« marcher à l’ombre »
À Rennes comme ailleurs, l’importance de la marche, pratique des plus naturelles s’il en est, reste statistiquement difficile à évaluer; si ce mode de déplacement a connu une nette régression ces dernières décennies, il redevient de nos jours de plus en plus attractif: le piéton sort de l’ombre. À Rennes, quelle place occupe-t-il et doit-il occuper dans l’organisation des politiques de déplacement et comment peut-il se faire légitimement entendre pour que son rôle soit reconnu? Les zones de rencontre ont-elles de l’avenir?
Les spécialistes reconnaissent que la moitié des pratiques ayant trait à la marche demeurent invisibles dans les statistiques. Quand la marche est combinée à d’autres modes de transport, ce qui est fréquent au cours d’un trajet, elle disparaît. Ajoutons qu’il n’est pas possible d’identifier le piéton par son moyen de locomotion alors que l’automobiliste l’est par son automobile ; l’usager des transports en commun par le train, le car, le tram, le bus, le métro; le cycliste par sa bicyclette. Enfin, la marche n’apparaît pas en tant que telle dans les statistiques de la Sécurité routière car un accident, par définition, doit comporter au moins un véhicule; si le piéton tombe, se tue ou est gravement blessé en heurtant un obstacle sur un trottoir, il n’est pas compté dans les accidents de la route.
Depuis 25 ans, la part de la marche est passée en France d’un tiers à un quart des déplacements. Cette baisse de la marche résulte de plusieurs facteurs :
– les nouveaux espaces urbains sont bien peu adaptés aux trajets courts ;
– la marche est concurrencée par l’automobile mais aussi les transports collectifs ;
– les centres commerciaux de périphérie sont préférés aux magasins de proximités (quand ceux-ci subsistent encore) ;
– enfin, la marche suscite un fort sentiment de dangerosité: les parents conduisent leurs enfants à l’école ou aux loisirs en voiture. Actuellement en France, deux enfants sur trois vont à l’école en voiture et pourtant quasiment toutes les écoles primaires urbaines sont à moins d’un kilomètre du domicile des enfants.
De façon plus générale, marcher va à l’encontre d’une société qui a magnifié la vitesse et le gain de temps. Parallèlement, développer la marche n’est pas un investissement qui rapporte gros. Cela refroidit considérablement l’intérêt éventuel qu’elle pourrait susciter auprès des entreprises. Elle relève du bien collectif et si les bénéfices sont en partie d’ordre collectif, les coûts le sont totalement. La gestion des espaces publics, les questions législatives, la sensibilisation et l’éducation sont autant de tâches à la charge des collectivités publiques, aux niveaux tactiques et stratégiques.
Mais la marche suscite depuis peu un regain d’intérêt en France. Elle constitue le deuxième mode de déplacement en ville. La dernière enquête ménages-déplacements (2007) indique qu’à Rennes Métropole, la marche représente 28 % des modes de déplacement (la voiture 54 %, les transports en commun 13 %, le vélo 4 %). À Rennes, les chiffres sont les suivants : 37 % pour la marche, 41 % pour la voiture, 17 % pour les transports en commun, 5 % pour le vélo. C’est dire l’importance de la marche. Elle est même de plus en plus dans l’air du temps en raison de plusieurs phénomènes :
– le vieillissement de la population: la marche est très souvent le seul moyen de locomotion de la personne âgée. C’est en se rendant à pied chez le boulanger ou chez son coiffeur que la personne âgée garde le lien social mais son chemin est semé d’embuches. Le piéton âgé est malheureusement très touché par les accidents mortels et graves : les plus de 65 ans représentent la moitié des cas, alors qu’ils ne sont que 16,4 % de la population française (source Observatoire national interministériel de la Sécurité routière).
– la croissance galopante de la sédentarisation: l’assurance- maladie recommande 30 minutes d’activité physique quotidienne (programme de Santé publique pour la prévention de l’obésité, du diabète et des maladies cardio- vasculaires). À Loudéac, en juin dernier, pendant quatre jours, l’office municipal des sports en lien avec l’hôpital du Centre-Bretagne a installé un podomètre à la ceinture d’un millier d’habitants. L’objectif était de compter le nombre de pas effectués du matin au soir. Dix mille pas chaque jour sont nécessaires pour générer des effets positifs sur le corps.
– l’augmentation du coût du carburant : il aura fallu l’augmentation rapide du coût du pétrole pour que chacun s’interroge sur l’utilisation de sa voiture sur de courtes distances. A Rennes comme en France, un trajet sur quatre en voiture fait moins d’un kilomètre; pour parcourir cette distance, il faut 12 minutes à un piéton et de 8 à 24 minutes à un automobiliste, selon le trafic et les difficultés de stationnement.
– l’automobile, rendue coupable de la dégradation de la planète: à cause de la corrélation affirmée CO2 = réchauffement climatique ainsi que des polluants tels les particules de carbone, les oxydes d’azotes, rejetés dans l’atmosphère principalement par les moteurs diesel.
