Toutes les villes sont concernées par la vie nocturne et festive. Que l’on pense au jeudi soir à Rennes, rue SaintMichel, au vendredi soir à Nantes, Quartier du Bouffay, aux Nuits Blanches parisiennes, au quartier de Kreusberg à Berlin, au quartier rouge à Amsterdam… Plus loin de nous, une full moon party à Goa, le carnaval à Salvador, la rue Sainte-Catherine à Montréal, les nuits chaudes de Téhéran ou de Dakar, un samedi soir à Beyrouth…
La nuit et son cortège d’activités festives sont devenus un enjeu de marketing urbain. Mais bien au-delà des aspects d’attractivité et de concurrence entre les villes qui cherchent à s’attirer des populations de jeunes, d’investisseurs et de ménages fortunés, le vivre ensemble nocturne constitue un enjeu anthropologique fondamental. Il interroge nos institutions urbaines sur des aspects techniques, mais aussi et surtout sur nos conceptions des relations sociales et de la communauté humaine.
Lorsque les ouvriers agricoles d’avant-guerre virent arriver l’électricité dans les campagnes, ils eurent un mauvais pressentiment… Jusqu’alors, la nuit tombante annonçait la fin de la journée de labeur ; dorénavant, il leur faudrait prolonger leur journée et aller au bout des tâches commencées, faisant fi du déclin de la lumière naturelle. L’électricité allait modifier nos rythmes de vie et notre être au monde.
Ce n’est pourtant qu’à partir des années 2000 que nombre de collectivités se sont réellement penchées sur le sujet des « temps de la ville » ; le rapport du député-maire de Rennes Edmond Hervé fit date en la matière (voir page 9), ainsi que les travaux de géographes – notamment Luc Gwiazdzinski et ses célèbres « traversées nocturnes » – qui accompagnaient plusieurs villes européennes à « instituer la nuit » et la ville H 24, telle Amsterdam qui dispose d’un « maire de nuit » doté de réels pouvoirs, à la différence des maires de nuit proclamés récemment par des collectifs de citoyens à Paris ou Toulouse.
En effet, si l’homme a de très longue date aménagé des espaces urbains, il a tardé à structurer la temporalité nocturne : associée à un imaginaire effrayant, la nuit est synonyme de déficit de services publics. Les services de transports prolongent quelque peu leur activité, mais rarement au-delà d’une heure du matin. Si les services de santé et de sécurité continuent de s’activer, même au ralenti, il n’en est rien des services administratifs, sociaux, culturels, éducatifs. Mais comment peut-on justifier que le citoyen noctambule ait aussi peu de droits aujourd’hui, et que la période qui s’étend de 1 h à 6 h du matin soit un no man’s land obligé dans nos villes françaises ? Au motif d’une alternance naturelle entre le jour, source de lumière, de transparence, de productivité, de masculinité, et la nuit, symbole d'obscurité, de profondeur, d’opacité, de féminité ?
La question se pose également au plan économique : comment expliquer le peu d’offre commerciale passé 20 h dans nos villes, quand nos voisins espagnols, italiens ou grecs commercent jusqu’à plus de minuit ? Comment expliquer la diminution spectaculaire du nombre de cafés et bars en France, qui serait passé de 200 000 en 1960 à moins de 35 000 aujourd’hui, alors que tous les édiles communiquent sur le « vivre ensemble », et qu’éclosent ici ou là les cafés des parents et autres cafés citoyens ?
La nuit pose aussi la question de la cohérence entre l’essence même de la ville, qui se veut attractive, source d’échanges culturels et commerciaux, et la nécessaire tranquillité des résidents des centres-villes. Mais de qui est-ce légitimement la cité ? Des milliers de riverains qui s’endorment en son cœur, ou des flots de citoyens qui chaque jour la traversent, la font vivre et vibrer au rythme de leur engagement, de leur créativité et de leurs dépenses ? Doit-on privilégier le droit à la ville, diurne, de certains, au détriment du droit à la ville, nocturne, des autres ?
