Chaque année, plus de 3 000 navires marchands font escale sur les sites portuaires de Nantes/Saint-Nazaire. Cette activité logistique génère 16 000 emplois dans les Pays de la Loire. Elle crée au total 2,7 milliards d’euros de valeur ajoutée et plus de 26 000 emplois dans les régions du Grand Ouest. Le trafic extérieur 2010 du port de Nantes Saint-Nazaire s’élève à 31,1 millions de tonnes, en hausse de 4,6 % par rapport à 2009. Supérieure à la moyenne des grands ports maritimes (+ 1,3 % à fin octobre), cette progression intervient dans une période caractérisée par d’importants mouvements sociaux, liés à la réforme portuaire et à celle des retraites, et par une réelle tension économique sur les marchés. Intitulé Escales (Enjeux de Santé au travail et CAncers : Les Expositions à Supprimer dans les métiers portuaires), un projet de recherche-action démarre sur le port, avec le soutien financier de la Région des Pays de la Loire.
L’Association pour la protection de la santé au travail dans les métiers portuaires (APPSTMP 44), fondée par un collectif de dockers et d’agents du Grand Port Maritime a recueilli des éléments qui constituent une alerte majeure sur les risques pour la santé des travailleurs portuaires. Ce travail a en effet mis en évidence que, depuis 1992, sur les 362 dockers que comptait le port, 99 ont été atteints de maladies graves, cancers et problèmes cardiaques en tête et 46 en sont morts, dont une vingtaine avant leurs 60 ans. La plupart des anciens dockers aujourd’hui malades ont longtemps manipulé, sans protection, des céréales traitées aux pesticides, des bois tropicaux « aspergés de fongicide », des fruits ou des légumes traités, des engrais en sacs ou en vrac, de la ferraille en vrac, sans compter les gaz d’échappement de leurs engins de manutention : « Pour faciliter le travail des dockers, des engins de manutention diesel circulaient en permanence dans les cales avec une fumée d’échappement stagnante : pendant toute ma carrière, j’ai travaillé dans ces bateaux d’engrais en vrac », précise l’un d’eux.
Une journée d’échanges organisée par l’APPSTMP 44 en mars 2011 au CHU de Nantes a été un premier temps de mobilisation4. « Aujourd’hui, on veut juste savoir si ces maladies sont bien liées à notre travail, comme on le redoute », indiquait alors Jean-Luc Chagnolleau, 53 ans, président et co-fondateur de l’APPSTMP 44, lui-même atteint de plusieurs cancers et décédé en septembre 2011. Dans la continuité de cette journée et du travail engagé par l’APPSTMP 44, un projet de recherche-action a été conçu par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs en sciences humaines et sociales (sociologues, juristes, historiens), en lien avec l’association. Il s’agit de passer du constat établi par l’APPSTMP 44 à une production de connaissance scientifique, dans une démarche de santé publique, c’est-à-dire dans le double objectif d’améliorer la prise en charge d’atteintes à la santé d’origine professionnelle et d’impulser des actions de prévention.
Parmi les atteintes à la santé liées au travail, depuis la montée de l’épidémie des maladies liées à l’amiante, le cancer apparaît comme un enjeu majeur de santé au travail et de santé publique, en raison de sa gravité et de la croissance observée des indicateurs de morbidité et de mortalité, en particulier chez les actifs. C’est aussi une maladie emblématique des difficultés d’appréciation des liens entre travail et santé en raison du délai de latence entre exposition et survenue de la maladie, mais surtout du fait de la complexité des pathologies cancéreuses ellesmêmes. À cela s’ajoute l’opacité produite par un dispositif de reconnaissance en maladie professionnelle qui ne prend en charge qu’une toute petite partie des cancers d’origine professionnelle.
En 2003, l’Institut de veille sanitaire (InVS) a publié une Estimation du nombre de cas de certains cancers attribuables à des facteurs professionnels en France. Selon l’InVS, 4% à 8,5% des cas de cancers survenant chaque année dans la population masculine seraient liés à des expositions professionnelles en France (pourcentages variant selon le mode de calcul retenu)5. D’après ces estimations, on note un net écart entre le nombre de cancers attribuables à des expositions professionnelles et le nombre de cancers reconnus en maladie professionnelle. Pour ne prendre qu’un exemple, pour une année donnée (1999), le nombre de cancers de la vessie attribuables à des expositions professionnelles survenus aurait été, selon ces estimations, compris entre 625 et 1 110 cas alors que le nombre de cancers de la vessie réparés dans le cadre du Régime général de la sécurité sociale en France cette même année était égal à 7 (données CNATMTS). À côté de cette importante sous réparation des cancers attribuables à des expositions professionnelles, il faut souligner que le taux annuel de mortalité précoce (45 à 54 ans) par cancer est quatre fois plus élevé chez les ouvriers que chez les cadres et professions intellectuelles, ce qui fait que la France détient le record européen d’inégalité de mortalité masculine par cancer avant 65 ans.
