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Histoire & Patrimoine
#22
Le Stade de la route de Lorient, un siècle d’histoire
RÉSUMÉ > Le Stade de la route de Lorient vient de fêter son centenaire. C’est l’occasion d’évoquer l’histoire de cet équipement sportif qui, comme le dit l’historien François Prigent, recouvre, au-delà des jeux de passes sur le rectangle vert, différents enjeux techniques, architecturaux, financiers, politiques, culturels.

     « Some people think football is a matter of life and death. I assure you, it’s much more serious than that. » (Certains pensent que le football est une manière de vivre et de mourir. Je peux vous assurer que c’est beaucoup plus sérieux que cela).
     B. Shankly, mythique entraîneur écossais de Liverpool, dont le stade s’identifie à un quartier et une rue: Anfield Road 

     L’étymologie du mot « stade » renvoie à la verticalité de « ce qui se tient debout » et à l’horizontalité, mesure d’une étendue de 200m sur laquelle se pratique la course. Un stade de football, l’enceinte aménagée autour d’un terrain aux dimensions standardisées où se déroulent les matchs qui rythment la vie sportive d’un club, matérialise dans l’espace les différentes composantes d’un club.
     D’une part, les acteurs publics (collectivités locales, dirigeants) ou privés comme les partenaires économiques (actionnaires, sponsors) soutiennent l’existence du club en tant que structure à vocation sportive, et à ce titre, sont en charge de la gestion du stade. Cet ensemble monumental, inséré dans l’espace urbain, constitue le véritable siège institutionnel de la direction du club.
     D’autre part, le stade est ce lieu singulier qui résonne des clameurs au gré des gestes techniques et des buts. Vide la plupart du temps, cet endroit se met à vibrer tous les quinze jours au rythme des rencontres sportives qui rassemblent des milliers de personnes, devenant pour 90 minutes un espace où bat le coeur de la ville. En définitive, le stade est le trait d’union de la triade « entraîneur, joueurs, supporters » qui forme l’identité d’un club: les équipes et les joueurs se succèdent au fil des saisons, mais le stade, porteur de la mémoire collective du club, voit défiler ces aventures partagées autour d’un ballon.
     Équipement sportif à vocation collective, le stade marque de son empreinte la ville par ses infrastructures, participant dans son architecture au tissu urbain. Elément indéniable du passé culturel de la ville, le stade appartient au patrimoine matériel de l’espace local. Ouvrage architectural imposant qui évolue dans le temps, ce patrimoine bâti, métonymie de la ville, accueille des spectacles populaires, au regard des affluences du temps du football professionnel.
     Dans ses différentes étapes de développement ou chantiers de (re)construction, le stade témoigne de l’histoire du club, de son évolution. « Theater of dreams », à l’instar de la renommée d’Old Trafford à Manchester United, le stade est le théâtre d’exploits sportifs comme de défaites mémorables. Certes, les virages, les tribunes où se massent les supporters, ont bien changé depuis l’émergence de ce sport au début du 20e siècle, avec la généralisation des places assises, au détriment des anciennes tribunes « debout », coeur de la ferveur.
     L’histoire d’un stade comme celui de la route de Lorient met en jeu au-delà des jeux de passes sur le rectangle vert, différents enjeux techniques, architecturaux, financiers, politiques, culturels. Après un siècle d’existence, ce stade d’une capacité de 30 000 places – gabarit d’un stade moderne – se place au 11e rang national. Ayant conservé sa localisation originelle au bord de la Vilaine, ce stade depuis son inauguration le 15 septembre 1912, s’est mué en complexe sportif associant le terrain et son enceinte (tribunes), la boutique (vitrine du club, comme sa dimension virtuelle, le site internet), les terrains annexes d’entraînement et du centre de formation (centre H. Guérin; La Piverdière; école privée Odorico).

Aux origines du nouveau stade (1912-1949)

     Les racines du football breton, importé de Grande- Bretagne, dévoilent la force de la métropolisation et de la littoralisation dans la diffusion de la pratique, avec un essaimage des clubs qui empruntent les axes de communication (ports, chemins de fer) et se fixent sur les espaces industriels, dans les villes et sur les côtes. Les milieux étudiants, reproduisant la place centrale du sport dans les élites universitaires britanniques, sont à l’origine du Stade Rennais. Organisé en association loi 1901 avec des sections étudiantes de football et d’athlétisme, le Stade Rennais Universitaire Club résulte de la fusion avec le FC Rennes en 1904. L’entre-deux-guerres est le moment décisif de l’autonomisation des clubs de football par rapport à ces structures omnisports originelles.

