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Contributions
#25
RÉSUMÉ > Dans leur dernier ouvrage, Le mystère français, l’historien Emmanuel Todd et le démographe Hervé Le Bras s’intéressent notamment aux correspondances entre les pratiques religieuses et les orientations politiques des territoires. Les deux auteurs utilisent le concept de « catholicisme zombie » pour décrire la situation à l’oeuvre en Bretagne. Sociologue du fait religieux, André Rousseau ne partage pas complètement leur point de vue. Pour Place Publique, il prolonge l’analyse et la critique.

     Emmanuel Todd et Hervé le Bras nous livrent avec Le Mystère français, une troisième version – complètement rénovée – de leur livre L’invention de la France, publié en 1981 et republié en 2012. On y retrouvera leur méthode : cartographier des données socio-économiques, culturelles, religieuses et bien sûr politiques, et les interpréter sur la base des différences anthropologiques qui, selon eux, structurent la France en espaces fortement différenciés. Ces différences concernent les structures familiales (famille nucléaire ou famille souche), les grandes idéologies (catholicisme ou communisme).
    L’intention des auteurs est double : montrer que la France n’est pas plongée dans une évolution si funeste qu’on le dit ou le croit ; mais toutefois, faire apparaître, en faisant parler leurs cartes, les évolutions contrastées de « deux France » : l’une prospère et l’autre nettement moins. à ces constats, ils apportent une explication : la France qui marche le mieux le doit à son héritage catholique. C’est cette thèse que cet article va examiner. à leur démonstration, ils ajoutent une morale politique conjoncturelle : la victoire socialiste de la présidentielle de 2012 est bâtie sur une équivoque. La France est bel et bien de droite. Certes, le facteur religieux à la base de cette attitude est très affaibli, mais le tournant populiste négocié par l’UMP pour faire pièce au Front National, a heurté les valeurs catholiques encore actives dans l’électorat.

     L’espace français est différencié en une zone caractérisée par la prédominance d’une famille nucléaire, égalitaire et individualiste ; l’autre, par la famille souche, hiérarchisée et « holiste ». Il se trouve que la première zone fut révolutionnaire, puis de gauche, voire communiste et que l’autre fut royaliste, catholique et de droite. La Bretagne est évidemment située dans cette dernière configuration.
    Selon Le Bras et Todd, il existe une « mémoire des lieux » qui explique sur la longue durée la permanence de ces différenciations. Les « infrastructures » pour eux sont culturelles et elles ont des effets sur l’économie. En tout cas, sans ignorer les relations inverses, c’est ce chemin-là qu’empruntent les deux complices.
    Ils montrent ou rappellent que le Grand Ouest, et notamment la Bretagne, forment, avec les Pyrénées Atlantiques, le sud-est du Massif Central, la région Rhône-Alpes et l’Alsace-Lorraine, des terres de tradition catholique. Les chiffres de la « pratique » y sont à la baisse depuis les années 60, et cela plus nettement en Bretagne qu’en Alsace. Il se trouve que ces régions sont aussi les régions de France les plus modernisées : évolution agricole, industrialisation, montée du tertiaire, dynamisme urbain… Ces régions, à l’exception de l’Est, sont enfin celles grâce auxquelles François Hollande a obtenu sa majorité en 2012. Par contraste, les régions centrales, déchristianisées au moins depuis la Révolution, subissent davantage les conséquences de la crise économique et traduiraient leur malaise dans un vote de droite ou d’extrême-droite.

