L’histoire de la dynastie familiale des Blayau épouse un certain nombre de mutations de la société bretonne. Comment marque-t-elle de son empreinte l’espace local ? Reposant sur des fondements radicalement différents, ces trajectoires donnent à voir une tranche de l’histoire de l’espace local et régional. Sur le plan des engagements, ces trois hommes investissent des domaines bien différents, partageant un même désir de transformation du réel et d’exercice d’un pouvoir responsable
Dense, le parcours politique de Louis Blayau (le militant), instituteur caractérisé par ses engagements dans la mouvance laïque comme dans la Résistance, est placé sous le signe du socialisme, dont il est un des principaux représentants à Quimper. La trajectoire ascendante de Noël Blayau (l’universitaire), du syndicalisme étudiant à une position socialement établie de professeur d’université, contrairement à celle de son père, délaisse plutôt l’arène des combats politiques pour s’affirmer comme un intellectuel engagé dans la cité rennaise.
Son fils, Pierre Blayau (le capitaliste) entame une carrière de haut dirigeant dans les grands groupes industriels français. « Patron de gauche », en butte à des gestions économiques qui laissent peu voir sa fibre sociale et son inclination politique, ce grand commis de l’État se fait aussi connaître en tant que dirigeant dans le monde du football professionnel.
Le nom de Pierre Blayau est loin d’être inconnu à l’échelle nationale. Son parcours est largement associé à celui de la famille Pinault, dont il est un intime depuis les années 1990. Partageant le même attachement au terreau local, Pierre Blayau et François Pinault verront leurs chemins se croiser souvent, de la métropole régionale où ils puisent leurs racines familiales aux cercles économiques du pouvoir, à Paris. De par les multiples facettes de sa trajectoire, Pierre Blayau appartient au petit milieu des personnalités incontournables originaires de Rennes : pur produit des grandes écoles (Normale sup, Sciences Po, ENA) ; patron respecté dont la carrière le mène du capitalisme d’État à la direction de puissants groupes industriels français ; passionné de ballon rond occupant à plusieurs reprises des responsabilités de premier plan dans le monde si particulier du football professionnel.
Le portrait de ce grand commis de l’État, qui a conservé des attaches fortes avec sa ville natale, a été maintes fois brossé. Rappelons à grands traits quelques étapes marquantes de cette figure influente, qui a su se positionner au cœur de certains réseaux du pouvoir économique.
Avant de fréquenter les lieux prestigieux de fabrication des élites françaises, Pierre Blayau, né le 14 décembre 1950, bénéficie à plein d’une exception régionale bretonne, celle de « l’excellence du modèle scolaire breton ». Germaniste émérite, bachelier au lycée Chateaubriand à Rennes, il gravit une à une les marches de la sélection méritocratique des élites nationales, quittant sa région pour suivre le cursus de Normale sup et Sciences Po, avant d’intégrer l’École nationale de l’administration (ENA), au sein de la promotion Mendès France en 1978.
Inspecteur des finances, il exerce dans un premier temps les fonctions de directeur du plan chez SaintGobain (1982-1984). C’est l’époque de l’alternance politique, après la victoire de François Mitterrand, qui, à contre-courant de l’ère néolibérale, initie une politique keynésienne scellée lors de l’union de la gauche, avec son lot de nationalisations d’entreprises. C’est Alain Minc, qu’il a côtoyé à l’inspection des finances, qui souffle son nom à Roger Fauroux. Directeur financier (1985), directeur général (1987) et président (1991) de la filiale Pont-à-Mousson de Saint-Gobain, il rejoint ensuite le directoire du groupe Pinault-Printemps-Redoute. Entre 1993 et 1995, à l’heure de la seconde cohabitation de la présidence Mitterrand, il s’occupe de deux fleurons du groupe de l’homme d’affaires rennais : la Fnac (président en 1994-1995) et La Redoute (président en 1994). Il s’affirme comme l’un des hommes de confiance de François Pinault, dont l’inclination politique penche en faveur du RPR… Mais il n’est guère question de politique en la matière.
Président du directoire (1996) puis PDG de Moulinex (1997-2000), Pierre Blayau impulse une politique économique drastique dans un contexte de crise majeure de l’entreprise d’électroménager en 1998-2000, qui aboutit au contrôle de Moulinex par le groupe ELFIBrandt, avant un dépôt de bilan en septembre 2001 aux conséquences sociales dramatiques. Sur fond d’une intense conflictualité sociale, son départ au printemps 2000 se double d’une déchirure personnelle douloureuse, en raison de démêlés judiciaires. Il rebondit à Géodis, filiale transports et logistique de la SNCF en janvier 2001 puis à Aréva en 2006 devenant président du conseil de surveillance de l’entreprise nucléaire (juin 2013-novembre 2014).