La tribune en bois de 1912: le « poulailler »

     Avant 1912, les matchs se déroulent dans le quartier de la Mabilais, sur un terrain appartenant aux frères Richier. Les conditions de jeu, perturbées par les fréquentes inondations en dépit de la mise sur pied d’un système de drainage en 1911, freinent le développement initial du club, qui se dote en 1912 d’un véritable stade. La ville investit 1.5 million de francs pour construire des gradins et des vestiaires, mais le parc des sports du Moulin du Comte, situé dans l’espace périphérique d’une ville en cours d’industrialisation (quartier caractérisé par la présence de nombreux logements ouvriers), est une simple tribune en bois construite sur une butte de terre adossée à l’avenue de la route de Lorient. Rapidement baptisée « le poulailler » puis le « clapier à lapins » par les supporters, cette tribune en bois demeure jusqu’en 1949 dans un stade qui peut accueillir 12 000 personnes.
     Le premier match en septembre 1912 se solde par une large victoire 6-1 face au SA du lycée de Rennes. L’inauguration officielle, le 15 octobre 1912, en présence du maire, Jean Janvier, rassemble plus de 3000 spectateurs : la cuisante défaite 0-4 contre le Racing Club de France marque néanmoins le début d’une aventure collective dans ce nouveau stade, comme le souligne la presse locale de l’époque. La plus forte affluence durant l’entre-deux-guerres date du 30e anniversaire du club: 8000 personnes pour voir jouer Mansfield.

Un premier cycle de succès (1912-1934)

     La rivalité sportive avec l’US Servannaise perdure jusque dans les années 30, mais le club rennais prend rapidement l’ascendant sur son rival malouin. Sacré champion inter-fédéré en 1916 après sa victoire dans la coupe des Alliés, le SRUC atteint la finale de la coupe de France en 1922 face au club ouvrier du Red Star, l’encadrement des loisirs étant une des composantes centrales du système des contre-sociétés communistes dans les banlieues rouges de la région parisienne. L’équipe rennaise compte dans ses rangs plusieurs internationaux, dont F. Hugues et C. Berthelot. En 1926, la fusion avec le Rennes Etudiant Club, qui conserve des équipes de rugby et de volley-ball au haut niveau, contribue à renforcer le poids des milieux laïques et radicaux, à l’image d’Isidore Odorico, dont les mosaïques parsèment la cité rennaise.
     En compagnie des présidents de Montpellier et Sète, E. Gambardella et G. Bayrou, I. Odorico milite pour l’organisation d’un championnat professionnel et met à exécution ses menaces en tenant le Stade Rennais à l’écart des compétitions nationales (1929-31). Rennes termine 6e à deux reprises du championnat à l’ère du professionnalisme.

La question du stade, reflet des crises (1934-1949)

     Le développement sportif pose la question de la consolidation des infrastructures, mais l’idée de la construction d’un nouveau stade en dehors de son site initial, en l’occurrence sur la commune de Cesson, se heurte au refus catégorique de Jean Lemaistre en 1934. Ce coup d’arrêt n’empêche pas le club d’atteindre une seconde fois la finale de la coupe de France, enregistrant à nouveau une défaite face à l’OM sur un score sans appel (0-3). Relégué et miné par des questions financières, le club connaît une crise majeure en 1937, et ce en dépit du soutien indéfectible de la nouvelle municipalité qui lance une grande souscription en faveur du Stade Rennais, considéré comme un élément à part entière du patrimoine culturel local.
     En 1942, les décisions du maire François Château (1935-44) reportent la rénovation du stade au motif des circonstances douloureuses de la guerre. De la Libération de la ville par le général Patton au 15 octobre 1944, les troupes militaires américaines stationnent dans le stade.
     La municipalité Yves Milon (1944-1953) accède aux demandes du club, ouvrant la voie à un nouveau cycle de l’histoire du stade. Après avoir écarté les projets d’un déplacement du stade vers le centre de la ville cette fois (les sites du Colombier puis du Champ de Mars sont tour-àtours évoqués), il est décidé de se limiter à réaliser des travaux de rénovation pour moderniser le stade, construit en dur à partir de 1949. Plusieurs joueurs se distinguent au sein du collectif rennais (4e en 1949, 5e en 1946, 9e en 1947 et 1950), dont les internationaux H. Guérin, J. Prouff, J. Combot ou S. Artigas, meilleur buteur en 1950.

Trois cycles de rénovation (1949-1999)
Le temps de la modernisation (années 50)

     Lors des 50 ans du club, en mai 1951, le stade accueille une rencontre de gala contre Charlton. En décembre 1952, l’affluence dépasse les 20000 spectateurs lors d’un match contre le Stade de Reims.
     La relégation en 1954 clôt la période faste au plan sportif ouverte à la Libération. En décembre 1955, la tribune côté Vilaine, menaçant de s’écrouler, est reconstruite en béton et peut accueillir jusqu’à 3 000 personnes. Une tribune côté route de Lorient est érigée, prévue pour 10 000 personnes dont 2 000 places assises.
     Si les tribunes se transforment au fil des travaux, la sociologie des spectateurs renforce l’ancrage populaire de la fréquentation du stade, à partir de 1958 avec l’implantation toute proche de l’usine Citroën dans cette zone industrielle.

