« Que les liens tissés dans l’amitié, dans la reconnaissance et le respect de l’autre, demeurent certitude pour bâtir ensemble, hommes et femmes à égalité, un monde de paix et de justice »,
Anne Cogné, conseillère municipale, lors du colloque Pluri.Elles à Rennes en mai 1986.
Le 7 décembre dernier, en signant le contrat territorial d’égalité entre les femmes et les hommes entre l’État et la ville de Rennes, la ministre Najat Vallaud-Belkacem a déclaré que Rennes ne l’avait pas attendue pour inscrire l’égalité professionnelle sur son agenda politique. Ce numéro de Place Publique consacré au féminisme à Rennes est l’occasion de revenir sur le rôle joué par des femmes élues, des agentes de la collectivité, des syndiquées, des chercheuses dans le processus d’action publique qui a conduit l’administration municipale à s’engager dans cette démarche. Au fil du temps, en transitant par des programmes européens (NOW-Equal) et en allant cueillir par deux fois le label égalité (2008-2011), Rennes s’est inscrite dans une obligation d’égalité (environ 4 400 agents dont plus de 58 % de femmes). En 2006, en signant la charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie locale, elle a étendu son devoir d’exemplarité à l’ensemble des politiques publiques locales qu’elle initie et met en oeuvre.
L’engagement rennais en faveur de l’égalité professionnelle est connu et inspire d’autres collectivités, mais dans sa narration, la dimension humaine de l’aventure menée par des femmes au nom de la cause des femmes s’est un peu estompée derrière l’analyse institutionnelle d’un processus de management public innovant. C’est l’enjeu de ce texte d’honorer ces pionnières et les acteurs décisionnaires qui les ont soutenues. Il est situé, car son auteure a été étroitement impliquée dans cette démarche. De 1986 date du colloque Rennes Pluri. Elles à aujourd’hui, dans l’ombre ou la lumière, elle a été une compagne intellectuelle de ces élues et professionnelles de l’égalité avec lesquelles elle a établi des liens constants entre théorie et pratique, recherche et action.
Au commencement, c’est une militante des droits des femmes Anne Cogné, conseillère municipale déléguée à la vie associative et socioculturelle qui a introduit le sujet au coeur de la politique de la ville et entrepris de sensibiliser des élus-es rennais-es aux questions d’égalité, y compris le maire lui-même. Comme le souligne Marie Liesse-Duclos dans son mémoire (2004), en intégrant Anne Cogné à l’équipe municipale en 1983, le maire Edmond Hervé (de 1977 à 2007) a favorisé la stratégie d’assimilation de la cause des femmes à la politique municipale. Les recherches sur l’égalité ont mis en évidence le rôle de mentor joué par le ou les personnages décisionnaires des organisations. Ces démarches ont un parfum subversif et ne sont jamais spontanément consensuelles. Leur inscription dans la durée dépend de la volonté des détenteurs du pouvoir de les imposer.
En 1990, la conseillère municipale va saisir une chance, en science politique on dirait une fenêtre d’opportunité. Une enquête est menée par le magazine Biba sur les villes et les femmes en France. Parmi les indicateurs retenus figure le taux de femmes cadres parmi la population active. Rennes sort de cette enquête en médiocre position,avec seulement 6 % de femmes cadres. Le magazine explique qu’en dépit de leurs performances scolaires, les bretonnes accèdent peu à l’encadrement. L’enquête heurte doublement les représentations des élus-es: d’une part, elle contredit la bonne position de Rennes dans tous les classements médiatiques et d’autre part, elle heurte leur idée d’une ville ouverte aux femmes.
L’équipe municipale de la gauche plurielle comportait depuis sa première élection en 1977 près d’un tiers de femmes et l’équipe administrative du maire était composée de femmes exerçant des responsabilités. Pour autant, l’enquête de Biba ne faisait que mettre au jour les conclusions de colloques consacrés à l’emploi des femmes en Bretagne et à Rennes en 1983 et 1986: la féminisation de l’emploi n’est pas synonyme d’égalité professionnelle. La mise en scène publique de ce problème fournit à l’élue municipale l’occasion de développer auprès du maire des arguments en faveur de la réalisation d’une étude sur la place des femmes dans l’administration municipale.
