PLACE PUBLIQUE : Vous accompagnez des projets numériques à Nantes depuis une dizaine d’années. Qu’est-ce qui a changé?
THOMAS BERNARDI : Aujourd’hui, les personnes du réseau PiNG réclament une plus grande autonomie dans leur compréhension et leur utilisation des techniques et technologies. Ils prennent conscience que les technologies numériques sont soumises à des mises à jour récurrentes, avec la sensation parfois de ne plus arriver à suivre. Cette innovation permanente ne leur donne que trop rarement le temps d’appréhender en profondeur les nouvelles technologies mises sur le marché et de les adapter à leur besoin. Par ailleurs, la mode du spectacle numérique avec 3 vidéo-projecteurs et des dispositifs interactifs néo-ludiques semble s’être un peu essoufflée dernièrement. On est passé d’un éblouissement devant du spectaculaire technique à une recherche d’usages personnels toujours plus multi-médias.
À qui vous adressez-vous ?
Nos adhérents ont des profils très variés, de 11 à 70 ans, plus d’hommes que de femmes, mais une tendance qui s’équilibre. Peu de métissage culturel encore. On peut lister de façon non exhaustive les profils des adhérents de PiNG : ingénieurs, étudiants, artistes, architectes, designers, curieux... Dans l’ensemble, les personnes qui viennent chez nous ont envie de changer leur façon de travailler, de trouver une nouvelle activité en relation avec leurs centres d’intérêts.
Lorsqu’on parle numérique et ville, est-ce pour vous une association naturelle et spontanée ?
Le numérique représente un ensemble de technologies omniprésentes, il est donc logique qu’elles s’immiscent également dans la vie et la construction de la cité. Leurs qualités supposées de catalyseur économique, d’activateur de la démocratie participative et d’outil Orwellien de gestion des flux urbains, situent ces technologies au centre des développements urbains actuels. C’est le nouveau sésame pour les collectivités qui y trouvent la suite logique d’un progrès technologique. De là à dire qu’elle est naturelle et spontanée, disons plutôt que cette association paraît inévitable et pragmatique : peut-on réellement passer de smart cities à smart citizen ? Qu’est-ce qu’être « smart » ? Tout seul ? Ensemble ? De nombreuses questions restent en suspens...
Justement, vous vous intéressez autant aux usages qu’aux outils. De ce point de vue, quelles sont selon vous les grandes tendances actuelles?
Au sein de PiNG, nous tentons de prendre du recul par rapport aux effets de mode. Il ne s’agit pas tant de faire la promotion des nouvelles tendances actuelles que de constater parfois avec un léger étonnement que la majorité des personnes courent toujours après le dernier cri. Il existe à la fois une tendance que l’on perçoit comme plus frivole, celle qui consiste à acquérir les dernières nouveautés, et un mouvement de fond, plus stable et qui nous paraît plus durable, de volonté d’appropriation des technologies, qu’il s’agisse d’imprimante 3D, d’électronique, de code créatif ou de machine à coudre.
À ce propos, on parle beaucoup des makers, des fablab, de la fabrication et de la récupération d’objets. Certains voient dans les imprimantes 3D les prémisses d’une véritable révolution industrielle. Est-ce votre avis ?
Les fablabs se nourrissent et créent des univers parfois dissemblables. Certains voient en eux le présage d’un redressement productif et d’une nouvelle idylle industrielle, dans laquelle les personnes viendraient gaiement oeuvrer pour le compte de grandes firmes à l’affût de nouvelles idées pouvant apparaître dans ces laboratoires citoyens de recherche et développement externalisés à bas coût. D’un autre côté, les fablabs réactualisent des propositions issues des années 70/80 que certains auteurs ont pu qualifier plus modestement « d’ateliers communaux » ou « d’ateliers de production autonome » en opposition à la production intégrée propre au modèle industriel et à sa force de frappe productiviste. Ces ateliers seraient autant de propositions pour relocaliser la production, rendre les personnes autonomes sur leurs moyens de production et les outils qu’ils utilisent. C’est de ce point de vue là, une promesse d’émancipation et d’épanouissement des personnes. Les fablabs sont donc le support d’idéologies relativement variées. Difficile de dire laquelle est la plus représentative.
Le rapport des gens aux objets est-il modifié par le numérique ?
Le numérique, par certains côtés, remet au goût du jour le bricolage, le Do-It-Yourself. Mais le bricolage est quelque chose d’ancien : la fabrication, la réparation par ses propres moyens ou en collaborant avec des voisins, des amis, existe depuis très longtemps. De nos jours, nous évoluons dans un contexte économique qui repose sur la consommation exacerbée de produits, souvent rapidement obsolètes (pour des raisons techniques, d’incompatibilité de standards mais aussi de tendances) et aux modes de production mondialisées, opaques et qui plus est bien souvent toxiques pour l’environnement. Notre société de consommation rend les personnes dépendantes de grands réseaux de distribution, de marketing intensif, de modes successives... Il y a un renouveau, à travers le numérique: de la bidouille, de la volonté de faire avec ses mains, de questionner le modèle économique dominant. Mais cela n’est possible avec le numérique que jusqu’à un certains niveau car les techniques de fabrication de composants et de matériaux relèvent souvent d’une industrie lourde peu facilement appropriable et réalisable par le citoyen lambda. Nous pouvons au moins compter sur les logiciels libres pour l’appropriation et la réalisation de la partie logicielle. Ce qui change sans doute, c’est également l’aspect global et les échanges sur les plateformes Web liés à ces pratiques tangibles.
