Nous rencontrons Fadoul*, 15 ans, dans un des foyers d’accueil du Conseil général. Le lieu est chaleureux: couleurs vives aux murs, des photos des adolescents hilares punaisées dans la cuisine… Le jeune homme vit ici depuis un peu plus d’un an. Originaire d’Afrique centrale, il a traversé la Libye en guerre puis l’Algérie avant d’arriver en France. Débarqué en bateau à Marseille, c’est par le train qu’il arrive à Rennes. « J’étais avec deux hommes. Ils m’ont laissé à la gare en me disant de demander de l’aide aux gens. Mais moi je n’osais pas. Il pleuvait, j’avais faim, je n’avais pas d’argent. J’ai attendu de croiser un Noir pour demander de l’aide. C’était un Malien. Il m’a offert un café, il m’a fait un peu la morale et il m’a emmené voir des travailleurs sociaux », raconte Fadoul. C’est son oncle qui l’a aidé à quitter son pays. Enrôlé dans un camp militaire à 14 ans, il s’est échappé après quatre mois de travail forcé. Une désertion qui peut valoir de graves ennuis dans ce pays dirigé d’une main de fer par un autocrate.
Fadoul est ce que l’on appelle en France un mineur isolé étranger (MIE): un jeune présent sur le territoire français sans autorité parentale. Il y en aurait 6 000 actuellement en France, dont 450 en Ille-et-Vilaine. Le département est devenu en 10 ans le troisième lieu d’accueil des MIE, derrière Paris et la Seine-Saint-Denis. Les raisons d’une telle affluence? La décentralisation de l’enregistrement des migrants dans les préfectures, la proximité de l’Angleterre… Mais surtout le bouche-à-oreille et les réseaux de passeurs. « Notre philosophie nous conduit à recevoir dans les conditions maximum de dignité les jeunes mineurs étrangers. Et du coup ça se sait », regrette le président du Conseil général Jean-Louis Tourenne.
La loi impose aux départements de prendre en charge les MIE dans le cadre de la protection de l’enfance. Face à l’arrivée croissante de ces jeunes, le conseil général a notamment mis en place la mission MIE qui se charge de l’accueil d’urgence. Celle-ci reçoit en moyenne 16 à 19 jeunes par mois. Son rôle? Les nourrir, les loger, les vêtir, le temps que la justice confirme que ces jeunes sont bien mineurs. C’est en effet le procureur qui décide de leur mise sous tutelle. « Nous devons l’informer dès qu’un jeune arrive à la mission », explique Emmanuel Morvan, le responsable de la structure. C’est ici que le bras de fer entre État et département commence.
La justice dispose en effet, officiellement, de cinq jours pour établir la minorité de l’adolescent. Mais à Rennes, le délai est en réalité de trois à quatre mois. « Ça s’est arrangé, avant c’était plutôt six mois », tempère Jean-Louis Tourenne. Une période qui s’apparente à un long purgatoire pour les jeunes. À l’automne dernier, une vingtaine de MIE hébergés à l’Auberge Saint-Martin, un hôtel voué à la destruction, avait ainsi fait la une de l’actualité.
Âgés de 16 ou 17 ans, la plupart étaient originaires de République démocratique du Congo (RDC). Rencontré en septembre, Fiston*, 16 ans, expliquait vivre ici depuis le mois de mai. « Je n’ai rien fait depuis quatre mois. Le matin tu te lèves, le midi tu manges, puis tu vas à la bibliothèque des Champs Libres, tu rentres, tu manges et tu dors », racontait-il alors. Un quotidien qui peut faire sourire certains, mais qui minait le jeune homme, venu en France, disait-il, pour étudier et s’en sortir. De sa vie à Kinshasa, capitale miséreuse et tentaculaire de RDC, il n’a rien voulu dire. De son arrivée en France non plus. « Je suis arrivé en avion mais je ne sais pas dans quel aéroport. La personne avec qui j’étais m’a dit d’aller à Rennes car je serais bien accueilli », confessait-il. Comme les autres adolescents de l’auberge, Fiston a eu affaire à des passeurs dont il avait une crainte bien palpable.
Les jeunes de l’auberge Saint-Martin ont pu finalement bénéficier de cours de français pendant six semaines. La plupart ont été reconnus mineurs par la justice et sont depuis pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Pour le Conseil général, le fait que ces jeunes restent désoeuvrés pendant plusieurs mois est inévitable. « Comment voulez-vous mettre en place une scolarisation et un projet d’insertion alors qu’on n’a aucune assurance sur le fait qu’ils soient mineurs ? », s’exclame Rozenn Geffroy, vice-présidente en charge de la citoyenneté et de l’immigration. « Si on les scolarise, que se passe-t-il le jour où on détermine qu’ils sont majeurs et expulsables ? On a des manifestations de soutien car ces jeunes sont sympathiques. Il faut éviter d’avoir à revenir en arrière », ajoute Jean-Louis Tourenne.
Pour le département, la faute incombe à l’État, seul décisionnaire en matière d’immigration. « Il n’a jamais pris la responsabilité d’une bonne répartition sur le territoire. Car l’accueil des MIE au niveau national n’est pas un problème: il y en a 6 000, ce qui pourrait faire 60 par département », argumente le président du conseil général. Ce qu’il réclame? « Une péréquation nationale ». « Nous assumons notre mission de protection de l’enfance, mais l’État doit assurer la sienne tant que la justice n’a pas statué sur la minorité de ses jeunes » renchérit sa vice-présidente.
