années de concurrence, la Fectaf et la FNSTA fusionneront en 1972 pour donner la FNCTA (fédération nationale des compagnies de théâtre et d’animation), qui, faisant fi de toute allégeance religieuse ou politique, défend encore aujourd’hui les intérêts et la qualité de cette activité artistique.
     Parallèlement, en Bretagne, à la suite d’une prise de conscience qui n’est pas sans être liée aux effets collatéraux de mai 1968, un groupe de passionnés militants, universitaires, jeunes engagés politiques vont se retrouver afin de restructurer les objectifs et moyens d’actions de la FNCTA et recentrer le débat autour d’un « théâtre pour dire » plutôt qu’un « théâtre pour rire ». Il faut ici rappeler qu’après les textes moralisateurs et le répertoire de ce qu’on continue d’appeler « le théâtre de patronage », la si populaire émission de télévision Au théâtre ce soir avait très fortement orienté le répertoire vers les oeuvres dites « de boulevard ».

     Souhaitant donc revenir à un théâtre plus engagé, plus ouvert à l’état du monde et surtout plus tourné vers les auteurs contemporains, ce groupe va se séparer de la FNCTA pour créer une fédération régionale en 1969: ce sera l’Adec (Art Dramatique Expression Culture) qui affirmera très clairement ses objectifs : susciter, développer et accompagner les pratiques en amateur, sous toutes leurs formes, dans un souci d’éducation populaire et de recherche de qualité artistique, encourager les relations et les collaborations avec les partenaires culturels et artistiques, éducatifs et sociaux et développer les ressources, les services et les actions en direction des troupes.
     Quelques années plus tard, elle rejoindra la FNCTA mais restera toujours un électron libre au parcours unique en France. On l’a souvent appelée l’enfant terrible de la fédération.

     Voilà plus de quarante ans que l’Adec travaille à défendre l’idée que tout citoyen peut assouvir la part artistique qui est en lui tout en restant engagé dans la société civile par son travail. Un des rôles des élus n’est-il pas de favoriser ces pratiques et d’encourager la mise en place de lieux structurants ? La municipalité rennaise a bien intégré le message puisqu’en 1989, elle mettra un lieu à la disposition de l’association, un ancien cinéma de quartier, Le Régent, rue Papu, à charge pour l’Adec d’en faire un véritable lieu de développement grâce à une salle de théâtre qui peut recevoir des représentations d’amateurs, des lectures, mais aussi des stages de formation, volet important de son activité, prenant en compte l’ensemble du champ théâtral.
     En 2005, grâce à la mise à disposition d’une salle de 75 m2 dans l’ancienne école de la rue Papu, son centre de documentation, constitué au cours de toutes ces années, va pouvoir lui aussi prendre son essor grâce à des achats, bien sûr, mais aussi des dons tel, le plus important, celui de Guy Parigot qui acceptera que l’on donne son nom à cette bibliothèque théâtrale forte maintenant de plus de 18000 références.

     Aujourd’hui, le nombre de troupes d’amateurs en Bretagne et dans notre département est remarquable en comparaison de l’ensemble du territoire national. Cette vitalité fortement inscrite dans l’histoire et dans l’ensemble du territoire breton, a généré beaucoup de talents et lorsque, pendant la guerre, se crée, à Rennes, une jeune troupe qui gagnera plusieurs fois le « concours des jeunes compagnies », c’est tout naturellement que Hubert Gignoux, mandaté par Jeanne Laurent, leur proposera en 1949 d’être la toute première compagnie de Bretagne installée dans le cadre de la décentralisation théâtrale voulue par le gouvernement.
     Dans ce groupe se trouvaient notamment Guy Parigot, Roger Guillo qui, comme d’autres, auront à faire le choix de la professionnalisation, ce qui était loin d’être évident à une époque où le régime de l’intermittence n’existait pas encore. Leur cahier des charges : jouer des auteurs contemporains en alternance avec des auteurs classiques et surtout, partir en tournée sur l’ensemble du territoire de Bretagne et permettre à toutes sortes de public de voir du théâtre.
     La toute jeune compagnie va très vite s’appuyer sur des réseaux de passionnés de théâtre qui les accueilleront et constitueront leurs premiers publics. C’est aussi le début d’une collaboration qui se poursuivra pendant plus de cinquante ans ponctuée par des stages de formation, des aides à la mise en scène, des rencontres et des échanges de toutes sortes entre comédiens professionnels et amateurs. Ce sont tous ces liens qui enrichiront en permanence les uns et les autres et qui, aujourd’hui encore, servent et nourrissent cet art théâtral qui nous rassemble tous.