Il n’y a pas de points négatifs ?
Si bien sûr, il faut aussi souligner l’aspect intrusif du numérique. Derrière la notion de progrès porté par les technologies, il faut pouvoir se rendre compte de ce que l’on perd et de ce que l’on gagne quand on utilise tel ou tel dispositif technologique et pouvoir faire la balance. Aujourd’hui, par exemple, les smartphones nous guident pour nos déplacements, nos connaissances, nos réseaux etc. Mais avons nous la main sur leur fonctionnement ? Pouvons nous nous en défaire facilement ? Connaissons nous leurs modes de production ? Cela représente plus une boite noire fermée qu’un outil modifiable. Comment allons nous réagir quand nos smartphones ne seront plus que des puces miniaturisés intégrés à nos propres corps, comme nous le soumet entre autres projets, le transhumanisme ? De façon transversale, c’est l’appropriation de ces techniques qui reste l’enjeu principal, selon nous. En effet, plus ces techniques se banalisent, plus nous devons (au sens service public, éducation populaire, utilité sociale) créer les conditions nécessaires de décryptage pour le plus grand nombre. Ainsi, on (re) croise toutes les dynamiques liées au ‘faire soi-même’, ‘échange de savoirs’, ‘circuit-court’ d’où notre cycle CCC : www. courtcircuitcourt.net.
Le numérique apparaît parfois comme un outil marketing au service des territoires. Que pensez-vous des rivalités dans ce domaine entre Rennes et Nantes, par exemple ? En tant que Nantais, le vivez-vous comme tel ?
Même si nous ne percevons pas cette rivalité ici à PiNG entre Rennes et Nantes, nous regrettons que les collectivités dans un cadre plus général, jouent le jeu du la compétition plutôt que celui de la coopération et de la collaboration. En tant qu'association oeuvrant pour la défense et l'enrichissement des biens communs, PiNG travaille au quotidien pour envisager le numérique et ses usages sous un angle plus équitable basé sur des notions telles que l'entraide, la collaboration, l'économie relocalisée, les circuits courts, l'éducation populaire. Les questions de territoire dépassent souvent les découpages administratifs, nous travaillons beaucoup à l'international, sur des forums en ligne,... Ainsi, nous croisons Rennes dans cette dynamique au travers des initiatives telles que BUG, LabFab ou Jardins Numériques, ainsi que le hackerspace. J'en profite pour leur transmettre un chaleureux bonjour !
Existe-t-il une organisation « nantaise » sur le numérique, différente de l’approche rennaise ?
C’est ce que sous-tendait l’analyse de Raphaël Suire, publiée dans le numéro 23 (mai-juin) de Place Publique. Qu’en pensez-vous ? Le numérique dont parle Raphaël Suire est celui qui s'insère dans le « marché monde » comme il le dit, dans une vision de l'économie numérique « biberonnée » aux success stories de la Silicon Valley et qui s'appuie sur un modèle ultra-libéral, compétitif, où « les réels gagnants seront peux nombreux ». Il évoque le numérique et ses fruits financiers potentiels comme une manne dans laquelle il faut se positionner pour tirer son épingle du jeu. En ce sens, Nantes et Rennes disposent toutes les deux de cantines numériques qui bouillonnent de start-ups, même si, bien heureusement, toutes ne sont pas dans cette dynamique féroce qu'évoque Suire. Pour ce qui concerne la Chose publique, il y a à Nantes comme à Rennes des initiatives en direction d'un public toujours plus large qui demande à comprendre plus facilement les innovations incessantes des industries. Le climat actuel d'accélération laisse beaucoup de notions démocratiques sur le bas côté au profit d'une course exponentielle vers un cyber-monde. C'est ainsi que l'on passe à côté de la pédagogie liée aux technologies numériques, des échanges et débats citoyens sur les transformations liées au numérique, des politiques publiques engagées sur des questions cruciales liées aux usages (neutralité de l'internet, partage des connaissances et contenus culturels, apprentissage et appropriation des technologies, biens communs de la connaissance, obsolescence des objets, économie locale et soutenable liée au numérique etc.). Il s'agit donc de remanier la lecture que l'on a du numérique pour passer d'un prisme purement économique à une vision qui soit recentrée sur le numérique comme élément majeur dans l'espace démocratique, social, sociétal et urbain. Pour dépasser les rivalités potentielles, les deux métropoles pourraient s'inspirer du travail entamé par la ville de Brest sur les notions de biens communs, en mêlant démarches participatives et contributives.