PLACE PUBLIQUE : Le numérique en Bretagne est-il vraiment archaïque, comme vous l’avez récemment laissé entendre1 ?
HUGUES MEILI : Archaïque, le mot est un peu fort, mais je suis persuadé que nous avons une transition à opérer entre une vision très technique des TIC (technologies de l’information et de la communication) et une approche plus tournée vers les usages. Ici en Bretagne, nous sommes ancrés dans l’univers des réseaux et des télécommunications, moins dans celui des systèmes d’information, du logiciel et des applications. L’usage, c’est le mot magique du moment, mais finalement, ne répond-il pas à la question toute simple du « à quoi ça sert » ?
Vous considérez donc qu’on oublie de faire ce lien ?
Aujourd’hui, la tendance consiste à emmener le numérique vers des finalités qui appartiennent aux autres secteurs. Finalement, le numérique appartient à la rue : son adoption ou son rejet se décident entre les mains des utilisateurs ! C’est pour cela que la majorité des secteurs économiques doivent accélérer leur mutation vers le numérique, afin de répondre aux attentes de leurs consommateurs.
Ce constat est universel. Qu’en est-il à l’échelle du territoire ?
Ici, nous avons, je l’ai dit, un ancrage très fortement technique, à la fois académique et industriel. A l’origine, on trouve le CNET (centre national d’études des télécommunications), devenu France Télécoms R&D, puis Orange Labs. Nous n’avons pas la contrepartie applicative, les grands éditeurs de logiciels, les services au sens large. Nantes, historiquement, a réagi à cette suprématie prêtée à la Bretagne au cours des vingt dernières années, en déployant des moyens importants pour attirer des acteurs du logiciel. Les entreprises de l’informatique présentes à Rennes et en Bretagne sont venues pour être au service des télécoms, et non pas pour développer des services pour l'économie territoriale au sens large. Par ailleurs, le tissu économique breton est historiquement constitué de secteurs qui ont été longtemps conservateurs à l’égard du numérique, même si aujourd’hui, ils se réveillent. Je pense par exemple à l’agroalimentaire. Les PME et ETI concernées ont encore une compréhension très partielle de ce que le numérique peut leur apporter.
Le fossé continue de se creuser, selon vous ?
On aura du mal à faire la transformation car il aurait fallu faire naître des acteurs très indépendants de l’ancrage télécoms et qui prennent véritablement leur envol dans les modèles de l’Internet, comme les portails, l’e-commerce… Pourquoi un Sarenza, un Spartoo, un C-Discount ou un PriceMinister ne sont pas nés en Bretagne ? Cela aurait contrebalancé cet ancrage télécom. Il aurait également fallu faire venir des acteurs leaders à Rennes et en Bretagne, sans penser que tout peut s’inventer ici, à partir des seuls laboratoires locaux. L’essaimage à partir de France Télécom ne suffit pas et on ne transforme pas facilement un chercheur en chef d’entreprise. Un exemple : le groupe américain Salesforces.com, l’un des leaders mondiaux de la relation client, du cloud computing et des Software as a Service, a décidé d’installer en France un centre de Recherche et Développement et de veille stratégique. Rennes n’a semble-t-il pas été approché, et ici, personne ou presque n’en a d’ailleurs entendu parler. Résultat : ils sont allés à Grenoble !
Il ya tout de même le pôle de compétitivité breton Images & Réseaux…
Oui, mais avec quels acteurs ? A-t-on fait venir Canal+, France Télévisions, Universal Music... ? On cite souvent la réussite remarquable des frères Guillemot, autour d’Ubisoft, mais la grande majorité de leurs activités et de leurs effectifs sont ailleurs qu’en Bretagne.
Quant aux acteurs historiques, les Alcatel, Technicolor ou Orange, leur présence à Rennes n’est pas non plus gravée dans le marbre…
Une grande majorité de l’emploi dans le numérique est très intimement liée à des activités locales d’un trop petit nombre de donneurs d’ordres, dans la galaxie Orange, dont d’ailleurs la présence d’Alcatel et Technicolor à Rennes est indirectement dépendante. Cet acteur essentiel n’a jamais failli, en dépit des difficultés, mais l’avenir n’est pas écrit. On risque d’aller au devant de problèmes qui pourraient ressembler à ceux de la chaine de soustraitance automobile autour de PSA.
Ne jouez-vous pas les Cassandre, en tenant ce discours alarmiste ?
Il faut accepter de partager une analyse lucide de la situation, qui soit prospective et qui ne verse pas dans l’autosatisfaction systématique. Nous devons évaluer les risques pour mieux identifier les opportunités. Celles-ci doivent être trouvées dans le fait de rapprocher le numérique et quelques grands secteurs économiques représentés en Bretagne, comme l’agroalimentaire, le nautisme au sens large, l’énergie, la défense… Ces rapprochements pourraient déboucher sur des sociétés communes, à l’image de ce qui a été fait dans un autre secteur, entre le groupe DCNS et le chantier naval Piriou pour créer une filiale commune dans des navires spécialisés. Le point de départ, c’est accepter qu’on n’est plus dans une position de sachant. On peut avoir des armoires remplies de brevets et d’algorithmes et ne jamais les transformer en produits et services à valeur ajoutée ! Le numérique n’existe pas par lui-même et pour lui-même, mais au service de tous les autres secteurs économiques.
