de 1720
Jacques Gabriel, également désigné sous le nom de Jacques V Gabriel (cinquième du nom), est né en 1667 à Paris. Il est le descendant d’une famille d’architectes dont le premier représentant, François, travaille sur le chantier du château de Carrouges près d’Alençon entre 1578 et 1582. Élève et parent de Jules Hardouin-Mansart, il se forme auprès de son cousin Robert de Cotte avec qui il fait le voyage en Italie. Avant de lui succéder comme Premier architecte, Jacques Gabriel appartient au service des Ponts, et cette expérience d’ingénieur lui procurera plus tard un surcroît d’autorité. Gabriel marque de son empreinte la création de places royales comme celles de Rennes et de Bordeaux, premières villes de France où la statue de Louis XV se dresse jusqu’en 1792. Il œuvre aussi à l’édification des bureaux de la Compagnie des Indes à Lorient, au palais des États à Dijon, mais aussi à Blois, à Orléans et à La Rochelle où il donne les plans de la cathédrale.
L’évènement majeur de sa carrière est sans nul doute ce vaste chantier urbain où ses talents d’ingénieur, d’aménageur d’espace, d’ordonnateur de façades vont pour la première fois se déployer à l’échelle d’une ville et faire de JacquesV le référent en matière de modernisation des villes menées au siècle des Lumières à l’initiative des intendants royaux. En septembre 1725, Jacques V est mandaté par le Conseil du roi pour résoudre les problèmes que pose la reconstruction de la ville de Rennes, détruite par le terrible incendie de décembre 1720. Quand Gabriel est choisi, il n’ignore pas qu’il entre dans un jeu qui n’est pas aisé. En effet, il succède à un homme remarquable, l’ingénieur Robelin. Arrivé à Rennes en 1721, ce dernier a engagé un énorme travail de réflexion qui s’illustre par le plan d’une ville nouvelle, le redressement du cours de la Vilaine, la transformation des quartiers de la rive gauche et leur assainissement. Cependant, Robelin ne sait pas négocier et impose ses vues prospectives qui finissent par provoquer une vindicte universelle. Rallier du Baty, le maire « reconstructeur », se rend à Paris en 1724 afin de demander sa tête ; des propriétaires ulcérés par les normes rigides du remembrement proposé écrivent, dans une supplique au roi, que l’ingénieur a allumé « une espèce d’incendie presque aussi funeste que le premier ». Acculé, Robelin ne peut plus tenir cette place et la communauté de ville est soulagée d’apprendre la nomination de Jacques
Gabriel pour lui succéder. Gabriel se garde bien de juger le plan de son prédécesseur qu’il qualifie de « beau et bien percé ». Plus souple, notamment à l’égard des entrepreneurs, l’architecte comprend qu’il ne faut pas franchir certaines frontières. De ce fait, il concentre les efforts de reconstruction sur la partie incendiée et rejette toute intervention dans la « nouvelle ville » au sud de la Vilaine où Robelin avait imaginé implanter l’importante juridiction du présidial.
Gabriel commence les travaux de reconstruction avec l’aménagement d’une place royale au-devant du Parlement de Bretagne. Directement inspirée des travaux de Jules Hardouin-Mansart à Paris (actuelle place Vendôme, 1699), cette place à programme, vaste quadrilatère qui ouvre la ville, est conçue à l’échelle de la façade du palais dessinée par Salomon de Brosse un siècle auparavant. Elle résume, à elle seule, cette maxime esthétique du 18e siècle : « l’unité règne en la diversité ». Toutefois, Gabriel supprime la terrasse et l’escalier de la façade afin de garantir une meilleure harmonie de l’ensemble. Cette décision ne se fait pas sans heurts : l’architecte rappelle à l’intendant qu’il n’a pu imposer ces transformations qu’en se « raidissant contre les différentes oppositions » et il en profite pour conseiller à son interlocuteur [représentant du roi dans la province] d’en faire de même ! La vocation royale de la place (qui ne sera réellement achevée qu’au début du 19e siècle) s’affirme en 1726 lors de l’inauguration de la statue équestre de Louis XIV, coulée à la fin du 17e siècle par Antoine Coysevox.