Hier, la marche était le mode de déplacement du pauvre, aujourd’hui, ce mode préhistorique deviendraitil un mode d’avenir ? Des entreprises comme Apple, Nike, Puma, Nokia érigent le piéton comme figure d’avenir. Par exemple, Apple et Nike sont associées sur des offres reliant les chaussures aux iPods. Nokia a compris que le premier usager de la navigation, de l’assistance par GPS sera le piéton, pas l’automobile. La technologie pousse l’autonomie en proposant au piéton de recharger ses batteries en marchant : une minute de marche permettrait ainsi d’alimenter trente minutes de conversation sur un téléphone mobile. La ville de Toulouse a expérimenté en avril dernier, pendant la semaine du développement durable une rampe alimentant des ampoules grâce à l’énergie des passants qui l’empruntaient.
Mais si le marcheur sort de l’ombre, nous ne sommes pas encore, loin s’en faut, au développement d’une culture de la marche où le piéton se sentirait pleinement légitimé. Plus d’automobilistes se déclarent gênés par les piétons que l’inverse (61 % contre 59 %, source Insee). Par ailleurs, depuis plusieurs années, l’accidentalité du piéton baisse moins que celle des autres usagers: étant le moins souvent responsable de son accident, il a une moindre maîtrise de son accidentologie.
La caractéristique du piéton, c’est justement qu’il est tout le monde et que la marche est le dénominateur commun à toutes les formes de mobilité.
Mais, derrière son apparente uniformité, la marche est multiple. On peut ainsi distinguer plusieurs types de marche: « la marche focalisée », celle qui se donne un but (rejoindre un arrêt de bus, un commerce…); « la marche errante », celle qui se fait presque sans objet, juste pour déambuler (lèche-vitrine…); « la marche reliante », celle qui connecte une origine à une destination (pédibus); enfin, « la marche signifiante », celle qui donne du sens, individuel ou collectif (la manifestation contre le projet de réforme des retraites le 25 juin dernier).
Un piéton adopte alternativement ces divers modes: il n’y a pas deux marches qui se ressemblent, d’où la difficulté d’appréhender le concept de « marche », tant sont nombreuses ses motivations, ses perspectives, ses objectifs.
Pour que son déplacement lui procure utilité et satisfaction, le piéton urbain a d’abord besoin de liberté et de liaisons pratiques, organisées et permettant une circulation aisée: il accepte mal les détours et les temps d’attente aux traversées de rue et aux carrefours. Une des exigences les plus importantes pour le marcheur reste la sécurité des itinéraires : dangereux ou de mauvaise qualité, ils seront de moins en moins empruntés. Qui plus est, le piéton souhaite cheminer sur des parcours agréables et paisibles.
Il faut ajouter qu’il existe des besoins particuliers à certaines catégories de piétons: les personnes âgées, les enfants, les aveugles, les personnes à mobilité réduite.
Dans la vie urbaine ordinaire, les utilisateurs de l’espace public sont considérés d’abord en raison de leur puissance, de leur poids, de leur nombre, de l’espace qu’ils consomment. La hiérarchie est d’habitude la suivante: train, tram, poids-lourds, bus, voiture, vélo, piéton. Cette hiérarchie n’est inversée que, par exemple, lors d’une manifestation ou une visite touristique en groupe: les piétons forment alors un barrage que les voitures n’osent pas franchir.
Cette réappropriation éphémère des espaces urbains par les piétons est toujours vécue comme une situation anormale. Comment rendre durable cette réappropriation de l’espace urbain? Certainement pas dans une guerre froide avec les autres modes. La marche ne retrouvera sa place en ville que par une coexistence à repenser avec le vélo, la voiture et les bus.
Les aménagements classiques dits « de la séparation des flux » consistent à maintenir les piétons sur les trottoirs, les cyclistes sur les pistes cyclables, les voitures sur la voirie, les bus et les tramways en site propre ou en couloir. Ce type d’aménagement respecte la hiérarchie des puissances des différents modes de transport : la finalité première des aménagements est de protéger les plus faibles des plus forts.
Mais cette approche a montré ses limites :
– la temporisation des feux cherche à favoriser la fluidité de la circulation des véhicules motorisés. Elle n’est pas favorable aux piétons. Par exemple, à New York, 25 % du temps de déplacement des piétons est consacré à traverser les rues alors qu’à Copenhague (où 40 % des habitants utilisent leur vélo) ce temps oscille entre 2 et 4 %.
– l’autonomie du plus faible est contrariée par les dispositifs contraignants qui lui assurent sa sécurité: déviation, passage à emprunter règlementairement, temps d’attente prolongés. Or la mobilité et la sécurité du piéton vont de pair: toute action sur la sécurité qui ralentit ou détourne va engendrer des comportements de transgression. Le piéton, délinquant chronique de la mobilité, est toujours là où il ne faut pas. Il abuse de son pouvoir d’aller partout. Il n’a pourtant le droit de n’être nulle part.