     L’influence du parti communiste y fut longtemps sensible et la disparition brutale de celui-ci ôte aux populations leur « couche protectrice » disent les auteurs, ou le cadre qui leur donnait une identité. Inversement, après avoir porté au moins en partie la modernisation des régions où il était influent, le catholicisme disparaît comme pratique, ou comme croyance, mais les habitudes collectives qu’il a mises en place perdurent. Avec « un sens consommé de la provocation » les auteurs parlent de « catholicisme-zombie ». Les croyances et les pratiques religieuses peuvent passer pour mortes, mais les structures mentales, les valeurs, sont, dans ces régions françaises périphériques, un héritage encore très actif des longues périodes d’influence catholique.
    Le livre fournit une liste impressionnante de preuves ou de symptômes de ce processus. Ainsi du niveau d’instruction, plus bas dans les régions qui se sont déchristianisées plus précocement. Interprétation ? Dans les régions fortement marquées par le catholicisme jusqu’aux années 60, la distance prise avec celui-ci a « libéré des énergies » qui se sont investies dans l’école. Dit comme cela, pourquoi pas, mais la chaîne de raisonnement escamote quelques maillons. Les zones déchristianisées – à part le cas de la région parisienne -, ont moins d’infrastructures scolaires ou universitaires, elles sont aussi plus ouvrières et les filières courtes y sont plus fréquentes. Si l’on oublie ce point, on ne voit pas pourquoi les « énergies » ne s’y sont pas déployées dans des investissements scolaires. Pour la Bretagne, par comparaison, l’école a été la voie permettant de sortir de la paysannerie et du monde rural. Et à ce point du raisonnement, l’élévation du niveau scolaire pourrait fort bien – au minimum – avoir exercé un effet de renforcement de l’abandon des croyances religieuses et de la pratique.

     Les filières techniques sont-elles plus développées dans les zones d’influence du catholicisme ? Le Bras et Todd imputent ce constat à « des inconscients collectifs régionaux » ; avec Jésus fils de charpentier, ne soyez pas étonnés que l’on « encourage l’enseignement technique masculin » ; plus profondément, le catholicisme assigne des rôles aux femmes et aux hommes, là où la République ne connaît que des citoyens. Sous la concision un peu arbitraire, on voit bien poindre la question complexe de la présence du « genre » dans l’idéologie attachée à l’organisation de l’église catholique. Mais ce n’est peutêtre pas une raison – dans le cas de la Bretagne - pour oublier l’incidence de la structure des emplois sur le choix des filières techniques : la santé, le tourisme, la comptabilité et d’autres emplois de service.
    Le catholicisme aurait, en se retirant, laissé derrière lui une culture paradoxale où le respect des hiérarchies, sociales comme religieuses, contribue à la pacification des relations, tandis que le sens de la solidarité – l’esprit de corps – rend coopératif et que l’horizon d’attente que propose la religion rend optimiste. L’église catholique a façonné cette culture dans ses mouvements d’apostolat, en valorisant la réflexion et l’action collectives, en légitimant la modernisation : coopératives agricoles, banques mutualistes, par exemple. De telles initiatives ont largement érodé l’aversion que la théologie et la morale catholiques expriment souvent devant les forces impersonnelles de l’économie et de la monnaie. Il faut aussi rappeler que l’une des inflexions majeures de Vatican II a été de légitimer les tentatives si longtemps étouffées, de laisser place à l’interprétation dans la réception de la Bible et de la tradition, et non plus de les considérer en bloc comme des « vérités à croire ». François-André Isambert a nommé « sécularisation interne du catholicisme » ce processus perceptible dans la morale, la liturgie, les rapports à l’autorité et la conception de l’action en société. Au total, dans la longue durée, l’église catholique a contribué à façonner une culture réformiste réunissant l’individualisme et la solidarité, le désir de participation et le respect des hiérarchies, le sens de l’efficacité économique et la solidarité. Bref, des affinités certaines ou fortement probables avec la social-démocratie.

     Au second tour de l’élection présidentielle de 2012, la Bretagne a donc apporté deux tiers de ses voix à François Hollande, tandis que les départements « catholiques » de l’Est se contentaient d’un tiers et donnaient un taux important au Front National au premier tour. Comment des régions de tradition catholique avérée, donnent-elles des résultats si divergents ? Tout en soulignant ce paradoxe, Hervé Le Bras et Emmanuel Todd parlent d’un « effacement du catholicisme de droite ». Celui-ci, porteur d’une tradition démocrate, notamment en Bretagne, a été longtemps une barrière à l’extrême droite, et s’il a en partie pu être choqué par les thèmes de campagne identitaires de l’UMP et le style de son champion, il ne les a pas globalement désavoués. Toutefois la bonne dose de centrisme adoptée par François Hollande a pu lever les obstacles ancestraux. Les départements de l’Est, nettement plus riches, mais marqués par une forte immigration et les difficultés de leurs industries, pouvaient, par crainte du déclin se retrouver dans les thèmes de la droite. En revanche, le vote de l’Ouest fait converger deux facteurs favorables à la gauche. Une sorte de désamour pour le personnel politique traditionnellement catholique, porteur de la culture de la Bretagne rurale, même modernisée ; et en outre, une allergie aux thèmes nationalistes et hostiles à l’Europe : voter à gauche serait ainsi un vote européen et antijacobin de régions périphériques, méfiantes envers l’Etat.
    Une preuve statistique est avancée par nos auteurs : la corrélation entre zones de forte influence catholique et le vote à gauche, qui était négative depuis 1965, est devenue nulle en 2007 (ce qui veut dire que les deux phénomènes ne sont plus exclusifs) et même positive quoique très faible en 2012. Ce qui ne veut pas dire que les catholiques se mettent à voter en majorité à gauche, mais que d’anciens catholiques, le font de plus en plus, tandis que le vote à droite s’accroît sensiblement dans un noyau catholique de moins en moins divers.