85 troupes amateurs sur Rennes Métropole

     Si l’on s’en tient à Rennes et à sa métropole, une étude récente fait état d’environ 85 troupes constituées, auxquelles il faut aussi ajouter les troupes de l’université. Réagissant un jour à ce chiffre, le maire-adjoint Martial Gabillard, un des hommes politiques qui ont de tout temps encouragé les pratiques des amateurs, me demandait : « Mais, où sont-elles ? »
     Oui, en effet, pour qu’il y ait projet théâtral, il faut au minimum des locaux de répétitions et des espaces de représentations. Quand il s’agit d’une troupe installée dans une commune, il y a des salles associatives, des salles polyvalentes, voire des anciennes salles de patronage, mais à Rennes, où se retrouvent-elles pour travailler? Ce n’est pas toujours facile même s’il existe dans cette ville bon nombre de maisons de quartier créées pour répondre aux besoins associatifs, des MJC qui se sont de plus en plus spécialisées dans une pratique, l’Adec, qui ne peut malheureusement répondre à tous les besoins, des associations de quartiers et j’en passe, il n’empêche que c’est souvent dans des conditions difficiles que ces passionnés se retrouvent une à deux fois par semaine pour entièrement construire leur projet, depuis choix du texte jusqu’au moment de la rencontre avec le public.

     D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Difficile d’apporter une réponse globale. De nombreuses études tentent de déterminer les origines sociales, professionnelles, géographiques, ainsi que les tranches d’âges des pratiquants amateurs. Mais les résultats montrent une extrême diversité de cas liée au côté très personnel et intime du désir de théâtre, d’où la difficulté à analyser.
     De la même façon, l’accès à la pratique du théâtre s’est énormément diversifié. Il fut une époque où l’entrée dans le monde du théâtre amateur se faisait par une troupe déjà constituée ou que l’on constituait soi-même avec des amis ou des collègues autour d’un projet collectif partagé d’un bout à l’autre par l’ensemble des membres. Pour cela, on montait une association, on lui donnait un nom et une existence juridique.
     Depuis les années 70, si ce processus existe toujours, une autre entrée a fait son apparition et continue de se développer : c’est la mise en place des ateliers de pratique amateur de théâtre. Ainsi en 1973, l’Adec a-t-elle ouvert le premier atelier régulier de jeu de l’acteur sur Rennes (alors qu’auparavant, la formation se faisait sur des périodes de stages plus ou moins longues, sur week-end ou vacances scolaires).

     Si l’on se réfère aujourd’hui au supplément loisirs annuel de Ouest-France, il existe entre 30 et 40 lieux sur Rennes qui proposent des ateliers de théâtre sur la saison. Dans ce cas, il s’agit d’espaces de formation essentiellement tournés vers l’art de l’acteur, car, il faut le reconnaitre, c’est pour la plupart des gens, l’aspect du théâtre qui les fascine le plus. Sachant que certaines de ces structures proposent parfois 12 à 15 ateliers, allant des enfants aux adultes de tous âges. Sachant aussi que le même phénomène se produit dans toutes les communes de la métropole. Sachant que l’on trouve aussi des ateliers dans les structures hospitalières et pénitentiaires, sans oublier tout le travail théâtral au sein des établissements scolaires, des universités, des grandes écoles…. On comprend qu’il soit difficile aujourd’hui de déterminer le nombre exact de personnes pratiquant le théâtre. Seule certitude: ils sont de plus en plus nombreux. Ces ateliers sont pour la plupart encadrés, animés par des comédiens professionnels et aboutissent le plus souvent à une représentation en fin de saison. Le Théâtre du Cercle et le Théâtre de La Paillette comptent parmi les plus représentatifs de ce secteur à Rennes.
     Parmi les participants de ces ateliers, certains se « trouveront » et souhaiteront poursuivre l’aventure en constituant une troupe, d’autres continueront dans d’autres ateliers, d’autres lieux, d’autres abandonneront pour des raisons personnelles, familiales ou professionnelles, parfois y reviendront plus tard, quand les enfants auront grandi, tant cette passion peut tenir bon, même après des années d’absence.