– le plus fort a tendance à s’imposer face au plus faible et à affirmer sa prééminence: c’est le cas de l’automobiliste qui ne décélère pas, voire accélère juste avant un passage-piéton pour dissuader les piétons de s’engager.
À cette logique de séparation des flux, on peut opposer celle, plus récente, qui réintroduit la mixité des flux et qui impose une stricte limitation de la vitesse à 20 km/h.
Nommés « zones de rencontre », ces aménagements permettent la disparition des trottoirs et des passages-piétons puisque les piétons sont libres d’occuper l’espace à leur guise. Mais ils doivent à leur tour respecter les usagers des autres modes de déplacement.
Il existe de nombreux exemples de zones de rencontre en Suisse, y compris dans des espaces très fréquentés. Par exemple à Bienne où la Place Centrale, carrefour d’axes urbains importants où se rejoignent plusieurs lignes de transports publics (10 000 à 12 000 véhicules ; 5 000 à 6 000 vélos ; 1 200 bus avec 25 000 à 30 000 passagers dont 5 500 montent et descendent à cet endroit), a été réaménagée en zone de rencontre et inaugurée comme telle à la fin 2002. Depuis les accidents ont diminué de 20 %.
Autant la première philosophie de la canalisation est lourde en transformation des équipements et légère en modification des comportements, autant la philosophie de la zone de rencontre est légère en matière d’infrastructure et exigeante en matière de changement de comportements puisqu’elle nécessite la responsabilité individuelle de chacun.
Le décret instituant les zones de rencontre en France est paru au Journal officiel le 1er août 2008. Il contient une série de modifications du Code de la route favorables aux piétons et aux cyclistes, dont la prescription d’un devoir de prudence du conducteur vis-à-vis des usagers vulnérables (article 15 du décret): « Le conducteur doit à tout moment adopter un comportement prudent et respectueux envers les usagers des voies ouvertes à la circulation. Il doit notamment faire preuve d’une prudence accrue à l’égard des usagers les plus vulnérables. » Si évidente qu’elle soit, cette phrase n’existait pas jusqu’ici dans le Code de la route, conçu depuis 1921, pour les véhicules motorisés.
L’intensité de la pratique de la marche est un témoignage de la vitalité d’un territoire. Favoriser la marche urbaine, c’est garantir l’attrait, l’animation, la sécurité et la convivialité de la ville tout en veillant à la santé des habitants. Une réappropriation du domaine public par les piétons permet ainsi aux rues et aux places de jouer leur rôle de lieux de rencontre et de vie sociale. Pour cela, les politiques urbaines devraient avoir le piéton au centre de leurs dispositifs. Est-ce vraiment toujours le cas à Rennes?
Un exemple: l’étendue allant de l’esplanade Général de Gaulle aux Champs Libres et au 4 Bis, nouveau coeur piétonnier de Rennes, n’a pas été pensée à partir du besoin premier du piéton: aller d’un point à un autre. Ce grand espace libéré pour les piétons reste scindé par le cours des Alliés. C’est parce que pendant les travaux, les automobilistes ont dû emprunter des voies de contournement, sans provoquer de difficultés majeures, qu’il a été décidé, à posteriori, que le cours des Alliés serait interdit aux automobiles. Il en ressort, un manque de cohérence du traitement de la voirie avec trottoirs, plots massifs antistationnement et une traversée limitée par des passages piétons. L’adhésion à l’objectif d’amélioration et de développement de la marche est quasi unanime mais on s’aperçoit vite que les messages exigeants, même bien argumentés, continuent à avoir du mal à passer. Des associations comme Espace Piéton ou Rayons d’Actions militent depuis le décret autorisant les zones de rencontre en France, pour que la ville de Rennes mette en oeuvre ce nouvel outil où la priorité est donnée aux piétons et aux cyclistes. Elles ont proposé, à de nombreuses reprises, que les places Sainte-Anne et du Recteur Henri-Le-Moal soient les premières zones de rencontre de Rennes. Leurs fonctionnements sont déjà similaires à ce que nous pouvons attendre des zones de rencontre. Les Rennais l’auraient très bien compris et donc admis. Cela aurait permis à la ville de Rennes de faire de la pédagogie efficace et d’ouvrir la possibilité à de nombreux autres aménagements. Pour ces associations, la zone de rencontre expérimentale du quai Lamartine est trop courte pour bien fonctionner et de plus délimitée par deux feux : la circulation des véhicules ne peut s’y faire de façon fluide. Il semble qu’il aurait fallu d’emblée inclure tous les quais, la bonne compréhension du fonctionnement étant à ce prix. Un échec de l’expérimentation pourrait freiner le développement de toute autre expérience.
Le piéton est un acteur urbain essentiel, dans tous les sens du terme : il est fondamental, nécessaire, incontournable dans la ville. Il devrait donc occuper une position privilégiée dans le processus de concertation et de décision. C’est à cette condition qu’il pourra partager avec quiétude l’espace urbain et lui donner vie.