La deuxième opération importante conduite par Gabriel est l’aménagement d’une place neuve où le beffroi et le présidial doivent trouver place. Le premier dessein de l’architecte est de proposer une tour beffroi isolée d’un ensemble de bâtiments où des commerces occuperaient les rez-de-chaussée. Cette idée enchante alors la communauté de ville attachée à la force symbolique du beffroi et pour lequel elle avait exigé la reconstruction, le précédent situé près du Champ-Jacquet ayant disparu dans l’incendie. Finalement, Gabriel se ravise et préfère une réponse globale plutôt que fragmentée. Ainsi, il réunit dans un même édifice communauté de ville et présidial et cherche avant tout à composer l’espace à l’aide de masses solidement intégrées. Les premières élévations et plans n’étant pas satisfaisants, l’intendant demande, en 1730 à l’adjoint rennais de Gabriel, Le Mousseux, de réviser le sens utilitaire du projet. La copie qui en sort est celle que nous connaissons : la communauté de ville intègre l’édifice en pendant du présidial, le tout rythmé par un beffroi central.
Ce qui est frappant, c’est la solution inventive et le style élégant de la façade qui, au lieu de fermer l’espace oriental de la place, vient au contraire l’animer en créant un ensemble décoratif. Un souffle baroque anime le bâtiment qui semble onduler dans sa partie centrale. Le génie de Gabriel est d’avoir raccordé les deux pavillons à chaque extrémité avec ses ailes en quart de cercle, inspirées du Collège des Quatre-Nations à Paris (actuel Institut de France, Le Vau 1662), ou encore de l’église Sainte-Agnès de la place Navone à Rome, visitée par Gabriel et Robert de Cotte lors de leur voyage en Italie.
Enfin, le bulbe qui coiffe la tour, en vogue à l’époque en Italie et en Europe centrale, apporte cette silhouette si particulière à l’hôtel de ville de Rennes. L’empreinte de Gabriel se lit aussi au travers du décor architecturé classique composé de bossages, colonnes, frontons, sans oublier les mascarons qui viennent orner les clés d’arcades du rez-de-chaussée. Tout concourt à mettre en exergue la partie centrale, traitée tel le soubassement de la tour de l’horloge, et qui sert d’écrin à l’effigie de Louis XV sculptée par Lemoyne et inaugurée en 1754. Ainsi, la symbolique du pouvoir municipal et du présidial se trouvaient-elles encadrées et tempérées par la personne du souverain. Face à ce nouvel édifice, Gabriel avait prévu la construction de l’hôtel du commandant qui, faute de moyens sonnants et trébuchants, restera à l’état de plan dans les cartons. L’objectif de l’architecte-urbaniste était ici de distinguer la hiérarchie des pouvoirs au travers des deux actuelles places du Parlement et de l’Hôtel de Ville. À sa mort en 1742, c’est son fils Ange-Jacques Gabriel qui supervise les travaux engagés par son père. Il sera, de la dynastie, probablement l’architecte le plus illustre dont le nom est associé, entre autres, à la construction du Petit Trianon à Versailles et à l’aménagement de la place Louis XV (actuelle place de la Concorde) à Paris.
Jacques V Gabriel a légué à Rennes un cœur de ville rénové qui constitue encore un ensemble urbain d’une grande homogénéité. Dès l’origine, ces espaces commodes ont été pensés pour l’agrément des citadins : ils se prêtent à la promenade, au déploiement des fêtes mais sont aussi des lieux dévolus aux manifestations publiques. Nous devons à Gabriel ce plaisir de déambuler au cœur du centre-ville : il a su « coudre » ensemble et par l’aménagement de places intermédiaires (Saint-Sauveur, Calvaire), les quartiers réchappés de l’incendie aux nouveaux immeubles d’habitation qui ont vu naître la copropriété. Gabriel a su avec maîtrise et réalisme, modeler la ville et lui donner des édifices publics, et une place du Parlement qui font sa renommée.