« Pour s’ancrer dans la réalité et produire des résultats, le discours sur le genre doit s’appuyer localement sur de lieux de réflexion »1. À Rennes cette relation du savant et du politique est ancienne et inscrite dans la conduite des projets politiques. Elle est praticable sur le sujet puisque depuis 1985, une chaire d’études féministes et sur les femmes a été créée à l’université Rennes 2, et l’élue a déjà mis en oeuvre avec la chercheuse qui l’occupe des pratiques de coopération sur les enjeux liés aux droits des femmes. Convaincu de l’intérêt d’une telle approche, le maire lui-même défendra l’idée d’une recherche- action « dont les résultats seront largement diffusés et débattus dans la collectivité territoriale et devront se prolonger dans un engagement des services municipaux », délibération du conseil municipal du 4 novembre 1991. Pour suivre le dossier au sein de son équipe, il nomme une rédactrice identifiée comme étant favorable à la cause. C’est à partir de là que se met en place ce trio composé « d’une chercheuse (Annie Junter), une cadre supérieure (Danièle Touchard), une élue (Anne Cogné) : un trio peu banal qui secoue bien des idées reçues » dont Martine Bulard explorera le rôle dans un article paru dans le Monde diplomatique (mai 1999).
Il existe de nombreux articles sur les résultats de l’étude et divers mémoires. Ce qui est moins connu, c’est le parti pris méthodologique adopté. A partir d’observations effectuées à l’issue d’autres enquêtes, j’avais acquis la conviction que des déplacements sociaux se produisaient en cours d’étude qui étaient souvent supérieurs aux résultats eux-mêmes et aux préconisations peu suivies d’effets. Pour ces raisons, il me semblait fondamental de veiller à ce que les femmes cadres puissent à travers les entretiens participer à la connaissance d’ellesmêmes en tant que travailleuses à part entière et que l’organisation perçoive la démarche d’égalité comme un processus de changement social qui l’implique. L’attachement du maire lui-même à l’utilité de l’étude, la confiance de l’élue, les connaissances internes et facilités créées par la fonctionnaire ont contribué à la richesse des données collectées. L’investissement considérable des femmes cadres et non cadres dans le groupe de pilotage pendant toute la durée de l’étude et le relais pris par les groupes de travail pour mettre en oeuvre les mesures d’égalité préconisées par le rapport « être femme et cadre à la ville de Rennes » ont été déterminants (Junter, 1991).
Ces groupes se sont transformés en un Groupe égalité des chances entre les femmes et les hommes par référence à la législation européenne et ses propositions ont été adoptées par le Comité technique paritaire le 11 mars 1994. Ce CTP est un moment clé dans l’histoire de la démarche égalité dans la mesure où il marque le début d’un processus d’institutionnalisation dans les cadres traditionnels du dialogue social de la collectivité. Il est un marqueur de sa reconnaissance, d’un début de normalisation du sujet dans la problématique de gestion des ressources humaines qui se traduit par l’affectation de moyens humains (une chargée de l’égalité est nommée: Danièle Touchard) et matériels (reconnaissance du temps de réflexion comme temps de travail). C’est aussi, le point de départ de la formalisation de la démarche dans des documents cadres portés par l’administration municipale.
Cette étape d’institutionnalisation coïncide avec la réélection de 1995, l’arrivée de nouvelles élues, notamment une conseillère municipale chargée spécifiquement de l’égalité entre les femmes et les hommes (Maria Vadillo, de 1995 à 2001). Cette délégation spécifique avait été particulièrement souhaitée par Anne Cogné qui ne se représentait pas. L’organigramme de l’égalité imaginé à cette époque, est toujours en place aujourd’hui : d’un côté une élue qui porte le sujet dans l’action politique de la ville avec une assistance technique qui va s’étoffer au fil des mandats et une délégation adossée depuis 2001 à un mandat d’adjointe (Jocelyne Bougeard depuis 2001), de l’autre une mission égalité professionnelle assurée à temps partiel par une fonctionnaire du service Ressources humaines (Claudine Larzul) assistée de compétences internes et ponctuellement de stagiaires.