De la solidification du stade à la consolidation du club (1965-1975)

     La construction d’un grand stade d’une capacité supérieure à 20 000 places conforte la nouvelle place de Rennes dans le paysage footballistique français. Ce stade de la route de Lorient – car c’est le moment de l’affirmation de ce nom – devient le symbole d’un Stade Rennais qui s’impose et rayonne au plan sportif, en véritable capitale régionale du football breton, sous la présidence de L. Girard. L’équipe, qui tactiquement évolue en zone et en 4-2- 4, rassemble des talents comme A. Cuissard, H. Guérin, K.Mahi (international français puis algérien après 1962), Y. Goujon, J. Prouff, M. Loncle ou D. Rodighiero.
     À bien des égards, l’année 1965 marque l’apogée de cette histoire: cette année-là, sept joueurs rennais sont sélectionnés en même temps en équipe de France; 4e du championnat, le club remporte sa première coupe de France face à Sedan (2-2 puis 3-1 lors de la finale rejouée). Le stade connaît la saison suivante les joies de la coupe d’Europe face au Dukla Prague du stratège J. Masopust, une des vedettes de la coupe du Monde 1962. En novembre 1965, dans ce nouveau stade plein comme un oeuf, 28 000 personnes assistent au choc entre le champion Nantes et Rennes, vainqueur de la coupe. Choc sportif, ce derby préfigure une phase de modernisation du stade qui accueille en moyenne une assistance de 5 000 spectateurs au début des années 50 contre 12 000 au début des années 60.
     La mise en place de l’éclairage moderne, pour permettre la tenue de rencontres en nocturne, s’inscrit dans un processus de modernisation des stades européens durant les années 1950-60. À Rennes (6e du championnat en 1966), la 1re rencontre en nocturne a lieu en avril 1967 lors d’un match amical face à la Pologne.
     Adossé à un recrutement régional, dont Raymond Kéruzoré est le symbole, le club gagne une seconde coupe de France en 1971, en battant l’OM1 puis l’Olympique Lyonnais. Resté célèbre pour une partie de boules avec des artichauts derrière ses buts, le gardien M. Aubour est un des héros de cette aventure sportive. Emmenée par L. Cardiet et R. Cédolin, l’équipe est éliminée par les Glasgow Rangers, futur vainqueur de la C2.
     Lors de la saison 1971-1972, Yves Fréville, maire centriste de Rennes, faisant un choix d’ordre économique, refuse de porter la capacité du stade à 30 000 personnes.

Le temps des crises (milieu des années 1970-1999)

     Dès le milieu des années 70, le club s’enfonce dans des crises à répétition, avec des problèmes financiers aiguisés par l’instabilité au niveau des entraîneurs (12 de 1974 à 1994). L’équipe oscille entre D1 et D2, tandis qu’évoluent route de Lorient des joueurs de niveau international (P. Hiard, L. Pokou, L. Delamontagne, Y. Stopyra).
     L’impact des résultats sportifs sur les affluences se fait sentir par la baisse sensible de la fréquentation du stade: 12000 personnes en moyenne en 1974, 4000 spectateurs en 1981.
     Grevé de dettes, le club, menacé de disparition, surmonte une crise sans précédent en 1977-78, grâce à l’énergie de J. Lissilour, directeur de cabinet d’Edmond Hervé, et A. Houget, atypique président. En 1983, le club retrouve la D1 et la municipalité conditionne la construction du nouveau stade au maintien au sein de l’élite. L’échec sportif enterre ce projet. La tribune construite côté route de Lorient en 1987 accroît la capacité d’un stade qui se singularise par ses grandes toiles inspirées du stade olympique de Munich. Le reste du projet, en inadéquation avec les résultats d’une équipe qui fait régulièrement l’ascenseur, est abandonné.

L’ère des nouveaux travaux depuis 1999

     Soutien financier dès 1993, le groupe Pinault2 devient le principal sponsor en 1998-99, détenant les 2/3 du capital. Porté par ses attaquants (S. Guivarc’h, S.Wiltord), le club est bouleversé par le départ précipité de jeunes espoirs pour l’Inter de Milan en plein bouleversement lié à l’arrêt Bosman et par le recrutement onéreux de joueurs brésiliens. Vainqueurs de la Gambardella en 2003, les Rennais commencent à remplir les objectifs des années Pinault: se rapprocher du niveau européen, puiser dans le vivier de la formation, assainir les comptes et procéder à des investissements stratégiques. 4e en 2005 avec un buteur de premier plan qui enflamme les travées du stade (A. Frei), Rennes s’installe durablement dans le haut de tableau. Le processus se poursuit lors des dernières saisons, en dépit de l’échec de l’accès la Ligue des Champions ou des cuisantes défaites en coupe de France face à Guingamp lors de la finale en 2009 ou contre Quevilly en 2012.