N’ayant jamais caché sa sensibilité de gauche, Pierre Blayau, haut fonctionnaire, développe une vision colbertiste d’un État acteur, arbitre et stratège, qui se doit d’impulser une politique industrielle de grande ampleur, comme l’écrit le journal Le Monde dans son édition du 22 juin 2013. Il fait partie de ces grands patrons de gauche, qui s’accommodent de l’économie de marché à l’heure des mutations d’un capitalisme transnational, au même titre que les énarques Frédéric de Saint-Geours ou Louis Schweitzer. Remplacé par Philippe Varin à la fin de l’année 2014, Pierre Blayau est nommé président du conseil d’administration de la Caisse centrale de réassurance.
Proche de François Pinault depuis le début des années 1990, il s’affirme comme un acteur central du paysage footballistique français. Actif dans les réseaux qui gravitent autour de l’AS Nancy Lorraine, il est président du Cercle Sportif de Blénod et Pont-à-Mousson (1987- 1993), club qui évoluait en D2 en 1982. Footballeur à ses heures perdues, joueur du Variétés club de France, Pierre Blayau participe aux travaux du comité d’organisation de la Coupe du monde 1998, une réussite à tous les points de vue. Dans la foulée, il prend la présidence du Stade Rennais (1998-2000) durant les années Paul Le Guen.
Après un maintien tardif, acquis au forceps dans le dernier quart d’heure de l’ultime rencontre de championnat, face à Toulouse, il émerge comme l’homme de confiance du nouveau propriétaire du club, François Pinault, détenteur des 2/3 du capital du Stade Rennais. Auréolé du succès d’une saison inaugurale terminée à la 5e place (période Christophe Le Roux, Shabani Nonda), suivie de la réception en Intertoto de la Juve de Zinédine Zidane, il mène une politique massive d’investissements financiers qui s’avèrent décevants sportivement (transferts des Brésiliens Severino Lucas, Luis Fabiano). Visant à faire grandir le club en accéléré, le premier projet du Stade Rennais de l’ère Pinault, porté par Pierre Blayau, s’interrompt brutalement avec son départ en octobre 2000 et se recentre sur le centre de formation et la recherche d’une identité régionale.
Durant cette période, il est aussi trésorier de Ligue de football professionnel (LFP), instance dirigée par Frédéric Thiriez (ENA, promotion 1977), adhérent du Parti socialiste unifié (PSU) en 1968 puis du PS entre 1974- 1988, passé successivement par les cabinets ministériels (Gaston Defferre, Michel Rocard, Louis Le Pensec).
Pierre Blayau connaît une seconde expérience à la tête d’un club professionnel, en accédant à la présidence du PSG (mai 2005-juin 2006). Dernier président délégué du PSG de l’ère Canal +, il est remplacé par Alain Cayzac, du fait de la vente du club par la chaîne cryptée au groupe américain Colony Capital.
Chevalier de légion d’honneur et officier de l’ordre national du mérite, Pierre Blayau figure à nouveau parmi les membres du comité d’organisation de l’Euro 2016 en France, compétition pour laquelle la ville de Rennes n’accueillera pas de rencontres.
Si Pierre Blayau évolue pour l’essentiel dans les sphères parisiennes où se forgent les décisions économiques stratégiques, son itinéraire dévoile un ancrage familial rennais, symbolisé la figure intellectuelle de son père, Noël Blayau.
Né le 5 janvier 1925 à Quimper, Noël Blayau effectue ses études au lycée La Tour d’Auvergne à Quimper, avant d’intégrer la khâgne du lycée Chateaubriand. Étudiant en histoire à la Faculté des lettres de Rennes, il appartient à cette génération étudiante numériquement et socialement étroite, qui découvre et pratique l’espace rennais. Le pôle universitaire s’apparente à un centre attractif qui domine les périphéries régionales. Typique du profil des étudiants bretons bien avant la démocratisation et la massification de l’enseignement supérieur (années 1960-1970), Noël Blayau fréquente la faculté des lettres, place Hoche, dans le Rennes de l’après 1945. S’ouvre alors un temps de l’engagement militant pour le père de Pierre Blayau. Président de l’Association générale des étudiants de Rennes (AGER) en 1947 puis vice-président de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), il appartient à la tendance minoritaire et de gauche de l’UNEF. En cette période de grand rafraîchissement des relations internationales, ces réseaux militants s’opposent frontalement à la majorité corporatiste et de droite qui domine les milieux syndicaux rennais. Mais ses engagements militants ne se poursuivent pas au-delà de la fin des années 1940, une fois réalisée la déconnexion avec les sociabilités estudiantines rennaises. Au contraire, un Michel Denis ou un Jean Mounier, parmi ses successeurs à l’AGER, de leurs responsabilités à l’UNEF jusqu’à la présidence de l’Université, contribuent à faire évoluer politiquement le lien singulier qui se noue entre la cité et l’espace universitaire. Un phénomène déterminant pour comprendre la rupture politique des municipales de 1977.