L’année 1995 est aussi un tournant pour l’égalité des sexes à Rennes pour une pluralité de raisons :
En 1995, se tient à l’Institut universitaire européen de Florence, un forum « Genre et emploi du temps », qui réunit des chercheurs autour de la problématique du temps des femmes. Ce forum va contribuer à populariser la problématique Tempi della Città des villes italiennes et susciter des projets de transposition dans d’autres villes en Europe.
En 1995, la démarche rennaise d’égalité entre les femmes et les hommes est également stimulée par les contributions résultant de la conférence internationale des femmes à Pékin, à laquelle élue et fonctionnaire de la ville ont participé. La démarche se diffuse de plus en plus, en occasionnant une activité débordante d’analyse de l’organisation que mènent les groupes de travail avec la déléguée à l’égalité. Dans ce contexte d’ébullition, deux appels d’offres européens (NOW-Equal) sont préparés et obtenus entre 1997 et 2001. La question du temps de travail en constitue la colonne vertébrale.
En 2000, Rennes reçoit l’Olympe d’or de l’égalité et, simultanément, le maire se voit confier, par le ministre délégué à la Ville, un rapport sur le temps des villes. Il y pointe les désynchronisations des temps sociaux touchant les populations les plus « fragilisées », dont les femmes. Le temps y est défini « comme un bien individuel et collectif qui doit devenir l’objet d’un projet politique, d’un modèle de civilisation urbaine à construire » (Hervé, 2001). Il préconise la mise en place, dans les grandes villes, de politiques des temps des villes, via l’instauration de bureaux des temps. À l’issue de ce rapport, un bureau des temps est créé à Rennes. Il est conçu sur le modèle d’une administration de mission, dont le rôle consiste à analyser, étudier, informer, sensibiliser et faire des propositions aux décideurs.
En 2001,la démarche d’égalité au sein de la ville est amplifiée par la création d’un mandat d’adjointe déléguée aux droits des femmes, à l’égalité et au temps de la ville attribué à Jocelyne Bougeard, militante venant de la société civile. En 2006, Rennes franchit un nouveau cap en signant la charte européenne pour l’égalité des femmes et des hommes dans la vie locale. Jocelyne Bougeard est présidente de la commission des élues locales et régionales du Conseil des communes et régions d’Europe5. En 2008, l’égalité professionnelle au sein de l’administration est renforcée par le label égalité professionnelle délivré par l’Association française de normalisation (Afnor). La ville de Rennes est la première collectivité territoriale à l’obtenir. Il a été renouvelé en 2011, témoignant de la qualité et de la permanence de sa démarche.
Au terme de ce long processus, les ségrégations entre filières ont-elles disparu? Les plafonds de verre se sont-ils brisés? Les écarts de salaire ont-ils disparu? La parité dans les instances de décision et de consultation s’est-elle généralisée? La tolérance zéro est-elle appliquée envers les discriminations directes, indirectes, le harcèlement sexuel?… En signant le nouveau contrat d’égalité le 7 décembre 2012, Daniel Delaveau, maire de Rennes (depuis 2008) a déclaré que des progrès avaient été réalisés mais que du chemin restait à parcourir dans le partage des responsabilités et des pouvoirs entre les femmes et les hommes dans la vie professionnelle et politique.
Au-delà de ces résultats, la politique rennaise de l’égalité professionnelle est intéressante parce qu’elle n’est issue d’aucune injonction juridico-administrative. L’égalité professionnelle quasi obligatoire pour les entreprises privées de plus de 50 salariés ne l’est pas encore pour les fonctions publiques en dépit du principe général figurant dans les statuts de 1983 et 1984. L’engagement est politique et se nourrit depuis plus de 20 ans d’une articulation vertueuse entre vouloir, pouvoir et savoir. À l’origine, des femmes engagées dans la conquête de leur émancipation et celles des autres ont déplacé les angles d’observation, élargi le corpus de connaissances, confronté des perspectives, se sont heurtées à des obstacles, en ont contourné certains, ont été vaincues par d’autres et au final ont développé une compréhension approfondie des relations sociales et contribué à renforcer la démocratie locale.
Pour l’auteure de ce texte, l’égalité professionnelle à Rennes est un laboratoire vivant du savoir féministe qui se construit pas à pas, entre essai et erreur, à partir du mélange entre science, conscience et action.