Aucune de ces questions n’appelle de réponse simple, et il serait prétentieux d’en apporter. Admettons toutefois que la nuit urbaine, système complexe, a trop peu fait l’objet de réflexions partagées, qui ne seront d’ailleurs jamais abouties. Et admettons aussi que ces questions n’appellent pas uniquement des réponses techniques, programmatiques ou cartographiques, mais qu’elles appellent tout autant des débats philosophiques, sociologiques, et juridiques. Repenser la nuit, c’est s’intéresser à l’offre culturelle, à la convivialité, à la vie festive, à la vie publique, dans une société où l’idéologie néolibérale ne fait que diviser, opposer, et replier chacun sur sa sphère privée. C’est s’intéresser au mélange des genres, des groupes sociaux, des appartenances culturelles, sortir de ses obligations et de son quant à soi, pour prendre le temps d’aller vers ou d’accueillir l’autre dans ses différences. C’est prendre en compte la rencontre entre les générations, qui, chacune, ne sont pas uniquement des segments de marché qu’il faudrait isoler à tout prix, mais sont avant tout des groupes porteurs de richesses humaines et complémentaires qui apprécient de se rencontrer, à l’image de ces places espagnoles ou l’on pratique assidûment les botellones1 , toutes générations confondues, et ce depuis la fin de la dictature franquiste… C’est aussi repenser la transversalité de l’action publique (cohérence entre culture, transports, santé, éducation, sécurité…) et les articulations entre la puissance publique, d’une part, et les initiatives privées et commerciales, d’autre part.
Les recherches anthropologiques montrent que la fête n’est pas une activité périphérique, anodine, insignifiante, bien au contraire. La fête est, universellement, le ciment des sociétés : elle institue les appartenances collectives et l’agrégation à des us et coutumes que nous lèguent les générations antérieures ; elle assure le passage d’un stade à l’autre dans nos vies, de la naissance jusqu’à la mort, où chaque étape est célébrée par des retrouvailles, des regards, des embrassades, des échanges, des dons/contre-dons qui nous construisent… Elle facilite la rencontre, notamment conjugale, et permet tout simplement de lutter contre la solitude, à une époque où notre attention se trouve aspirée par l’espace numérique, et notre « temps de cerveau disponible » acheté et vendu par les opérateurs publicitaires et médiatiques. Ce sont donc des fonctions sociales essentielles que remplit la fête dans les sociétés humaines.
C’est en partie pour ces raisons que nous avions organisé à Rennes, en 2005, des États Généraux de la Fête, qui avaient mobilisé des citoyens, des acteurs culturels, des acteurs économiques, des élus locaux et des chercheurs : penser la gestion publique de la fête ; prendre acte de l’allongement de la jeunesse, de l’augmentation du temps libre, de la disponibilité de produits psychoactifs, et assumer collectivement nos responsabilités d’adultes : rapprocher l’université de la cité, penser le temps de la nuit, échanger sur nos usages de la ville, valoriser la place de la culture, de la musique, de la danse, accueillir le foisonnement d’idées et d’initiatives qui font de la ville un formidable creuset. Après deux mois de préparation et trois jours de débats, des « cahiers de doléances pour une meilleure gestion publique de la fête » avaient été rédigés, en vue de partager effectivement les responsabilités qui incombent aux uns et aux autres en la matière. Constatant que Rennes voyait alors, depuis une dizaine d’années, disparaître un à un les rassemblements festifs avec musique pour jeunes peu fortunés, les rédacteurs affirmaient que le « droit à la fête doit être protégé ». Le secteur privé avait subi de plein fouet de nouvelles réglementations de plus en plus contraignantes et concentrait sur lui toute l’agressivité d’une population environnante devenue totalement intolérante, et n’ayant souvent pour seul engagement citoyen que la défense de son confort personnel. Parallèlement, les salles, les contraintes et les équipements publics étaient eux aussi inaptes à satisfaire les nouvelles attentes de la population (horaires trop étroits, insonorisation absente, impossibilité de consommer les boissons, même faiblement alcoolisées…).