     Devant cette brillante analyse, on peut exprimer trois objections. La démonstration est lacunaire ; la thèse sur le déclin du catholicisme est sans doute excessive, enfin la notion de « catholicisme zombie » est ambivalente et pas si originale qu’il paraît. Les auteurs anticipent une critique qui concerne la relation qu’ils établissent entre une influence du catholicisme mesurée avec des données des années 50-60 et des situations actuelles. Les populations n’auraient-elles pas changé ? La Bretagne n’a-t-elle pas vu sa démographie obtenir constamment des soldes positifs grâce à l’apport de nouvelles populations venant compenser largement l’émigration des diplômés, et pas seulement donc grâce au retour des retraités ? Ils consacrent un chapitre à montrer que même sur les côtes atlantiques, où un tiers de la population n’est là que depuis cinq ans, la stabilité « anthropologique » demeure forte sinon totale. Et cela parce que, souvent, on ne bouge que dans un voisinage régional, et que l’on revient souvent également à son point de départ. Toutefois l’analyse de la façon dont les valeurs se transmettent et perdurent quand les cadres sociaux se transforment, reste à faire. Les cartes suggèrent bien des rémanences, mais comment se réalisent-elles ? L’idée de « mémoire des lieux » n’est qu’une façon un peu elliptique de synthétiser des observations. Elle n’est pas plus probante que l’image que l’on employait au temps de Gabriel Le Bras et Fernand Boulard quand on disait : le calcaire est républicain, le granit est catholique. Peut-être vaut-il mieux considérer les « inventions » du « mystère français » comme un programme de recherche que comme sa résolution.

     Le livre est saturé d’expressions telles que « déclin », « mort inéluctable » du catholicisme. Déclin sûrement, si l’on observe les pratiques religieuses depuis 60 ans. Reste que si l’on s’accorde pour placer le niveau de la pratique dominicale à 4,5%, le catholicisme mobilise dans ses églises au moins trois millions de personnes. Selon la façon dont on leur pose la question, entre 26 et 40 millions de Français se disent catholiques. Ceci peut faire une preuve pour nos auteurs : croyances peu assurées, pratique résiduelle, bref « un mort vivant » ? D’ailleurs, plusieurs observateurs ont déjà noté que « la France est un pays laïque de culture catholique » ? Trace paradoxale de la force de ce modèle, l’universalisme de la « laïcité à la française » s’est parfaitement moulé dans cette culture, au point que la défense de la laïcité peut ressembler à s’y méprendre aux réflexes de défense de la chrétienté. Plus profondément, François-André Isambert a montré que Durkheim était allé chercher et avait trouvé dans le catholicisme, les formes élémentaires de son sacré républicain, destiné à limiter les effets de la division du travail et la segmentation de la société en communautés. Enfin, dans Catholicisme, la fin d’un monde (2003, Bayard) Danièle Hervieu-Léger ne se montrait pas moins « décliniste » que Le Bras et Todd. Le concept d’« exculturation » qu’elle avance est moins imagé que celui de « catholicisme zombie », mais il résume « le processus par lequel, au-delà du rétrécissement avéré de l’influence de l’église dans la société, le tissage catholique de cette culture est en train de se dénouer ». Processus qu’elle a en outre l’avantage de détailler minutieusement !