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Rennes des écrivains
#12
RÉSUMÉ > Musicien et écrivain, Frank Darcel est né le 26 septembre 1958 à Loudéac. Après des études secondaires au lycée de la ville, il devient étudiant en médecine à Rennes. Cursus qu’il abandonne en 1978 pour fonder le groupe de rock Marquis de Sade. Une fois le groupe dissous, il devient le producteur d’Étienne Daho jusqu’au milieu des années 1980, puis l’éditeur de Pascal Obispo.

Franck Darcel (suite)

     Il commence à travailler dans la production discographique au Portugal au début des années 1990 et pour cela s’installe en famille à Lisbonne. De retour à Rennes en 1999, il produit l’album d’Alan Stivell, Back to Breizh, puis se lance en littérature en publiant deux romans chez Flammarion, Le dériveur en 2005, grand prix du roman de la Ville de Rennes, et L’ennemi de la chance en 2007. Tout en continuant en parallèle une activité d’éditeur musical, il dirige avec Yann Rivallain la rédaction de l’ouvrage collectif 111 Bretons des temps modernes, paru aux éditions Ar Men en 2007. En mars 2010 sort le CD de son nouveau groupe, Republik, sur Monte-Carlo records. Frank a repris la guitare et la composition pour l’occasion. Il s’occupe également du saxophoniste new-yorkais James Chance, dont le prochain album est prévu pour la fin de cette année.

     Fin 2010 est sorti le livre ROK, tome 1, une histoire de la musique électrifiée en Bretagne, aux éditions de Juillet, ouvrage codirigé par Frank. Enfin aux mêmes éditions de Juillet, il vient de sortir un polar Voici mon sang. Frank Darcel est d’autre part membre du Parti breton et était présent à ce titre sur la liste « Nous te ferons Bretagne » aux élections régionales de 2010.

     Il est amusant de constater comment certains éléments constitutifs de la réalité qui nous entoure changent de genre en fonction des idiomes. Ainsi la mer, pour tous ceux qui ont commencé à structurer leur pensée par la langue française, est définitivement féminine. Comment alors imaginer le pêcheur harassé ou le navigateur perdu, autrement qu’en hommes luttant contre une maîtresse trompeuse, impétueuse et un rien diabolique. Autant que mère nourricière. C’est tout notre univers mental qui est imprégné de cette sexualisation de certains éléments naturels, et parfois historiques.
     Pourtant la mer est de sexe masculin en allemand, ainsi qu’en portugais ou en espagnol, même chose en breton. Quant aux Anglais, ils n’ont pas donné de sexe aux éléments, pas plus qu’à aucune chose ni animal, faisant juste exception pour les animaux familiers. En français encore, le mâle océan n’y change rien, c’est toujours avec une furie locale que l’homme se coltine des Sargasses à la Manche…
     Pour ce qui est des villes, cette fois toutes les langues latines se mettent plus ou moins d’accord, la cité, la ville, a cidade, la ciudad, la città évoquent des femmes. Dans les langues celtiques, en breton par exemple, ar ker est féminin également. Les langues germaniques continuent de fronder, la ville est un homme, der stadt en allemand, même chose en flamand.

Une ville-femme

     Que dire alors de Rennes, ville-femme par la langue, mais encore plus par son homonymie royale et féminine ? Rennes est deux fois femme. Ainsi la question de la fidélité se pose à chacun de ses habitants de longue date. Ai-je aimé cette ville comme il le fallait ? Ai-je été constant dans ma relation à elle ?
     J’ai, pour ma part, aimé Rennes, mais pas du premier coup d’oeil. Jeune étudiant cantonné à Villejean dans les années 1975 et 1976, j’y ai peu goûté l’architecture. Les bars proches du campus étaient un peu glauques. Les fêtes au sein des universités, très arrosées mais autorisées à l’époque, ne manquaient pas de charme certes, mais les seules interfaces qui permettaient de s’évader d’un quotidien morne et parfois studieux étaient les cinémas de quartier. Des lieux de passage vers ailleurs que l’on rejoignait à pied ou dans la 4L des mieux lotis. Il y avait Le Régent, rue Papu, où j’ai vu pour la première fois Taxi Driver, ou encore La boîte à films, quai de Chézy, avec ses cycles Pasolini entre autres. Le Lorraine, à dache cette fois, avec cette première intégrale Wenders, en 1978, qui m’avait rendu si Européen.
     Puis, de 1978 à 1983, Rennes est devenue une maîtresse idéale. Exigeante et compréhensive à la fois. Il y avait tellement à faire soudain, quand tant de nouveaux bars sortaient de terre, tant de nouveaux groupes s’ébrouaient, et de ces fêtes perpétuelles ! Il faut dire qu’au coeur de cette movida granitique, le brin de célébrité qu’apportait le statut de guitariste de Marquis de Sade améliorait bien des choses. Il devenait alors problématique de la quitter, cette ville facile. Dès les tournées du groupe terminées, on rappliquait dare-dare. On se croyait attendu.

