Sa mort n’a pas fait grand bruit. Michel Mohrt était vieux. Il ne cherchait ni les feux de la rampe ni à être aimable. Son antique moustache d’académicien en exhibait la preuve. Bien qu’il fût écrivain renommé et jadis auteur de très dignes et classiques romans, le personnage n’appartenait pas au clan des célébrités fréquentables. Mohrt était rangé dans la case des « traditionnalistes ».
Il militait à l’Action Française du temps où il faisait à Rennes ses études de droit. Un très mauvais point, surtout si l’on ajoute que jamais il ne renia l’amitié qu’il avait nouée avec Jean Bassompierre lors des combats de 40 contre les Italiens sur le front des Alpes. Ultra-nationaliste, Bassompierre, militant à la Cagoule, créateur du Service d’ordre légionnaire, membre ensuite de la LVF puis de la division Charlemagne, fut condamné à mort et fusillé en 1948.
Ce Bassompierre, prototype du « soldat perdu » est au centre de l’un des derniers livres de Michel Mohrt, paru en 2000 chez Gallimard. Tombeau pour La Rouërie, ouvrage presque testamentaire, nous intéresse ici à plus d’un titre. Il tourne autour d’un personnage historique de l’Ille-et-Vilaine, Armand Tuffin, marquis de la Rouërie (1751-1793). Cet aventurier natif de Fougères qui fut tour à tour engagé dans la Révolution américaine et chef de la Contre-Révolution en Bretagne offre une image ambivalente, celle qu’en général le souvenir national répugne à glorifier.
C’est justement cet aspect ambigu voire mal aimé qui fascine Michel Mohrt, d’autant plus qu’il y projette un peu de son propre destin. « En vérité, La Rouërie a été un compagnon de toute ma vie », écrit-il. En racontant son histoire, « je m’acquitte d’une dette. Et ce sont des épisodes de ma propre vie que j’évoque, et de celle que j’aurais aimé vivre ». Car comme La Rouërie allant en Amérique combattre aux côtés de Lafayette et de Washington, Michel Mohrt eut, lui aussi, son escapade américaine. Après la guerre qu’il passa dans l’ombre de Vichy, il s’exila aux Etats-Unis pendant quelques années, enseignant à l’université et s’imprégnant de la littérature américaine la plus moderne dont il deviendra un spécialiste: Styron, Kerouac, Faulkner. À son retour, il entra chez Gallimard comme responsable des traductions et grand spécialiste de la littérature anglo-saxonne tout en connaissant une gloire littéraire qui culminera à la faveur de son roman La Prison maritime en 1962.
La Rouërie, Bassompierre… l’écrivain superpose les destins. En écrivant son Tombeau de La Rouërie, il avoue son empathie à l’égard de tous ces « soldats perdus comme la France en a connu tout au long de son histoire, de Cadoudal à Rossel, combattant de la Commune de Paris, en 1871, à Jouhaud, à Hélie de Saint-Marc. Si j’aime ces hommes c’est pour leur courage, leur sens de l’honneur et leur fidélité à la parole donnée, que ce soit au roi, à un chef respecté, à un peuple… »
À cette superposition des biographies « maudites », le Tombeau de La Rouërie ajoute un aspect émouvant pour qui s’intéresse à Rennes. Michel Mohrt met en relation et presque en résonance deux époques de la ville: celle de la Révolution française et celle qu’il a connue avant-guerre. Jeune homme issu d’une famille commerçante de Morlaix, Mohrt avait publié son premier livre à l’âge de 14 ans quand il avait illustré de bois gravés un livre du bretonnant Jakez Riou (Gorsedd Digor). À peine âgé de 20 ans, il débarqua à Rennes pour y faire ses études de droit et se préparer à son futur métier d’avocat.
Pour lui, Rennes, c’est le Parlement. Repassant par là après l’incendie, il note: « Les Rennais ont éprouvé une vraie douleur que je partageai quand je vis le palais devant lequel je passais chaque jour pendant les quatre années où je séjournai dans la ville, et où j’avais prêté serment, couvert d’échafaudage et le toit défoncé ».
Mohrt délivre alors une vision du Rennes des années trente, ville figée dans une sorte de permanence séculaire. « Dans ma jeunesse, il restait quelque chose de l’importance du parlement de l’Ancien Régime. La cour d’appel dominait la société de la ville, comme le parlement l’avait fait, entouré de tout le monde de la basoche, avocats, avoués, huissiers, secrétaires… Les professeurs de la faculté de droit et les magistrats de la cour fraternisaient et formaient la société la plus choisie. Ils se recevaient entre eux, se retrouvaient dans des associations, des sociétés musicales qui donnaient des concerts. »
Et Michel Mohrt évoque un trait significatif: « Je vois encore, dans le théâtre, faisant face à la mairie, le doyen de la faculté de droit diriger l’orchestre et le choeur où figuraient des conseillers de la cour. Dans les cérémonies, monsieur le premier président de la cour passait avant le général commandant la région, les conseillers avant les officiers du régiment cantonné dans la ville: cedant arma togae2. La ville se souvenait encore d’avoir été la capitale du duché et la cour d’avoir remplacé le parlement. » Le romancier ajoute ce témoignage éclairant sur les études de droit de l’époque: « À la faculté, l’histoire du droit faisait une grande place à l’histoire de la Bretagne et à ses lois et coutumes particulières. À la cour, l’ombre de La Chalotais errait encore dans les bureaux et dans les chambres. »
De même, Michel Mohrt se projette dans le Rennes du 18e siècle pour magnifier la figure d’un autre héros « perdu », le général révolutionnaire Moreau3, né comme lui à Morlaix et « injustement » oublié. Là encore, c’est la permanence qui l’emporte. « J’ai souvent rêvé Moreau, écrit Mohrt, quand, à l’ombre de l’église Saint-Melaine, j’étudiais comme lui le droit romain et la coutume de Bretagne (…) Il a parcouru comme moi la place des Lices, un jour de marché, elle n’avait pas changé en cent cinquante ans, et l’on y respirait toujours les odeurs de légumes, de crottin et de fleurs. Il a pris un repas, comme moi, au restaurant des Quatre-Boeufs, proche de la cathédrale: le restaurant était assez vieux pour avoir existé du temps de Moreau et l’on y mangeait toujours des crêpes de blé noir. La Rouërie était dans la salle… »
Ainsi rêve Michel Mohrt qui jamais ne chercha à être totalement de son temps. Peut-être convient-il à son sujet de malmener les clichés. Lorsque le Tombeau… parut, j’avais salué dans Ouest-France l’intérêt du livre tout en mentionnant que l’auteur s’y montrait « un peu réac’ ». En retour l’académicien m’adressa un mot gentiment indigné où il disait, de mémoire, « Monsieur, ignorez-vous que j’ai été le défenseur et l’introducteur en France de la littérature américaine d’avant-garde! »
Dont acte, et suivons Erik Orsenna, qui parlant des relations amicales qu’il eut avec son collègue de l’Académie déclarait au lendemain de sa mort : « C’est très étrange que deux fous de Bretagne, l’un de gauche, l’autre de droite, se soient retrouvés dans une même passion pour Faulkner.»