Un chantier long et coûteux, achevé en 2004

     En 1996, le président R. Ruello met en route le projet d’un nouveau stade dépassant les 25000 personnes de capacité. Entamée en avril 1997, la rénovation estimée à 62millions de francs est préférée à la construction d’un équipement sportif en périphérie de la ville pour un montant de 140-170 millions. L’arbitrage effectué par E. Hervé repose sur la volonté de disposer d’un stade au coeur de la ville, où bat le pouls de la ville. S’accompagnant de la mise sur pied d’un véritable centre d’entraînement et de formation, ces travaux sous la houlette de l’architecte du stade Charléty, B. Gaudin, coûtent au final près de 37,3 millions de francs. En contrepartie de cette rénovation, l’engagement financier de la famille Pinault dans le club prend la forme d’une location annuelle du stade, aux alentours d’un million de francs.
     Après la tribune Vilaine en 1999, les tribunes Mordelles et Lorient sont édifiées jusqu’en 2004. Après le match de célébration du centenaire face à la sélection sénégalaise en septembre 2001, l’inauguration officielle du stade survient en août 2004 lors du match de l’équipe de France3 face à la Bosnie-Herzégovine. En octobre 2004, face à Metz, le stade accueille 28 500 spectateurs, puis 29 500 contre l’OM. La modernisation du stade se poursuit, avec l’installation d’écrans géants en 2008. Après avoir envisagé une pelouse synthétique4, le club fait le choix d’un nouveau système de pelouse, mobilisant des lampes à sodium, ce qui suscite des polémiques au sein du conseil municipal en raison de son coût et des enjeux écologiques. En 2008, la ville monte un projet de rénovation en vue de l’Euro 2016 en France: retenu parmi les sites présélectionnés, le projet est retiré pour des raisons financières en 2009.

     Si les espaces entreprises dans le stade honorent des joueurs emblématiques (Aubour, Loncle, Pokou, Rodighiero), les tribunes font référence aux soutiens financiers du club. La tribune Vilaine devient la tribune PPR, puis Conseil Général d’Ille-et-Vilaine (2005) et CMB (2009), tout comme la tribune Mordelles, intitulée Ouest-France ou la tribune Lorient devenue Super U puis Carrefour (2004).
     C’est d’ailleurs le coeur de la controverse autour de ce stade sans nom, mais pas sans histoire(s)5. A plusieurs reprises, des propositions sont avancées pour le baptiser du nom de joueurs mythiques des Rouges et Noirs comme J. Prouff, élu en 2004 entraîneur du siècle. A contrario, au printemps 2009, un projet de « naming » du stade, Fortunéo Stadium en référence au groupe CMB-Arkéa augurant de nouvelles ressources pour le club (30millions d’euros) ne voit finalement pas le jour6. Depuis 2011, l’aménagement d’un pôle commercial autour du stade est à l’étude.
     La vocation sportive du stade est parfois temporairement abandonnée lors des nuits interceltiques (2007-08) ou des rassemblements diocésains où se masse une foule de 25000 fidèles lors de la Pentecôte en mai 2007 et 2012. La fibre régionale, dans ce qui a pu être envisagé comme « le stade de Bretagne », surgit avec force quand la sélection de Bretagne affronte le Cameroun en mai 1998 ou quand A. Stivell chante l’hymne breton route de Lorient.
     Sans commune mesure avec les ambiances chaudes de stades plus petits, à l’anglaise, comme le Roudourou (En Avant Guingamp) voire F. Le Blé (Stade Brestois), le stade de la route de Lorient a la réputation d’accueillir un public de connaisseurs mais peu prompts à s’enflammer. Cette dimension s’est accentuée dans le nouveau stade, en raison d’une certaine perte de l’identité populaire de la fréquentation. Le rôle de 12e homme, incarné par les groupes de supporters les plus fervents comme le RCK, est pourtant souligné dans la période récente lors du retour sur la scène européenne face à l’Athlético Madrid ou de la qualification pour la prochaine finale de la coupe de la Ligue7. Entre rituels d’avant-matchs et pratiques socioculturelles des supporters, cette autre histoire du stade est un terrain de recherche, couvrant aussi bien le registre de l’histoire des émotions (collectives et intenses) que celui du paysage sonore, olfactif et gustatif (la fameuse galette- saucisse des soirs de match!).