Les données sur les expositions professionnelles sont également un indicateur alarmant. Selon la dernière enquête Sumer de 2003, 2 370 000 salariés, soit 13,5% du total, sont exposés à un ou plusieurs produits cancérogènes. Ce sont majoritairement des ouvriers et des hommes. L’enquête Sumer montre en outre que, parmi les salariés exposés, la part de ceux pour lesquels aucune prévention collective n’existe est loin d’être négligeable, notamment chez les ouvriers et les agriculteurs. Selon la Confédération européenne des syndicats, 32 millions de travailleurs européens sont exposés à des cancérogènes professionnels avérés.
Dans les métiers portuaires, une étude réalisée par la médecine du travail sur le port de Marseille-Fos à la demande du Comité d’hygiène et de sécurité fait état de l’augmentation des maladies professionnelles et d’une espérance de vie « jusqu’à dix ans inférieure à la moyenne nationale », selon le Dr Guy Garnier, médecin du travail. Le dispositif local de production de connaissance mis en place sur le bassin d’emploi de Fos-sur-Mer par l’Association de médecins généralistes pour la prise en charge des maladies éliminables a pour sa part montré la multiplicité des expositions professionnelles subies par des dockers souffrant aujourd’hui de cancer, liée à la polyvalence de leur métier : amiante, ciment, charbon, nickel, phosphates, ferrochrome, bauxite, coke, chrome, zirconium, manganèse, blende, soufre, alumine, pyrite, clinker, argile, brai, soja, tourteaux, engrais, céréales, blé, coprah, arachide, colza, fongicides, vapeur de solvants, de produits pétroliers, gaz d’échappement. Par ailleurs, la section des dockers de la fédération internationale des travailleurs des transports (ITF, International Transport Workers’ Federation) mentionne le thème «santé, sécurité et environnement» parmi les points d’intérêt à défendre aux côtés des syndicats de dockers : « Même si de nombreux ports se sont considérablement améliorés sur ce point, la santé et la sécurité restent l’un des principaux sujets de préoccupation. Cette situation est liée à l’introduction de nouvelles technologies, au désir d’augmenter la productivité, à l’augmentation des volumes et dimensions des navires ainsi qu’à l’apparition de nouvelles cargaisons chimiques et dangereuses. Il est indispensable de prévoir des formations professionnelles adéquates et d’établir des normes de santé et de sécurité internationales. »
Le Plan cancer établit en France pour les années 2009 à 2013 prévoit, parmi les trente mesures définies, deux mesures spécifiquement liées aux cancers d’origine professionnelle : la mesure 9, vise à « améliorer l’observation et la surveillance des cancers liés à l’environnement professionnel » ; la mesure, préconisant de « renforcer la prévention des cancers liés à l’environnement, en particulier dans le domaine professionnel ». Le projet Escales s’inscrit dans ces deux mesures du Plan cancer 2009-2013.
La question de la connaissance des cancers d’origine professionnelle ne peut se poser en dehors d’une prise en compte d’une dimension temporelle longue, celle du parcours singulier de la personne malade, et en même temps, celle, collective, des transformations de l’organisation du travail et de la montée des risques cancérogènes dans l’environnement humain, avec la forte augmentation des substances toxiques introduites dans les procédés de travail et l’environnement En effet, « le travail n’est pas une catégorie universelle et abstraite. Il n’existe que dans des formes historiques et sociales particulières, propres à un moment donné du développement d’une société». La connaissance, la reconnaissance et la prévention des cancers professionnels passent par la connaissance du travail exposé aux cancérogènes et de l’impact de nouveaux toxiques susceptibles de provoquer des cancers, dans les formes actuelles d’organisation du travail et de division des risques. Elles supposent aussi l’étude des limites de la réglementation actuelle en matière de reconnaissance et de prévention et des obstacles à son application.