Tentatives d’évasion

     Pour des raisons professionnelles, je tentai néanmoins à deux reprises l’installation à Paris, mais ne tins pas plus de quelques mois à chaque fois… Juste après l’enregistrement de l’album La Notte, d’Étienne Daho, alors que je partageais un appartement avec Étienne et Arnold Turboust, rue de Navarin, dans le 18e, Philippe Darnaud (le D du fameux studio DB) passa dire bonjour par un bel après-midi de printemps. Lorsque je le raccompagnai dans la rue, j’aperçus le camion du studio :
     – Tu ramènes du matériel ?
     – Non, je viens de déposer la sono à réviser, juste au-dessus, à Pigalle.
     – Le camion est vide alors ?
     Alors, sur un coup de tête, nous mîmes mes quelques meubles et instruments de musiques dans le camion et partîmes vers le ponant. Quelle joie ce jour-là d’abandonner Paname et de mettre le cap sur Rennes ! Mais j’avais bien conscience que c’était aussi vers la Bretagne que je retournais.
     Et puis le temps a passé et je me suis rendu compte que monter à Paris, Bruxelles ou Londres aurait été une assez bonne idée si j’avais voulu me confronter à des sphères plus influentes dans le milieu artistique. J’ai pris conscience que notre « reine » est une petite provinciale, pas dénuée de charme bien sûr, mais aux pouvoirs extrêmement limités. Une sorte de lieu de fonctionnalité sans éclat particulier, et de plaisir en même temps, mais où peu de décisions importantes se prennent.

Découcher à Lisbonne

     J’ai finalement complètement découché pendant les années 1990, m’amourachant de Lisbonne, « la ville blanche » si bien dite dans le film d’Alain Tanner. Passant également plus de temps à Bruxelles pour des raisons professionnelles. Rennes n’était plus alors que l’ancienne petite fiancée que l’on passe voir pour prendre des nouvelles des amis, parce que sinon ces nouvelles n’arrivent pas jusqu’à vous.
     Et puis, au début du 21e siècle, conscient que j’avais à nouveau soif de Bretagne, je suis revenu sur les traces de mes premiers amours. Je me disais que, peut-être, grâce au net, notre ville serait moins à l’écart des centres de décisions, plus sensible au fracas des mouvements indispensables.
     Aujourd’hui, je réalise qu’elle reste une indécrottable provinciale. Ce n’est pas sa faute, elle vit en jacobinie après tout, mais j’ai traversé ces dernières années bien d’autres capitales de régions européennes, et il est douloureux de comparer. Le parfum d’aventure est tellement plus prégnant évidemment à Barcelone, Edimbourg, Stuttgart ou Milan…

Une reine trop mendiante

     Bien sûr, Rennes a toujours certains attraits pour les adolescents en fleurs ou les nantis qui aiment être à l’écart du bruit, mais elle ne rêve au fond que d’être plus proche de Paris encore plutôt qu’elle-même. Elle dépense ainsi tous ses sous pour un TGV plus « ombilical » ou pour creuser des trous. Elle se pâme lorsque des intellectuels (ou des personnes « aperçues à la télé ») descendent de la « capitale » pour apporter la bonne parole le temps d’un forum. Avec ce métro trop cher et de fait trop court, elle se trompe de siècle, et d’échelle. Et on ne rêve maintenant que de lui raccrocher quelques lopins de campagne supplémentaires afin qu’elle devienne une « métropole » selon la définition française. Afin qu’elle puisse toucher un peu plus de subsides de l’état central. Pour être encore plus subventionnée, elle serait prête sans doute à étendre sa langueur jusqu’à Lamballe !
     En réalité, dans le système actuel, notre reine doit mendier pour exister. Comme la Bretagne d’ailleurs, dont notre ville ne parvient pas à assumer le rôle de capitale, tant nos édiles la rêvent plutôt en banlieue chic de Paris. Que faire ? Partir à nouveau? Et revenir lorsqu’une véritable émancipation aura eu lieu ? Tentant. Alors, qui sait si le volcan que l’on croyait éteint…