     Alors, que cherchent-ils à travers ces expériences qui parfois au départ les paralysent de trac, provoquent en eux de violents combats entre l’envie de rester tranquillement chez eux à consommer de la culture en lisant ou en regardant la télévision après une journée de travail et le besoin « pulsionnel » de retrouver le groupe pour poursuivre, malgré toutes les difficultés, la longue gestation du projet commun?
     Beaucoup d’hypothèses ont été évoquées : le plaisir de changer de place dans la hiérarchie sociale le temps d’une représentation? Simplement rechercher à recréer du lien social à travers une activité artistique? Se lancer un défi et se mettre en danger devant sa communauté? Modifier son image à ses propres yeux et aux yeux de ses amis? Vouloir participer activement à un espace de parole directe par le truchement du texte d’un auteur ? Partager des idées et des convictions dans une forme d’engagement? Ré-interroger son propre rapport à l’art? Toucher du doigt, approcher ce statut d’artiste qui fascine dans ce qu’il représente de marginalité au sein d’une société de plus en plus normée?

     Reste aussi cette question, au delà du statut économique qui différencie les amateurs des professionnels, les amateurs font-ils de l’art ? Sans entrer dans un débat trop long, constatons qu’aujourd’hui la question peut être posée, car depuis 2004, la recherche sur le théâtre amateur a connu un tournant majeur avec un ouvrage que le CNRS lui a consacré cette année-là et avec la tenue des deux colloques. Ils se sont déroulés à Rennes en 2004 et 2008 et ont réuni sur le sujet des universitaires, des chercheurs, des artistes, des élus, des troupes et associations, qui, pour la première fois ont pu jeter les bases d’une réflexion approfondie sur le théâtre des amateurs. Ces rencontres se sont poursuivies au théâtre de Bussang et à Beaumes-de-Venise en 2010 et 2012.
     Au-delà de la diversité d’origines sociales, territoriales, culturelles, des générations et des motivations de tous ordres, il y a toujours au départ un besoin, une pulsion, une urgence personnelle, parfois cachés pendant des années et qui un jour, parce que les circonstances s’y prêtent, font qu’une personne « s’autorise » à franchir le pas. Commence alors pour elle le long et passionnant parcours qui l’emmènera de l’individuel au collectif, avec sur sa route tout ce que le théâtre fait découvrir : l’écoute, la tolérance, la frustration, la générosité, l’exigence, le doute, le partage, tout ce qui fait le plaisir et qui construit dans une aventure commune.

     Cette aventure commune mène non seulement à l’épanouissement individuel, à la création collective, mais aussi à la prise en compte par des gens de sujets qui traversent la Cité. Si l’on met de côté la pratique parfois consumériste du théâtre en atelier, il apparaît clairement que la force de la pratique théâtrale collective, notamment en troupe, fait de l’amateur un citoyen à part entière. Il s’empare de mots, d’idées, de gestes, parfois de mises en scène audacieuses, qui font de l’acte de jouer sur scène tout autant un fait artistique qu’un fait politique. L’amateur citoyen s’adresse à d’autres citoyens, n’est-ce pas la base de la démocratie culturelle et participative?
     Après plusieurs décennies de militantisme en ce sens, les associations d’éducation populaire (mais aussi d’éducation artistique!), ont été entendues par les élus et les administrations qui construisent les politiques publiques territoriales de la culture. Au niveau national, le ministère de la Culture a développé un Bureau des pratiques en amateur qui aujourd’hui concourt à la mise en valeur et à l’enrichissement des parcours des amateurs dans le processus d’accès à l’art et à la culture.

     Au niveau de l’agglomération rennaise, et particulièrement de la Ville de Rennes, les élus ont aussi pris en compte la nécessité d’une politique publique de la culture ouverte, accueillante, bienveillante et valorisante à l’égard des pratiques artistiques en amateur. Cependant, l’enjeu fondamental réside aujourd’hui dans la posture de l’ensemble des acteurs face à ces changements d’orientations politiques. Les amateurs sont surpris que l’institution s’intéresse à leur sort, et craignent parfois qu’on veuille les empêcher de pratiquer leur art comme ils l’entendent. Du point de vue institutionnel, le risque est grand, voulant bien faire en accompagnant plus les amateurs, que l’approche soit inadaptée à la demande et parfois condescendante à l’égard de citoyens qui demandent simplement à pouvoir pratiquer leur art dans des conditions dignes de celui-ci.
     Autrement dit, l’avenir de l’élargissement de l’accès à l’art à et à la culture passe aussi par une reconnaissance réelle – mais aussi réaliste - des pratiques en amateur, avec ce qu’elles ont de plus précieux: permettre à chacun de s’essayer à l’art, de développer une forme d’engagement citoyen, de partager des aventures humaines, bref de « faire culture ».