Après avoir souligné la complexité du phénomène, sa persistance dans les sociétés humaines et les enjeux majeurs qu’il recouvre aujourd’hui dans nos villes, le collectif ouvrait différentes perspectives : observer pour bien connaître ce phénomène en évolution permanente ; dialoguer et organiser une concertation locale et des expérimentations autour de quatre pistes de travail qu’étaient : les temps sociaux (transports, commerces, services), la prévention autour des risques afférents à la fête, l’accompagnement des nouvelles pratiques festives et des phénomènes culturels émergents (place des initiatives collectives artistiques, spectacles itinérants sous chapiteau…), l’intégration de la dimension festive dans l’aménagement du territoire.
Il proposait surtout que la question complexe et sérieuse de la fête soit traitée collectivement et non pas seulement sur la base des réglementations de plus en plus contraignantes qui demandent aux organisateurs d’être maîtres de tout et de tous ceux qui seront associés à la fête… De cette aventure est née l’association rennaise Adrénaline, « Association pour une meilleure gestion publique de la fête », dont les objectifs sont de réfléchir collectivement et de valoriser publiquement la place de la fête dans la société, par l’observation, la concertation et l’animation. Dix années plus tard, ce débat se poursuit peu à peu, à l’image de la récente Conférence Nationale de la Vie Nocturne organisée à Nantes en avril dernier, sous l’égide de la Fédération Nationale des Cafés Cultures, et du Collectif Culture Bar-Bars. À cette occasion fut signé un accord de coopération entre ces deux organisations et le forum européen pour la sûreté urbaine.
Faire humanité dans une ville altruiste Au-delà de considérations strictement sociales, la fête est une invention de l’humanité qui vise à réguler collectivement nos émotions : désirs d’union, de partage, de vertige, de sexualité, d’ivresse, de violence… La fête offre un lieu d’apprentissage collectif et intergénérationnel des désirs transgressifs qui nous habitent, et renverse temporairement le monde et ses règles habituelles pour mieux y revenir et en apprécier la justesse. « Une fête est un excès permis, voire ordonné . »
La fête assure ainsi une fonction émotionnelle, qui nous reconnaît une certaine épaisseur anthropologique ; contrairement à la théorie d’Adam Smith qui se trouve au fondement de notre développement économique, et qui justifie que nos villes aient été conçues en appliquant le principe du zoning fonctionnaliste, la personne humaine n’est pas uniquement mue par la recherche de l’intérêt personnel et la concurrence. Elle est habitée par des désirs et des angoisses collectives, et par la recherche de l’autre. Nous devons notre émergence humaine à la capacité d’empathie, qui fait que nous prenons soin des autres et de nos petits. L’archéologie et l’anthropologie4 montrent que nous n’avons pas toujours été des êtres belliqueux, et que depuis le néolithique nous avons su nous mélanger entre groupes humains et porter attention à autrui. À l’opposé de ce que certains aimeraient nous faire croire, nous sommes des êtres altruistes, des animaux politiques, comme l’écrivait déjà Aristote.
Tenir compte de la nuit et de la convivialité festive pour concevoir l’avenir de nos villes, revient à prendre en compte cette dimension émotionnelle altruiste et empathique de la personne humaine ; permettre de se retrouver à toute heure, de s’approprier temporairement l’espace public, d’être ensemble sans visée autre que se rencontrer, partager des émotions, débattre de la vie publique… Mais compte tenu de la complexité des questions qui se posent, et de la divergence des intérêts en présence, il n’y a pas de solution technique définitive qui vaille, autre qu’une démarche méthodologique qui permette d’organiser un débat de proximité lorsqu’un problème se pose. Seule une pratique démocratique renouvelée permettrait de mettre en œuvre équitablement les droits humains et de garantir les libertés et les dignités des personnes. Une bonne décision pour la vie nocturne urbaine ne serait pas nécessairement la « tranquillité urbaine » mais le progrès des libertés et dignités qui résulterait d’une décision publique appropriée. Dans cette société plus empathique, il ne s’agirait plus seulement de faire société, mais de faire humanité ensemble, dans le respect réciproque des libertés d’expression, de repos, de jouissance de sa propriété, du droit à la diversité culturelle. L’enjeu central de la nuit urbaine n’est donc sans doute pas tant la tranquillité que le meilleur progrès des libertés.