Les temps de la vie familiale et professionnelle éloignent Noël Blayau de Rennes pour plus d’une décennie. En 1949, il épouse Renée Collin (1928- 2014), agent d’assurances. Surveillant d’externat puis adjoint d’enseignement, il travaille successivement à Guingamp, Saint-Brieuc et Laval. Noël Blayau devient professeur certifié en histoire au collège de Redon, avant d’enseigner à l’École Normale de Laval. En 1961, il est reçu à l’agrégation d’histoire, faisant son retour au lycée Chateaubriand, en hypokhâgne puis en khâgne. Quelques années plus tard, son fils, Pierre Blayau y passe ses années de lycée puis intègre cette classe préparatoire littéraire. En 1964, il rejoint la faculté des lettres, devenant maître assistant en 1967.
Fils d’un directeur d’école, il achève sa carrière comme universitaire, reconnu dans son domaine de spécialité. En 1967, il soutient sa thèse de troisième cycle sur le Second Empire, s’intéressant à Billault, ministre de Napoléon III d’après ses papiers personnels (1805-1863), avant d’entamer une thèse d’État sur l’évolution politique et religieuse de l’Ille-et-Vilaine de 1902 à 1940, qui demeure inachevée.
Secrétaire de l’Association régionale des professeurs d’histoire-géographie (ARPHG) à partir de 1968, il devient en 1970 l’un des directeurs du Centre pédagogique régional (CPR) de l’académie de Rennes, succédant au géographe André Meynier. Une rue de Rennes, dans le quartier de l’Arsenal, porte désormais le nom de Noël Blayau.
Ainsi, la famille Blayau symbolise ces profils de néoRennais des années 1960, qui s’arriment au territoire de la métropole à l’issue d’un cursus d’études supérieures. Car les parcours de Noël et Pierre renvoient à la trajectoire d’un autre Blayau, Louis, archétype de l’instituteur engagé. Fils de Noël Blayau (bedeau) et de Marie-Noëlle Nours (ménagère) Louis Blayau, né le 15 juin 1892 à Saint-Jean-Trolimon dans le Finistère, est scolarisé dans les écoles laïques, avant d’intégrer l’École normale de Quimper. Instituteur, tout comme sa femme, il effectue sa carrière à Pont l’Abbé puis à Quimper.
Syndicaliste, il adhère à la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO). Mobilisé lors de la Grande Guerre, qu’il termine en tant qu’aviateur, il revient dans le Finistère viscéralement attaché au pacifisme. Candidat dans la 3e circonscription de Quimper (22 avril 1928), il arrive en 4e et dernière position (8.9 %), juste derrière le PCF et largement distancé par Georges Le Bail, député radical sortant enraciné depuis 1902 et Gabriel Queinnec, candidat conservateur de l’Union républicaine démocratique (URD), qui l’emporte assez nettement au second tour. En 1937, Louis Blayau se porte à nouveau candidat aux cantonales à Quimper. Devançant le candidat radical, signe de l’inversion du rapport de forces à gauche à l’heure du Front Populaire, il échoue au second tour face à son adversaire de droite dans un scrutin extrêmement serré (4 021 voix contre 4 187 voix). Secrétaire de la puissante section socialiste de Quimper, il fait partie des délégués du Finistère pour le congrès national de la SFIO en 1937, avant d’intégrer le bureau fédéral l’année suivante.
Investi dans la Résistance, au sein de Libération-Nord, il est chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire. Il contribue à relancer les filières militantes de la SFIO en 1945, occupant les fonctions de secrétaire de la section de Quimper. Lors des municipales de mai 1945, la liste unitaire SFIO-PCF, sur laquelle il figure, est mise en échec par celle du MRP, conduite par Yves Wohlfarth, syndicaliste de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), qui exerce les fonctions de maire jusqu’en 1947. Défait aux cantonales de 1945, Louis Blayau figure en 3e position sur la liste SFIO (deux élus, Tanguy Prigent et Jean-Louis Rolland) pour les élections législatives de la première Assemblée constituante en octobre 1945. À partir de 1947-1949, son rôle politique tend à s’effacer, la section socialiste de Quimper étant surtout animée par un de ses proches, Jean-Louis Faou, pilier de la FOL et des réseaux d’élus locaux de la SFIO. Durant sa retraite, Louis Blayau, engagé dans la constellation des différentes organisations laïques depuis les années 1920, occupe les fonctions de trésorier de l’Œuvre des pupilles de l’école publique du Finistère. Porteur d’une vision progressiste et émancipatrice du monde, il s’attache à la transmission des valeurs politiques qui guident ses engagements militants.
À rebrousse-temps, ce portrait de famille présente donc trois trajectoires dans un ordre antéchronologique, peu commun pour l’historien. Loin d’être antichronologique, ce qui serait un comble, ou d’élaborer un propos téléologique (une vision de l’histoire expliquant les faits passés par la fin ultime et présentant des processus inexorables et irréversiblement logiques), cette approche vise au contraire à déceler dans les racines familiales de Pierre Blayau, figure incontournable du paysage rennais, les clés de son parcours. Ainsi, ce regard sur une dynastie familiale donne à voir également une certaine histoire de la ville, du passé de ses figures contemporaines dans la complexité des réseaux et espaces investis.