Vous appelez donc à un changement de posture !
Exactement ! Nous devons même réinventer notre vocabulaire. On parle beaucoup de la société de la connaissance, mais ce qu’il faut savoir braver, c’est l’inconnu, ce qu’il faut savoir gérer, ce sont les questions…
Si l’on s’intéresse au secteur de l’énergie, que peut apporter le numérique dans ce domaine ?
La transition énergétique doit s’opérer. Les énergies renouvelables occuperont une part croissante dans le mix de production énergétique, aux côtés du nucléaire. Le propre de ces énergies renouvelables, c’est leur intermittence. Demain, la consommation devra être asservie à la capacité de produire, avec une gestion de l’équilibre énergétique de plus en plus territorialisée. Cette gestion de l’intermittence sera propre aux territoires. La Bretagne, de par son dynamisme et sa forme péninsulaire, est une formidable plateforme d’expérimentation. C’est un enjeu pour l’aménagement durable du territoire. Il y a l’éolien, l’hydrolien, la biomasse… Et le numérique est au coeur de cette transformation, via les réseaux, les applications surtout. Nous avons la possibilité de faire naitre des champions, des entreprises dédiées à cette gestion de la transition énergétique.
Concrètement, comment votre entreprise, Niji, répond-elle à cette évolution?
Nous intervenons sur toute la notion de convergence des réseaux. Nous travaillons beaucoup avec les énergéticiens nationaux dans ce domaine, nous menons des expérimentations avec l’Ademe, malheureusement pas en Bretagne pour l’instant. De cet point de vue, Il ne faut pas développer l’idée facile qu’on va distribuer des subventions et faire du saupoudrage Au contraire, il faut se demander quelles sont les entreprises qui veulent investir dans une filière énergétique et numérique en Bretagne, et comment on les aide à se doter d’un vrai business plan.
À propos d’expérimentation, que faire à l’échelle d’une ville ou d’un nouveau quartier, comme Via Silva ou la Courrouze à Rennes ?
Il y a des opportunités pour tendre vers des smart cities, ces villes ou quartiers intelligents qui proposeront aux habitants des bouquets de services globaux, autour de l’eau, du gaz, de l'électricité, de l’internet. Or tous ces « fluides » sont gérés selon des schémas historiquement différents. La transition est complexe, elle suppose que la collectivité s’organise autour de compétences de services. A quels coûts ? Autour de quels partenariats ? Pour l’instant, c’est encore un peu la farandole des mots magiques autour de ces concepts à la mode. La vraie question, c’est la gouvernance de ces sujets, dans une logique économique et organisationnelle d’entreprise. Et le consommateur, dans tout cela ? On peut imaginer des schémas coopératifs avec les citoyens. La meilleure façon de les associer, c’est de mon point de vue, de leur permettre d’y participer financièrement, dans une logique environnementale et de développement durable. Les gens préfèrent ce type d’investissement plutôt que payer des impôts ! Il ne s’agit pas seulement d’utiliser des mots-clés dans les conférences ou « J'ai peur que le numérique n'ait pas été correctement pris en compte pour EuroRennes. » d’acheter deux véhicules électriques avant de s’apercevoir qu’on n’a pas déployé les bornes de recharge !
Vous évoquez l’automobile. Le numérique y a aussi sa place ?
Évidemment ! Je considère d’ailleurs que si on avait anticipé, il y a 5 ans, une forme de convergence entre l’automobile et le numérique, ici à Rennes, en regardant la réalité industrielle en face et en décloisonnant les fameuses TIC justement, on aurait pu faire naître des acteurs locaux leaders dans ce secteur. Mais à l’époque, c’était tabou ! Tout n’est pas pour autant perdu autour de l’automobile, avec le véhicule électrique et les nouvelles formes de mobilités. En Bretagne, l’inter-modalité des transports, à condition que les collectivités, la SNCF, les offices de tourisme notamment, s’entendent bien, offre un formidable terrain d’expérimentation pour le numérique.
Quelles sont les ambitions de Niji dans ce domaine ?
Nous sommes déjà acteurs de cette convergence au niveau national, avec les grands intervenants du transport et de l’énergie. Je suis très ouvert à toute initiative qui permettra de transposer ces démarches à une échelle plus régionale et locale. La création de BPI France peut y aider. Il faut diminuer un peu le tropisme rennais. La vie à Rennes est peut-être un peu trop facile, avec tous ces emplois CSP+ autour de la chaine de sous-traitance d’Orange. Rennes est une enfant gâtée, qui va se retrouver à 1h25 de Paris par le TGV, ce qui va permettre de limiter le risque d’une dégradation de la catégorie socioprofessionnelle moyenne. Mais pour les villes plus éloignées, qui ont d’authentiques difficultés pour outiller leur développement, la situation est plus complexe.
Le projet EuroRennes, justement, pourrait-il devenir une plaque tournante de services numériques pour la ville connectée ?
Bien sûr, mais j’ai peur que le numérique n’ait pas été correctement pris en compte pour la planification d’EuroRennes. Y aura-t-il de réels services pour les usagers, sur les parkings, l’information voyageurs, les sites commerçants, les véhicules électriques, les bâtiments intelligents... ? Je crains qu’il n’y ait pas eu suffisamment d’études concrètes là-dessus. On en est certainement resté aux procédures classiques d’appels d’offres sans adaptation à la perspective du numérique. C’est dommage.