Si le débat est aussi vif, c’est aussi que ces jeunes représentent une charge financière croissante pour le département : un budget de 17 millions d’euros en 2012. Mais également parce que le conseil général soupçonne certains de ces jeunes d’être en réalité majeurs et de profiter indûment de ses dispositifs. « Sur le nombre de jeunes déclarés mineurs, il n’y en a que deux sur dix qui le sont vraiment. Ce n’est pas moi qui le dit mais le procureur », se justifie Jean-Louis Tourenne. « Pour les autres, ce sont les associations qui font appel de la décision du procureur et qui vont devant la juge aux affaires familiales. Celle-ci considère qu’au moins huit sur dix sont mineurs, parce que ça leur permet d’être totalement à l’abri. »
Cette déclaration explosive a provoqué la colère des militants associatifs avec qui le dialogue est depuis totalement rompu. « Les autorités pensent toujours que les jeunes racontent des mensonges », se plaint le pasteur Willy, président du Conseil des migrants. « La préfecture et le département mettent la pression aux juges pour qu’ils ne reconnaissent pas les jeunes comme mineurs. Ils disent qu’ils sont trop bien accueillis à Rennes et que ça crée un appel d’air », ajoute-t-il.
Cette accusation, le conseil général la rejette. « La justice fait ce qu’elle veut. On ne fait que subir les décisions qui sont prises », considère Jean-Louis Tourenne. Quant au soupçon que le nombre de « faux mineurs » est important, c’est une idée largement avancée par les autorités, et bien au-delà de l’Ille-et-Vilaine (voir ci-contre l’entretien avec Angelina Etiemble). L’existence de réseaux de passeurs et les tentatives parfois désespérées de migrants pour s’en sortir alimentent ces suspicions.
Mais l’argument des « faux mineurs » sert aussi, parfois, de réponse facile pour une justice débordée face à des jeunes issus de pays instables et lointains. Pour les politiques, le « faux mineur » offre aussi l’avantage de mettre un visage simple sur une situation d’une rare complexité.
Car les mineurs isolés étrangers ont des profils différents. Tous les éducateurs travaillant à leur contact insistent sur le fait qu’ils doivent gérer « au cas par cas » tant les histoires personnelles de ces jeunes ballottés à travers les frontières sont uniques. En conséquence, l’idée que les autorités tenteraient de trier ces jeunes pour en avoir moins à charge est fortement ancrée chez certains militants associatifs.
En Ille-et-Vilaine, ce bras de fer s’exprime autour des tests osseux. Cette radiographie, très contestée d’un point de vue scientifique, est utilisée par le parquet de Rennes pour déterminer la minorité des jeunes. « Le procureur écarte quasi-systématiquement les actes d’état-civil des jeunes sans mettre en oeuvre une politique d’authentification des actes, même lorsque ceux-ci ne sont pas contestés par la police aux frontières. Du coup on ne prend en compte que le test osseux », s’insurge Mélanie Le Verger, avocate spécialisée dans le droit des étrangers.
Tandis que la juge aux affaires familiales, souvent saisie par les jeunes déboutés en première instance, prend davantage en compte les documents d’état-civil. « Elle est dans le respect de la jurisprudence de la cour de cassation. Celle-ci dit depuis le 23 janvier 2008 que si un test osseux vient contredire un acte d’état civil et que celui-ci n’est pas sérieusement contesté, c’est l’acte qui compte », traduit Me Le Verger.
Dans ce conflit juridique, le conseil général se situe clairement du côté du procureur. Il a d’ailleurs décidé d’employer la méthode forte: désormais, il conteste par voie de justice certaines décisions de tutelles prononcées par la juge aux affaires familiales. Au moins une trentaine de dossiers sont concernés. Face au durcissement de l’attitude du département, une rumeur court que celui-ci renverrait les nouveaux arrivants vers Paris. « Nous avons accueilli 16 MIE en janvier et 12 du 1er au 21 février, ce sont des chiffres stables », se défend Laurent Laroche, directeur du Pôle égalité des chances. « Nous ne renvoyons aucun mineur », assure-t-il. « S’il s’avère qu’il n’y a aucun doute qu’un jeune relève d’un dispositif pour adultes, il a la possibilité de changer de lieu. Nous lui proposons un billet de train, de la restauration et l’adresse de la Croix-Rouge. Mais ce n’est pas une obligation. Nous savons que certains se sont présentés dans d’autres départements comme MIE et que ceux-ci ont fait la même analyse que nous ».
Cette situation pourrait changer dans les prochains mois. Le ministère de la Justice travaille actuellement à une nouvelle circulaire qui pourrait instaurer la péréquation nationale réclamée par Jean-Louis Tourenne, très impliqué dans ces négociations au niveau national. Pour autant, la réforme n’apporterait pas de réponse aux polémiques sur les tests osseux et les « faux mineurs ». L’association France Terre d’Asile dénonce déjà cette circulaire à venir comme « une usine à gaz (…) qui va se heurter à la réalité du terrain ».