Le dispositif d’enquête mis en place dans le cadre du projet Escales s’appuie, d’une part, sur l’étude détaillée du parcours professionnel de dockers et d’agents portuaires aujourd’hui atteints de cancers, et, d’autre part, sur la connaissance du travail portuaire à Nantes et Saint-Nazaire (conditions de travail, organisation du travail, conditions d’emploi, type de marchandises déchargées et chargées, dispositifs individuels et collectifs de sécurité, contexte juridique et réglementaire) et de ses évolutions historiques. Nous bénéficions de l’expérience et de l’appui méthodologique de deux dispositifs locaux de production de connaissance en santé au travail, reconnus au plan national et partenaires associés au projet : le groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis, et le système d’information concret, mis en place sur le bassin de Fossur- Mer par l’Association pour la prise en charge des maladies éliminables. Face au manque de traçabilité des expositions passées – en dépit d’obligations juridiques pourtant existantes – ces deux dispositifs locaux de rechercheaction visent à intégrer la dimension temporelle et cumulative de l’histoire d’exposition inscrite dans les parcours professionnels.
L’enquête sociologique en cours vise à recueillir les parcours professionnels sur la vie entière de dockers et agents portuaires au cours d’un entretien en face à face. Les données recueillies dans ces entretiens visent à décrire le plus précisément possible l’activité réelle de travail, les conditions de travail, à quai, sur les navires, dans les cales, quelles marchandises sont chargées/déchargées, selon quel conditionnement (vrac, sacs, containers, réfrigération et fumigation de la marchandise ou pas). Dans la description de l’activité, la posture et l’environnement direct de travail (odeurs, poussières), la polyvalence ou pas, le statut, l’employeur direct ou indirect, sont des données recherchées, ainsi que l’emploi ou non de protections individuelles et l’existence ou non de protections collectives. Ces données recueillies sont complétées et croisées avec des sources documentaires et historiques permettant d’approfondir la connaissance du contexte.
Un groupe d’expertise, formé de professionnels ayant une bonne connaissance de la problématique des cancers professionnels et des conditions de travail portuaires (médecins du travail, médecins généralistes, sociologues, ingénieurs de prévention, responsables CHSCT, anciens dockers et travailleurs portuaires) est constitué dans le cadre du projet. Pour les parcours de dockers et agents portuaires aujourd’hui atteints de cancers, il s’agit de qualifier les expositions professionnelles à partir du compte rendu d’entretiens listant chronologiquement les emplois et leurs conditions de travail recueillies. À partir des parcours reconstitués, ces experts vont identifier les cancérogènes présents sur le lieu de travail en fonction des données à leur disposition, notamment la cargaison et sa forme, le type de conditionnement, l’emploi des outils de travail et des protections, etc. En fonction de leur connaissance, ils qualifient les expositions (substances et formes) et les cotent (probabilité, intensité, fréquence, pics, durée). Ils effectuent ces opérations en aveugle de la pathologie. À la fin de l’expertise d’un cas, la pathologie est dévoilée et ils préconisent après discussion une orientation de tableau pour la déclaration en maladie professionnelle en fonction des chances de succès estimées. À l’issue de cette séance d’expertise, les informations de chaque travailleur portuaire sont saisies et codées dans un document utilisable à la fois par lui-même et par le consortium formé pour la recherche.
L’identification des cancérogènes présents se fonde sur la connaissance des marchandises traitées dans la zone portuaire ainsi que des procédés de travail, en référence aux listes internationales des cancérogènes reconnus.
Le dispositif de recherche-action Escales s’appuie sur les forces institutionnelles existantes et sur les acteurs volontaires pour mettre en place des actions de prévention par la mise en forme et la mutualisation des connaissances issues de l’enquête et par la mobilisation. Il s’agit d’initier la construction d’un réseau dans lequel pourrait s’organiser le partage des connaissances sur les lieux (quai, navire), marchandises, procédés qui provoquent des maladies pour agir en prévention. Cet objectif de mettre en place une réflexion et des actions pour la prévention par la collaboration de tous les acteurs impliqués visant à la suppression des expositions est un objectif à long terme, qui doit tenir compte de l’existant par un état des lieux des actions menées et en cours.
Dans la perspective ouverte par l’adoption du Règlement européen Reach visant à la substitution des substances toxiques par des produits sans effets pathologiques, le projet Escales peut, non seulement contribuer à réduire la charge actuelle des cancers d’origine professionnelle dans les dépenses de santé, mais promouvoir l’assainissement des postes de travail dans le domaine portuaire et favoriser l’entrée de marchandises écologiquement compatibles avec la santé humaine..
Au-delà des dix-huit mois du projet, cette action pilote pourra se prolonger dans deux directions : d’une part vers d’autres places portuaires en France et en Europe, touchées par la même problématique ; d’autre part en direction des filières de production, remontant à la source des marchandises chargées et déchargées dans les ports, notamment la filière agricole, domaine où la question des cancers d’origine professionnelle est aussi une préoccupation majeure.